Joan Amondi, Jean-Hervé Bradol, Vanja Kovacic & Elisabeth Szumilin
Joan Amondi est diplômée en littérature de l’université Moï d'Eldoret, au Kenya. Elle est intervenue comme interprète, traductrice et assistante de recherche au sein du Crash.
Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).
Vanja Kovačič est anthropologue de la santé. Chercheuse au Crash pendant plusieurs années, elle travaille actuellement à la Manson Unit de MSF UK.
PARTIE 2 : Sida ; de l’initiation des traitement à la fidélisation des patients
Jean-Hervé Bradol
Paris, février 2010
Une visite du projet MSF d’Homa Bay, province de Nyanza, Kenya, en juillet 2010, dans le cadre d’un travail commencé en 2009 sur l’avenir des projets sida de MSF, est à l’origine de ce texte. Depuis deux ans, les débats qui traversaient les équipes au sujet des orientations à choisir pour l’avenir avaient été tendus. Dans le groupe de personnes impliquées, au Kenya comme au siège parisien, des échanges vifs et parfois d’inutiles vexations avaient laissé des traces. Ce climat est en rapport avec l’âpre réalité des discussions au sujet des orientations à choisir et des enjeux de pouvoir que l’on retrouve dans toute institution. Cependant, la visite a été intéressante en raison de la volonté de tous d’éviter de transformer un débat intéressant en une série de querelles. Cela a permis au visiteur, en une dizaine de jours, de prendre connaissance des principales situations de travail et des problèmes qui se posaient aux équipes. L’auteur se rend au Kenya depuis une vingtaine d’années et visite depuis 1998 le centre de soins de MSF desservant la population du bidonville de Mathare, Nairobi, dont les activités sont aujourd’hui tournées vers la prise en charge du vih, de la tuberculose et des soins pour les femmes victimes d’actes de violences. Au cours de cette visite l’attention s’est centrée sur le projet d’Homa Bay qui couvre deux districts (Homa Bay et Ndhiwa) de la province de Nyanza. En effet, c’est dans la dynamique d’évolution de ce projet que se pose la question de la couverture par des soins contre le vih de l’ensemble des individus éligibles d’un point de vue médical.
La trame des discussions internes portant sur l’avenir des projets vih s’était tissée à partir de quelques sujets que l’on peut regrouper en trois chapitres : le contexte (local, national et transnational) du travail de MSF, le choix du rôle que l’association entend jouer dans la lutte contre le vih et les modalités de la gestion de ses projets sida. Au retour à Paris, le défi était non d’aborder l’ensemble des problèmes mais d’examiner certains éléments importants et récurrents dans les discussions à ce sujet, en essayant de reformuler les termes du débat afin de le sortir de certaines impasses.
Un projet de terrain est un ensemble d'activités répondant à des objectifs dans un lieu ou une institution donnée (par exemple un département, une ville, un camp, un hôpital ou toute autre institution médico-sociale).
Chaque projet de terrain est mené par une équipe, nationale et internationale, sous l'autorité du coordinateur de terrain. À l'échelon national, les projets sont sous l'autorité de l'équipe de capitale dirigée par le chef de mission. À partir du membre de l'équipe de terrain, il existe une double chaîne hiérarchique : d'une part politique (coordinateur de terrain, chef de mission, responsable de programme du desk, directeur des opérations, directeur général, présidence et conseil d'administration) et d'autre part professionnelle (par exemple, médecin, coordinateur médical de terrain, coordinateur médical de capitale, médecin référent du desk, directeur médical).
Le desk est une subdivision du département des opérations placée sous l'autorité de la direction des opérations. Il est chargé d’orienter les projets, d'arbitrer les choix d'activités et d'assurer leur suivi à partir du siège. Il est dirigé par un responsable de programme et réunit plusieurs représentants des métiers qui concourent à la réalisation des opérations (techniques médicales, ressources humaines, administration, logistique). Voir en annexe la fiche projet Kenya, 2010.
LE CONTEXTE LOCAL, NATIONAL ET TRANSNATIONAL
LA PANDÉMIE VUE DU KENYA
L’enquête nationale de 2007 indiquait déjà pour la population adulte du Kenya (15 à 64 ans) une prévalence moyenne un peu supérieure à 7 %. Mais, dans la province de Nyanza, elle était de 15% et de moins de 1 % dans la province du Nord-Est. Dans une province le sida est une catastrophe sanitaire, dans l’autre une maladie parmi d’autres. Dans certains lieux, l'épidémie n’a jamais pris une dimension dramatique. Au Kenya, comme dans d’autres pays, des situations catastrophiques persistent et affectent de larges segments de la population adulte de zones à forte prévalence et des groupes d’individus dont les pratiques spécifiques augmentent le risque qu’ils soient infectés et les éloignent des possibilités de recevoir des soins en raison de la réprobation qu’elles suscitent (ex : hommes ayant des relations sexuelles avec d'autres hommes, prostitué(e)s, usagers de drogues…). Mais le décalage entre les ressources disponibles et le grand nombre de cas, ou encore les refus de soins en raison de la stigmatisation de certains modes de vie ne sont pas les seuls mécanismes qui conduisent à l’exclusion des soins. Les patients qui font face à des formes sévères de la maladie et les enfants dont les besoins ne sont pas identiques à ceux de la majorité des malades, constituée d’adultes, sont pénalisés par une offre de soins peu adaptée à des protocoles plus complexes et plus coûteux.
Le terme de pandémie, une épidémie progressant dans un cadre géographique très large, sur plusieurs continents, est une figure de la mobilisation sociale et politique nécessaire à la réponse aux épidémies plutôt qu’un concept épidémiologique solide. Faut-il prendre en compte la proportion de la population mondiale atteinte ? La mortalité et la morbidité induites ? En 2009, sommées de produire une définition précise du terme pandémie lors de la polémique portant sur les dépenses publiques occasionnées par la réponse aux épidémies de grippe A H1N1, les autorités médicales, OMS en tête, étaient bien en peine de répondre. Les usages politiques et militants du mot pandémie suggèrent qu'une même réalité engloberait les différentes épidémies, qu'un fil invisible relierait l'habitué des backrooms de San Francisco à celui des bordels de Kinshasa. D’un point de vue politique, il est indéniable que le sentiment de partager le même sort face à la maladie a ouvert la voie à la solidarité internationale. Cela a contribué à l’élargissement de l’accès aux soins qui était initialement réservé à quelques privilégiés : les malades des pays à haut revenu. Mais l'expérience de l’infection par le même virus ne crée pas pour autant une communauté d'intérêts, voire de destin, entre des individus si éloignés et des situations sociales si différentes. À l’intérieur d’un même pays, le profil épidémiologique et la vie quotidienne d’une population d’usagers de drogues intraveineuses différencient ces derniers par rapport au reste de la population séropositive.
LE RYTHME D’ACQUISITION DES CONNAISSANCES ET L’ÉVOLUTION DES FINANCEMENTS
Un des arguments soulevés pour convaincre les donateurs de poursuivre leur effort est l’urgence de la situation opposée à la lenteur et à la faiblesse de la réponse. Le fait que les produits et les protocoles disponibles ne permettent ni d’enrayer la transmission de la maladie ni de traiter l’ensemble des malades alimente le sentiment que la recherche n'avance pas. Pourtant, depuis la définition d’un nouveau syndrome (1981), l'acquisition de connaissances et de savoir-faire a été rapide. Peu après, on comprend que la maladie est due à un virus (1982) appartenant à la famille des rétrovirus (1983). Le virus est cloné et son génome est décrypté (1984). Rapidement, un premier test biologique confirmant le diagnostic est disponible (1985) et l’activité d’un premier médicament, zidovudine (AZT), est établie (1987). Un traitement, les trithérapies, capable d’allonger la durée de vie de plusieurs années, est identifié (1996). En une dizaine d’années (2001-2010), 5 millions de personnes sont traitées avec des antirétroviraux bien que l’immense majorité d’entre elles vive dans des pays à revenu faible ou intermédiaire.
Les trois décennies écoulées ont vu se multiplier initiatives préventives et curatives à une échelle et à un rythme inédits dans l'histoire de la santé publique. Doit-on pour autant conclure que la maîtrise et la puissance de la biomédecine sont aujourd'hui si grandes que les décennies suivantes seront marquées par des évolutions aussi profondes et aussi rapides ? L’arrivée des premières trithérapies sur les terrains de MSF, à peine cinq ans après la démonstration de leur efficacité, est remarquable. Les délais sont d’ordinaire plus longs et attendre au moins une vingtaine d’années avant de pouvoir bénéficier d’un nouveau traitement est banal pour les médecins humanitaires. Si des pas importants ont été franchis, il n’existe toujours ni vaccin pour prévenir l'infection, ni médicament capable d'éliminer totalement le virus de l’organisme. Les outils de la prévention et du traitement diminuent le nombre de nouveaux cas et ralentissent l’évolution de l’infection. Mais ils demeurent peu adaptés aux circonstances de la vie des patients et de l’exercice professionnel des soignants des pays les plus affectés. Dans le cas du Kenya, le simple fait que 270 000 patients aient été placés sous antirétroviraux, en quelques années, est une illustration de la cadence et de l’ampleur des changements d’autant que la prise en charge de pathologies chroniques était jusqu’alors peu développée dans le secteur public de soins du pays.
En juillet 2010, les résultats de la dernière enquête nationale de séroprévalence commençaient tout juste à circuler. Les Nations unies citaient le Kenya en exemple car la prévalence de l’infection chez les jeunes, âgés de 15 à 24 ans, avait diminué entre 2007 et 2010, permettant ainsi d’atteindre les objectifs fixés par les États bailleurs de fonds. La communication de ces résultats encourageants par les Nations Unies suggérait que le Kenya était à la pointe de la lutte contre la pandémie. Dans un contexte international de fléchissement de la volonté des bailleurs de fonds, l’intérêt était évident d’affirmer par l’exemple de l’adhésion d’une partie de la jeunesse kenyane aux mesures préventives que la campagne mondiale de lutte contre le vih remportait des victoires.
Les demandes répétées de la Campagne d’accès aux médicaments essentiels (Came) aux équipes du Kenya de fournir un un cas exemplaire sur le terrain des conséquences pour les malades de la diminution des fonds disponibles, sont un autre exemple de l’empreinte d’une stratégie mondiale sur la réalité locale. En réalité, jusqu’à présent le Kenya ne manque pas de fonds mais rencontre plutôt des difficultés à employer l’argent disponible et à justifier l’usage de certaines sommes déjà dépensées : « Kenya’s three Round 2 grants have reached the end of their 5-year terms, with a total of 47% ($67 m.) of the agreed Phase 1+2 funding undisbursed and no longer available….Audits at the end of 2004, 18 months into the Round 2 grants, showed that 99% of the $7 million disbursed by then was unaccounted for. In August 2008, the Global Fund still listed those audit queries as being unanswered. ».Bernard Rivers, Aidspan, Problems with Kenya’s Global Fund Grants. This paper was presented at a retreat of the Kenya Country Coordinating Mechanism meeting, Naivasha, 19-21 February 2009, p. 1-2. Le Kenya n’est ni à l’avant ni à l’arrière de la lutte contre la pandémie mais tout simplement à une place, la sienne, qui ne peut se réduire à un point sur l’échelle numérique de suivi des indicateurs quantitatifs de la stratégie mondiale de lutte contre le vih. À force d’insistance, les équipes du Kenya ont pu faire valoir leur point de vue au siège de la Came et ont produit une communication publique limitée au pays mais en rapport avec les faits. Au même moment, partout ailleurs dans le monde, les services de communication de MSF étaient mobilisés pour dénoncer le manque de volonté des États bailleurs de fonds à l’occasion de la dix-huitième Conférence internationale sur le sida, organisée par l’International Aids Society, à Vienne en Autriche (juillet 2010). Comment des institutions de soins publiques, hier décrites comme très déficientes, pourraientelles aujourd’hui absorber sans encombre tout cet argent nouveau et le transformer en soins de qualité ?
L’exemple de la non-utilisation d’une partie des fonds internationaux affectés à la lutte contre le vih au Kenya venait rappeler une réalité non concordante avec le plaidoyer de MSF et devait être écarté de tout discours général portant l’intention de décrire les faiblesses de la réponse à la pandémie à l’échelle de la planète. Au début, l’information ainsi biaisée heurte car elle réduit un problème complexe à la seule « question de la volonté politique de financer la lutte contre le vih » de la part d'institutions étrangères au pays concerné. Mais si le caractère réducteur du message est relevé, il est néanmoins considéré comme utile à la cause défendue. À force de répétitions, le slogan militant prend l’apparence d’une vérité à partir de laquelle des décisions sont prises et des erreurs commises. Pourtant, les praticiens savent que l’argent seul ne fait pas la Santé et que l’acquisition de nouvelles connaissances scientifiques ainsi que le développement de fortes mobilisations sociales et politiques sont indispensables à la réalisation de progrès de santé publique.
COMPRENDRE LES MALADES ET ÊTRE COMPRIS D’EUX
Une enquête anthropologiqueVanja Kovacic, Access for more – Overcome barriers to access to HIH/AIDS care in Homa Bay district, Kenya. Phase 1, June 2010, Homa Bay, Kenya. Une enquête qualitative a été menée à l’aide d’entretiens approfondis dans la langue des patients. La cinquantaine de patients interviewés est composée d’adultes des districts d’Homa Bay et Ndhiwa suivis à la clinique B de l’hôpital de district d’Homa Bay (gérée par MSF) au cours de l’année précédente. Une trentaine de membres de l’entourage des patients susceptibles d’avoir de l’influence sur leurs décisions ont également été interviewés : praticiens de la médecine traditionnelle, guérisseurs religieux, phytothérapeutes, matrones, responsables religieux, membres de l’entourage des patients, chefs de village.a été réalisée d’avril à juin 2010 afin de comprendre pourquoi certains patients recevaient un traitement trop tardivement, alors que leur immunité s’était déjà bien dégradée (lymphocytes T4 inférieurs à 100 par mm3, stade 3 et 4 de la classification clinique de l’OMS).
Outre cet objectif, l’enquête poursuivait plusieurs autres buts : comprendre comment la « communauté Luo » percevait l’épidémie à vih, déterminer l’impact socio-culturel de cette dernière et apprécier les éléments de la culture Luo qui favoriseraient la transmission du vih. Les commanditaires de l’enquête, les responsables opérationnels de MSF à tous les échelons (siège, capitale du pays et projet Homa Bay), souhaitaient acquérir des connaissances sur les perceptions et les motivations des malades afin d’influencer des changements d’attitude et de comportement .
L’exploration des raisons pour lesquelles les patients consulteraient tardivement amène à se demander comment définir le « bon moment » pour démarrer une trithérapie. Dans l’idéal des promoteurs des soins contre le vih,Towards universal access: scaling up priority HIV/AIDS interventions in the health sector : progress report 2009, UNAIDS, UNICEF & WHO, Genève, 2009. http://msf.fr/cms/filemanager/files/No%20Time%20To%20Quit%202.pdf chaque adulte devrait faire volontairement un test de dépistage chaque année. En cas de positivité, l’espoir est que le patient suive les consignes pour éviter de transmettre la maladie à autrui, qu'il favorise le dépistage de ses proches et débute un traitement antirétroviral « au bon moment », c’est-à-dire avant l'effondrement de ses défenses immunitaires. Plusieurs problèmes surgissent à l’énoncé de cet idéal.
Le « bon moment » évoqué par les soignants n’a cessé de changer en quelques années. Au début de la prescription de trithérapies (2001), les traitements étaient rares et en priorité réservés à ceux dont on dit aujourd’hui qu’ils arrivent trop tard. La situation d’une partie de ceux qui arrivent aujourd’hui « au bon moment » évolue puisque le seuil de lymphocytes T4, en dessous duquel la prescription d’antirétroviraux s’impose, vient d’être relevé. En clair, on demande aux patients de venir plus tôt. S’ils arrivent au « bon moment » aujourd’hui, ils seront bientôt en retard. Le « bon moment » dépend à la fois de l'état des connaissances médicales et de la capacité des services à délivrer les soins. Les deux évoluent en permanence. En conséquence, les critères pour initier une trithérapie ont souvent changé au fil du temps : d'une période initiale marquée par la pénurie de traitements où les cas les plus graves étaient prioritaires, à la période actuelle de plus grande disponibilité où les soignants souhaitent commencer plus tôt la trithérapie. Outre sa connotation péjorative à l’encontre des patients, l’expression « patients qui arrivent tard » ne possède pas une définition assez stable pour éviter que la confusion ne s’installe dans les esprits. À titre de comparaison, en 2010, les autorités sanitaires françaises estiment qu’un tiers des patients vih se présentent « trop tard ». Pourtant doté de moyens considérables, un système de santé parmi les meilleurs au monde ne peut produire des patients disciplinés au point d’être d’une parfaite ponctualité. En comparaison, au premier trimestre 2010,Quarterly report on medical activities – Kenya Programs First quarter 2010: January – March. à Homa Bay, 56 % des traitements sont débutés au « bon moment » chez des personnes qui sont au stade 1 & 2 de la classification clinique de l’OMS.
Stade clinique des nouveaux patients HIV
N | Proportion (%) | |
Stade 1 | 152 | 30 |
Stade 2 | 133 | 26 |
Stade 3 | 192 | 38 |
Stade 4 | 33 | 6 |
Total | 510 | 100 |
Signalons, à titre de point de repère au sujet des limites des enquêtes qualitatives, les conclusions d’une enquête Pierre Mazet, Motifs de participation et de non participation au dépistage du cancer. Enquête qualitative auprès des habitants de deux territoires de l’agglomération grenobloise, Étude n°33, Grenoble, Odenore, décembre 2009.réalisée en France pour connaître les Motifs de participation et de non participation au dépistage du cancer : « Un certain nombre de registres de justification et de motifs d’explication apparaissent qui permettent d’éclairer la décision menant à la réalisation, ou non, des tests de dépistage : le rapport à la santé et au corps, le jugement quant au principe de la prévention, le fait d’avoir été touché par la problématique du cancer, la confiance dans le médecin, la peur de savoir, le fait de recevoir une « lettre d’invitation » de l’organisme en charge de la lutte contre le cancer, etc. Mais la manière dont les individus se rapportent ou se positionnent par rapport à ces facteurs explicatifs est toujours singulière. Et c’est toujours ce rapport spécifique qui explique pourquoi les individus passent à l’acte ou non, s’engagent ou non dans le dispositif de prévention. »
Il serait mieux adapté de se poser la question des difficultés survenant dans la relation entre patients et soignants sans préjuger de qui est en avance et qui en retard. Pour décrire les attitudes des patients face aux offres de soins, il est possible d’utiliser une catégorisation économique et sociologique Observatoire des non-recours aux droits et services http://odenore.mshalpes.fr/documents/WP1definition_typologies_non_recours.pdf.issue de l’étude du non-usage d'aides sociales par des individus éligibles. Cette catégorisation distingue trois situations types : ne pas avoir connaissance de l’existence de l’aide ou de son éligibilité (non-connaissance), avoir connaissance de l’aide mais choisir de ne pas faire la demande (non-demande) ou encore avoir fait la demande et ne pas avoir reçu le service (non-réception). L’examen des données collectées par l’enquête anthropologique à Homa Bay suggère que les raisons du non-usage des soins vih relèvent souvent de la non-réception. Poussés par leurs symptômes, tous les patients avaient consulté 6 fois sur 10 auprès de représentants des services publics de santé et 4 fois auprès d’autres praticiens se situant le plus souvent en dehors du cadre de la biomédecine. Cela ne signifie pas que la non-demande n'ait pas joué de rôle dans le non-usage des soins. Mais le fait est que les patients ont tous cherché à consulter. Ni l’un ni l’autre des deux secteurs de soins, biomédical ou non, n’ont permis au patient d’obtenir un diagnostic et un traitement appropriés, en un temps raisonnable, malgré la fréquence de la maladie et sa sévérité. En considérant les parcours de soins de la cinquantaine de patients étudiés, il faut attendre la quatrième consultation pour que la moitié des patients soit diagnostiquée alors que l’infection touche 20 % des adultes dans cette région. Un peu plus d’un patient sur dix aura dû faire sept tentatives avant que le diagnostic ne soit posé et le traitement démarré.
L’enquête anthropologique explore aussi la relation entre culture Luo et transmission du vih. La question avait déjà été abordée dans le rapport de la Chef de mission en exercice de 2003 à 2007 : « Luos don’t circumcise as an exception among Kenyan tribes, they are also polygamous (60% of families in Rusinga highland in 2001). These two HIV transmission factors are combined with others such as, the consequences of persistent women inheritance culture, a cultural early sexual relationship before marriage (traditionally tolerated in development and currently an accepted behavior by majority of Luo men) in addition to prostitution due to modern life and poverty (young widows refusing being inherited or non married young women seeking for a livelihood). Prostitution is especially common along the lake shore where young fishermen benefit regular cash income. These factors have made the local Luo society highly vulnerable to sexually transmissible diseases. This accumulation of risk factors explains why HIV prevalence can reach up to 40% among adults in some areas of Nyanza ».
Appartenance et identité tribales ont conservé une importance considérable dans la vie sociale et politique du Kenya contemporain. Jusqu’aux dernières élections de nombreux Luo ne se reconnaissaient pas dans le gouvernement du pays. Or Homa Bay est une région où les Luo sont majoritaires et où la prévalence du vih est trois fois supérieure à la moyenne du pays. Dans ce contexte, l’inclination spontanée des promoteurs de la lutte contre le vih est d’affirmer l’existence d’un lien entre la sévérité de l’infection dans cette région et les pratiques sexuelles considérées comme relevant de la culture Luo. Deux de ces pratiques, dont le lévirat (l’obligation pour un homme et sa belle-sœur veuve de se marier), sont mentionnées par les acteurs de la lutte contre le sida comme favorisant la transmission du virus. Elles sont toutes deux en rapport avec la reprise des relations sexuelles d’une veuve ou son remariage. Peutêtre existe-il une relation particulière entre culture Luo et transmission du virus mais elle ne trouve pas d’argument probant dans la simple évocation des aspects de la tradition qui régissent les activités sexuelles lors du veuvage. L’adhésion à une anthropologie d’inspiration culturaliste n'est pas la seule influence expliquant que la culture Luo soit pointée du doigt. Au sein des organismes de lutte contre le sida, la conviction que l’inégalité de genre pèse sur la transmission du virus est très répandue. Les données épidémiologiques kenyanes de prévalence du vih selon le genre confortent l’opinion que les femmes sont en position défavorable lors de la négociation des relations sexuelles et de leurs modalités (par exemple l’usage du préservatif). Mais si les veuves reprenaient leurs activités sexuelles en dehors des règles rapportées à la culture Luo, rien n’indique que la probabilité qu’elles participent à la transmission du virus serait plus faible. L’épidémie de vih apparaît parfois comme un effet d’aubaine à ceux qui souhaitent faire évoluer les traditions tribales et les relations de genre. En effet, les discours militants résistent difficilement à la tentation de renforcer un point de vue « modernisateur » ou féministe en le déclarant meilleur pour la Santé.
Délestés de présupposés au sujet du « retard » des malades, des effets néfastes pour la Santé de leur culture et de leurs relations de genre, les travaux d’anthropologie de MSF pourraient approfondir l'examen de la relation entre patients et soignants en s'appuyant sur une littérature déjà abondante et l'examen des données relevées à Homa Bay. Le but est d'identifier les paramètres déterminants de la réussite du traitement à vie d'une pathologie mortelle en cas d’interruption ou d’inefficacité de ce dernier. Notons que la revue de la littérature ne peut se limiter à celle spécifique au sida mais doit au contraire s’élargir aux spécialités médicales dont le suivi de malades chroniques est le quotidien.
Les expériences de la maladie et des traitements faites par les malades évoluent. À la fin des années 1990, les patients qui débutaient une trithérapie avaient fait l'expérience de symptômes douloureux et handicapants pendant de longues périodes. Ils avaient conscience d'être à proximité de la mort et ils avaient souvent assisté un de leurs proches en phase terminale. À la phase initiale du traitement, le patient vivait l'expérience de la disparition d'une bonne partie des symptômes et d'un retour vers la vie sociale antérieure.
Aujourd’hui, au Kenya comme ailleurs, progrès de la médecine aidant, la majorité des malades se voit proposer une trithérapie à la suite d'examens de laboratoire alors que les signes cliniques de la maladie sont mineurs ou absents. De plus en plus souvent, il est demandé au patient d'adhérer à un protocole de soins non pour atténuer ses douleurs et retrouver son autonomie mais pour satisfaire à l'idée abstraite que, faute de corriger une anomalie biologique, il risque de ressentir dans quelque temps les effets d’une maladie, le sida, qui pourrait conduire à son décès en quelques années.
Par ailleurs, les premiers patients ont été accueillis dans des filières de soins innovantes et spécialisées dont les équipes soignantes étaient animées par un « esprit pionnier » propice à une approche empathique du patient. Le travail dit de conseil au patient avait dans ces dispositifs pilotes une importance considérable, il associait accueil chaleureux, transmission d’informations médicales et une injonction à la bonne observance des protocoles de soins. Ce travail de conseil thérapeutique explique en grande partie pourquoi des équipes soignantes en Afrique ont obtenu des résultats du même ordre, en termes d’observance et de survie, que ceux atteints en mobilisant des ressources beaucoup plus importantes dans les environnements les plus privilégiés (par exemple l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest). En effet, le succès des trithérapies n’est pas seulement celui d'un cocktail de molécules mais aussi celui d’une pratique médicale qui prend désormais le temps d’expliquer sa démarche au patient, qui l’encourage à poser des questions et vérifie par le dialogue que le malade et un membre de son entourage se sont bien appropriés les notions essentielles à la réussite du protocole de soins.
L’élargissement de l’offre de traitement s’est traduit par l’implication des personnels des ministères de la Santé qui disposaient de ressources moindres que celles détenues par les organismes qui avaient lancé les premiers projets pilotes. Une des premières victimes de cette pénurie de personnel est l’activité de conseil thérapeutique alors que cette dernière est plus que jamais essentielle à la réussite en raison de l’évolution du profil des patients. Notons qu'au Kenya le mot utilisé pour désigner les patients dans la société comme dans les institutions de soins est « clients ». Ainsi, lors de la visite d’un dispensaire engagé dans la décentralisation des traitements de l’hôpital de district vers les centres de soins périphériques, la remarque faite par le visiteur étranger à un collègue kenyan - « Here, this is not HIV friendly » - a déclenché un commentaire sans ambiguïté : « Kenya is not clients friendly ». Pourtant, l’un des enjeux de la prise en charge d’un malade chronique est d’éviter les ruptures de continuité des soins.
Pourquoi un patient demeurerait-il fidèle à un praticien qui le rudoie ? L’observation des consultations réalisées en dehors de la clinique B de l’hôpital de district, dans des centres de soins périphériques (par exemple Marindi, Ndhiwa, Rangwe), aide à prendre conscience des aspects décourageants pour les malades. Les périodes d’attente sont longues. Sans parler de confidentialité, la discrétion minimale n’est pas assurée et les dossiers des malades sont aisément accessibles. La consultation se résume à un ensemble d’actes administratifs alors que la porte de la salle d’examen est fréquemment ouverte par un membre du personnel pour une raison ou une autre. L’examen physique du patient est rarement pratiqué et le temps pour discuter manque autant que la formation des personnels pour apporter des informations pertinentes. A l’inverse, les entretiens réalisés auprès des patients de la clinique gérée par MSF (clinique B de l’hôpital de district) soulignent l’importance d’un accueil poli, pudique et pédagogique.
L’enquête anthropologique a mis en évidence la non-réception des soins quand ils ont été demandés. Elle indique aussi que les justifications de la non-demande, mise à part la peur de la mort, étaient la peur de perdre sa réputation et la peur des effets secondaires du traitement. Comment les conditions plus précaires de consultation qui accompagnent la décentralisation des soins peuvent-elles contribuer à rassurer les patients ? Cela n’a pas échappé à MSF qui tente de soutenir les équipes des centres de santé périphériques à l'aide d'une équipe mobile (clinicien, infirmier, conseiller) pour améliorer la prise en charge des malades. Mais l'impact de ce renfort utile est limité par les contraintes existantes, notamment l’instabilité des personnels du ministère et l’absence de locaux appropriés.
Le manque d’espace dédié manifeste à quel point la prise en charge de malades chroniques n’a jamais été un objectif important dans les pays où MSF intervient. Une bonne illustration de cette relation entre objectif des soins et architecture est fournie par l’exemple de l’hôpital de district de Chiradzulu au Malawi. Le plan du nouvel hôpital de district, inauguré en 2005, financé par l’Union Européenne, ne prévoit aucun espace pour les activités vih / sida alors qu’environ un adulte sur cinq est porteur du virus et qu’aujourd’hui 30 000 patients vih sont suivis dans ce district. Une partie des activités vih de l’hôpital de Chiradzulu se déroule dans les salles prévues pour la traumatologie. Dans l'hôpital de district d'Homa Bay, afin de pouvoir gérer les activités vih et tuberculose, de nouvelles constructions ont été nécessaires.
Nombre de patients sont des paysans pauvres dont la maladie vient aggraver les difficultés économiques en entraînant une baisse des revenus et des possibilités d’emprunt ainsi qu’une augmentation des dépenses. Il n’est pas demandé au patient de participation aux coûts ni pour les antirétroviraux, ni pour la consultation, ni pour une partie des examens biologiques. Mais cela ne signifie pas que la participation des patients n’est pas sollicitée (les frais de transport, le paiement des examens biologiques et des médicaments qui ne sont pas inclus dans les soins « gratuits »).
Un autre élément vient encore compliquer le tableau. Certes, une grande proportion des patients est désormais mise sous traitement avant que leur immunité ne soit trop dégradée. Mais cela ne fait pas disparaître pour autant tous les cas compliqués requérant des soins médicaux spécialisés. Si les cliniciens ne répondent pas à cette demande d’assistance médicale quand la maladie s’aggrave en raison de la complexité et du coût des soins, cela ne pourra rester sans conséquences sur le respect des protocoles de soins et la fidélité des patients. Comment faire confiance à des praticiens qui abandonnent leurs « clients » quand leur état se détériore au point que les soins deviennent indispensables à la survie à court terme ? Abandonner les patients en fin de vie aux privations (nourriture, hygiène, soins), à la douleur et à l’isolement alors qu’ils ont manifesté pendant plusieurs années leur fidélité aux filières de soins ne peut qu’inciter les suivants à plus de réserves quant au suivi des recommandations médicales. Une autre contrainte pour les services de soins est d’être capable de contacter les patients à leur domicile quand ils ne viennent plus aux consultations. La nécessité de projeter les soins en dehors des institutions renvoie également à la prise en charge des patients en fin de vie devenus incapables de se déplacer. L’extension du réseau de délivrance des soins à l’extérieur des institutions est essentielle à la recherche des patients qui ne viennent plus consulter. Déjà, le suivi des patients sur plusieurs années montre des proportions de « lost of follow-up » inquiétantes. À l’hôpital de district, au premier trimestre 2010, 510 nouveaux malades ont été reçus et 494 ont été perdus de vue.
Nouveaux patients et résultats des traitements 1er trimestre 2010 - Homa Bay programme
N | |
Total nouveaux patients | 510 |
Démarrage traitement ART | 346 |
Décès | 14 |
Perdus de vue | 494 |
Transférés | 139 |
Ces données sont concordantes avec celles collectées dans d’autres contextes :Traitement du vih/sida en Afrique : la gratuité pour limiter les coûts, Bernard Taverne, UMR 145 « vih/sida et maladies associées », Institut de Recherche pour le Développement (IRD), Université de Montpellier I, Centre régional de recherche et de formation à la prise en charge clinique (CRCF), Service des Maladies Infectieuses, C H N U Fann, Dakar, Sénégal. Global Health Promotion,1757-9759, vol. 17 (3), p. 89–91; 375177.
« Des études épidémiologiques récentes précisent les taux d’abandon de traitement, d’échec thérapeutique et d’émergence des résistances virales, auxquels sont confrontés les programmes de prise en charge en Afrique :
• Dans un grand nombre de pays, une proportion élevée de patients interrompent précocement leur traitement ARV (25% de patients ont arrêté après 12 mois, 33% après 24 mois) (1).
• Ces interruptions sont dues pour une part au décès précoce des patients – décès liés aux diagnostics tardifs de l’infection à vih – mais aussi, dans près de la moitié des cas, à un abandon par le patient de tout suivi médical.
• Une étude portant sur 5 pays d’Afrique (Botswana, Malawi, Ouganda, Afrique du Sud et Cameroun) révèle que 15 à 25 % des patients sont en échec virologique après 12 mois ou plus de traitement (2).
• Une étude réalisée au Cameroun rapporte que 16,9% des patients présentent une résistance virale après 2 ans de traitement (3) ; une étude plus large montre que près de 90 % des patients en échec virologique sont porteurs de virus résistant à au moins l’une des trois classes de médicaments ARV (4).
Ces taux élevés d’abandons précoces, d’échecs thérapeutiques et de résistances virales traduisent les déficiences et limites actuelles des dispositifs de soins et de prise en charge. Les abandons de traitement sont extrêmement dommageables tant au plan individuel (morbidité élevée, décès précoce) que collectif (notamment en favorisant l’émergence et la diffusion de résistances virales). Ils contribuent à l’accroissement des coûts, des dépenses de santé pour la recherche active des patients, puis pour leur prise en charge médicale ultérieure, d’autant plus que les traitements de deuxième ligne nécessaires aux patients porteurs de virus résistants coûtent actuellement jusqu’à 1200 $ par personne/an (18 fois plus cher que le traitement initial). Le nombre de personnes qui nécessiteraient un traitement de seconde ligne est déjà très élevé. »
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1. Tassie J-M, Baijal P, Vitoria MA, Alisalad A, Crowley SP, Souteyrand Y. Trends in retention on antiretroviral therapy in national programs in low-income and middle-income countries. J. Acquir Immune Defic Syndr. 2010; in press.
2. Harries A, Zachariah R, van Oosterhout J, Reid S, Hosseinipour M, Arendt V, et al. Diagnosis and management of antiretroviral-therapy failure in resourcelimited settings in sub-Saharan Africa : challenges and perspectives. Lancet Infect Dis. 2010 ; 10 (1): 60–65.
3. Kouanfack C, Montavon C, Laurent C, Aghokeng A, Kenfack A, Bourgeois A, et al. Low levels of antiretroviral-resistant HIV infection in a routine clinic in Cameroon that uses the World Health Organization (WHO) public health approach to monitor antiretroviral treatment and adequacy with the WHO recommendation for second-line treatment. Clin Infect Dis. 2009; 48 (9): 1318–22.
4. Gupta R, Hill A, Sawyer A, Cozzi-Lepri A, von Wyl V, Yerly S, et al. Virological monitoring and resistance to first-line highly active antiretroviral therapy in adults infected with HIV-1 treated under WHO guidelines : a systematic review and meta-analysis. Lancet Infect Dis. 2009; 9 (7): 409–4s17. »
Même en laissant de côté les questions liées à l’efficacité et aux effets secondaires des médicaments, le rapide survol des conditions propres à l’établissement d’une relation qui rende possible une prise en charge thérapeutique réussie indique que leur réalisation dans le cadre des institutions publiques de soins est loin d’être acquise. Le Kenya vient d’initier le traitement de 270 000 individus en quelques années et des centaines de milliers d’autres sont en attente. De toute évidence, les services publics de soins se voient attribuer une tâche qu’ils ne pourront mener à bien dans les régions à prévalence élevée. Ce constat indique que d’autres modèles de délivrance des soins sont nécessaires. Cette tension entre la rareté de l’offre et le nombre d’individus en attente de traitement existe depuis 1996. Les principaux éléments déployés pour répondre à la situation combinent une approche économique (diminution des prix et augmentation des financements publics) et médicale (accueil empathique et conseil médical, simplification des protocoles de soins et application du principe de subsidiarité Selon le principe de « subsidiarité », tout échelon supérieur s’interdit de réaliser luimême ce qu'un échelon inférieur pourrait faire. pour le choix du personnel). Il existe encore une marge pour diminuer la part des frais incombant au patient. Des pistes sont explorées pour améliorer l’efficacité des traitements, en diminuer les effets secondaires, en simplifier le stockage et les prises. Séropositivité et état immunitaire (dosage des CD4) sont appréciables par des tests rapides et la charge virale le sera bientôt. En résumé, les limites au développement et à l’ajustement de l’offre sont surtout en rapport avec l’état des institutions publiques de soins.
LE RÔLE DE MSF
LA RÉDUCTION DE L’HISTOIRE DE MSF ET UNE ILLUSION DE PUISSANCE
Dans le compte rendu provisoire de la mise à plat La mise à plat est une réunion tenue deux fois par an pendant laquelle les responsables d’un pays et ceux du siège examinent ensemble les résultats et définissent les objectifs des projets de terrain. des projets du Kenya, en juillet 2010, (cf. annexes), rédigé en style télégraphique pour permettre sa diffusion rapide aux équipes de terrain, la politique suivie pendant une dizaine d'années est résumée ainsi : « Fin des années 1990, refus de s'impliquer et rien à offrir. Début des années 2000, implication et importants succès en matière de traitement et de plaidoyer. »
Un préjugé commun invite à penser que l'implication de l'Association dans la réponse aux épidémies de vih a commencé avec l'arrivée des trithérapies sur les terrains d'intervention au début des années 2000. Dans l'esprit de nombreux collègues, les trois décennies au cours desquelles se sont produits les progrès rapides décrits plus haut sont réduites à une seule, la dernière. En réalité, avant l’arrivée des trithérapies, en 1997, le nombre de projets de lutte contre le vih était déjà du même ordre de grandeur qu’aujourd’hui. Les équipes de MSF étaient actives dans les principaux foyers épidémiques, en Afrique (australe, orientale et centrale) et en Asie : accueil des patients, diffusion d’informations sur la maladie et ses modes de transmission, prévention de la transmission lors des actes médicaux et infirmiers, lutte contre les refus de soins, traitement d’infections opportunistes. Jusqu’à la fin des années 1990, les possibilités d'enrayer la multiplication du virus dans l’organisme étaient quasi inexistantes et le déclin de l'immunité irrémédiable. L'espoir reposait alors sur les campagnes de prévention qui étaient pour beaucoup des invitations à changer de comportements sexuels. Ceux qui doutaient de la survenue massive de changement des comportements sexuels et de la pertinence d'engager MSF, en tant qu’acteur humanitaire et étranger, dans de telles campagnes refusaient aux yeux de leurs détracteurs de s'impliquer dans la lutte contre le sida. Ces controverses et la faible participation de l'Association au débat public concernant les orientations de la lutte contre le vih ont laissé dans la conscience collective de ses membres le souvenir d'une absence, voire d'un refus de se mobiliser. En contraste, le début des années 2000 est perçu comme une période d’engagement héroïque : c’est la période où survient un ensemble de changements rapides qui conduisent à la prescription de trithérapies dans les projets soutenus par MSF.
Lors des rendez-vous avec les représentants d’autres institutions au Kenya, on note que peu de crédit est accordé à MSF pour avoir été parmi les premiers à utiliser et démontrer l’efficacité d’un protocole qui permet aujourd’hui de traiter des millions de patients. Oubliée l’initiative dont MSF est la plus fière : avoir été les premiers à prescrire les antirétroviraux, sans demander au patient de contribuer au coût des médicaments, dans un hôpital public du Kenya. Par contre, notre Association est admirée, voire redoutée, pour le poids de sa parole dans le débat public. Si la mobilisation de MSF face au vih est souvent décrite comme tardive, l’impact de ses campagnes de plaidoyer sur les décisions des multinationales de la pharmacie, de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et des pays donateurs est lui surestimé. La volonté des États dans la lutte contre les maladies infectieuses est aussi ancienne que les institutions étatiques elles-mêmes car les épidémies mettent en cause la capacité du pouvoir à assurer la sécurité publique et leurs conséquences économiques sont importantes. Cependant, l’objectif premier des États n’est pas de prodiguer des soins à des individus mais d’assurer la sécurité publique et d’éviter les pertes économiques comme l’instabilité politique.
À l’époque contemporaine, le modèle idéal de la lutte contre les maladies infectieuses est la campagne d'éradication de la variole : un investissement initial (la campagne de vaccination) et un résultat définitif (l’élimination de la maladie). La stratégie est de supprimer la cause (la maladie) et non de gérer ses conséquences (les malades). Comment expliquer que, dans le cas du sida, les États bailleurs de fonds aient accepté une dépense annuelle de plusieurs milliards d’euros pour traiter les malades en l'absence de perspective d’élimination de la maladie ? Le caractère menaçant pour la sécurité publique et ubiquitaire de l’infection à vih, une mobilisation sociale hors du commun, l’anticipation de conséquences économiques importantes, les progrès scientifiques rapides et de nombreux autres aspects ont contribué à la singularité du sida et des réactions qu’il a déclenchées. Mais, afin de comprendre pourquoi les États bailleurs de fonds ont vu un intérêt à déroger à leur position habituelle pour s’engager dans le traitement de millions de malades sans perspective d’en finir avec la maladie, il faut remarquer l’importance dans les prises de décisions politiques des effets du débat public sur les questions de propriété intellectuelle liées au commerce du médicament.
À la fin des années 1990, quand se pose la question d’élargir la prescription des antirétroviraux en dehors des pays à haut revenu, un des fils conducteurs des travaux de l’OMC est la mondialisation des règles de propriété intellectuelle applicables au commerce. Or le monopole commercial alloué à un laboratoire pharmaceutique par l’entremise du dépôt de brevets explique en grande partie le prix élevé de certains traitements, par exemple celui des antirétroviraux à la fin des années 1990. Le double constat d'une catastrophe de santé publique et de prix prohibitifs des médicaments sans rapport avec leurs coûts de production, posait la question de la compatibilité des règles de propriété intellectuelle avec la sécurité publique, en l’occurrence sanitaire. L’enjeu était de taille. En effet, dans le monde d’aujourd’hui, la richesse et la puissance sont moins souvent en rapport avec la propriété d’objets physiques mais de plus en plus fonction de la propriété immatérielle des savoirs (formalisés juridiquement dans des brevets) qui permettent de produire des objets et des services. Diminuer les avantages économiques liés au dépôt de brevets, c’est diminuer la valeur de la part du capital constitué d’objets immatériels.
Le prix trop élevé des médicaments du sida à la fin des années 1990, plusieurs milliers de dollars par an et par patient, créait une tension entre deux objectifs politiques : la propriété privée et la sécurité publique. La dimension morale du conflit induisait un effet de dramatisation favorisant sa visibilité sur la scène publique. La tension entre les deux impératifs, respect de la propriété privée et sécurité publique, exposait la fragilité d’un système économique qui repose désormais en bonne partie sur la croyance que la propriété de savoirs essentiels à la santé publique peut demeurer longtemps et sans conflit majeur l’exclusivité d’un petit nombre d’individus et d’institutions. Pour les grandes puissances économiques, il devenait urgent de faire une série de concessions dans le domaine de l’accès au médicament avant que le débat « nos vies contre vos profits » n’affecte l’extension des règles de propriété intellectuelle à l’ensemble du commerce mondial. D’autant plus qu’à l’époque des faits, en 2001, les négociations en cours à l’OMC sur les autres dossiers examinés étaient dans l’impasse et l’institution était fragilisée. Dans ce contexte particulier, un assouplissement des règles de propriété intellectuelle dans le domaine limité du commerce de médicaments en direction des institutions de santé publique a été soutenu par les grandes puissances économiques, États-Unis en tête.
Au fond, la lutte contre le sida a bénéficié d’une conjoncture économique et politique exceptionnelle. Des configurations aussi favorables à des évolutions rapides des politiques de santé publique ne peuvent être ni permanentes ni reproduites mécaniquement par une activité de plaidoyer. Véritables aubaines quand elles apparaissent, elles ouvrent l’espace politique et offrent à ceux capables de saisir l’opportunité la possibilité de changer des rapports de force figés depuis de nombreuses années.
MSF FACE AUX POLITIQUES DU DÉVELOPPEMENT
Une fois dénouée la crise induite par l’indisponibilité des antrirétroviraux dans les pays les plus affectés par le vih, la question de la nature et de la durée de l’engagement de MSF dans la lutte contre le vih revient au centre du débat interne. Ce questionnement à propos de l’engagement dans des actions dites de développement est présent dans les débats depuis la première assemblée générale (1972) qui suit la fondation de l’Association : « Deux lignes s’affrontent : la première revendique une médecine de bénévolat mobilisable rapidement pour des missions brèves [...]. La deuxième tendance, soutenue par des volontaires de retour du Bangladesh et de Haute-Volta, défend le principe de l’autre urgence : la sous-médicalisation chronique du Tiers-Monde ».Anne Vallaeys, Médecins Sans Frontières. La biographie, Paris, Fayard, 2004. Presque quarante ans plus tard, le débat se poursuit dans le compte-rendu de la mise à plat Kenya (juin 2010) qui fait référence à une implication du type action de développement sanitaire dont la pertinence est désormais questionnée : « Milieu des années 2000, apparition de questionnements à propos de la pertinence des projets qui sont partagés par le terrain et le siège, ce dernier étant aussi préoccupé par le coût des projets et le fait qu’ils puissent ne pas être en rapport avec le rôle de MSF ». Dans le même ordre d’idée, à la fin de l’année 2008, le département des opérationsPolitique Opérationnelle 2009-2011. Bilan et perspectives 2008-2009, Centre Opérationnel Paris.de Paris envisage le transfert d’une large partie des activités vih, au Kenya comme ailleurs, à d’autres opérateurs : « Ce travail doit commencer par une étude de nos environnements de travail, internationaux, nationaux et locaux afin d’identifier les possibilités qui pourraient s’offrir à nous d’envisager de transférer la responsabilité du suivi et de la mise à disposition des traitements d’une partie des malades « stables » que nous suivons directement aujourd’hui à d’autres acteurs (ONGs, ministères de la Santé, groupes de pairs,…). »
L’évolution des opinions à propos des politiques dites de développement, au sein de MSF, se comprend mieux si on se souvient de l’état des relations internationales à la fin de la seconde guerre mondiale. Depuis la fin des années 1940, la guerre froide s’intensifiait et les pays dits sous-développés étaient l’enjeu d’une lutte d’influence entre les deux blocs. Contribuer au développement des pays pauvres était un des quatre points du discourshttp://www.trumanlibrary.org/calendar/viewpapers.php?pid=1030d’investiture du président Harry S. Truman (1949) : « We must embark on a bold new program for making the benefits of our scientific advances and industrial progress available for the improvement and growth of underdeveloped areas. More than half the people of the world are living in conditions approaching misery. Their food is inadequate. They are victims of disease. Their economic life is primitive and stagnant. Their poverty is a handicap and a threat both to them and to more prosperous areas ». Au début des années 1950, sous la plume d’un démographe français, Alfred Sauvy, l’expression Tiers-Monde apparaît en référence au Tiers état, catégorie qui, dans les institutions françaises de l’Ancien Régime, désignait les électeurs et leurs représentants n’appartenant ni à la noblesse ni au clergé. En réalité, l’ambition de développer la troisième partie du monde, celle qui se situait en dehors de l’OTAN ou du Pacte de Varsovie, transcendait bien des clivages politiques comme en d’autres temps l’évangélisation ou l’idée de la mission civilisatrice de la colonisation.À la marge de ce consensus international, il faut souligner qu’à droite comme à gauche certains courants de pensée s’opposaient à ces entreprises « civilisatrices » en utilisant évidemment des registres argumentaires différents. Une idéologie dominait alors selon laquelle la Science, l’industrialisation et la croissance économique permettraient bientôt aux « attardés » de combler l’écart à condition que les « avancés » soutiennent ce projet par l’allocation de fonds, l’adoption de nouvelles règles commerciales, le partage des connaissances scientifiques et les transferts de technologies. Mais le consensus autour de l’idée du développement, présentée comme une aspiration légitime à la modernisation de la société, s’accompagnait d’une divergence fondamentale au sujet de la voie à suivre pour y parvenir : économie administrée par les agents de l’État ou par ceux du marché ? Socialisme ou capitalisme ?
Les traces de ces confrontations typiques de la guerre froide se retrouvent dans les discussions internes et les publications de MSF au sujet des orientations de l’aide internationale au développement. Tiers-mondisme, développement, dette des pays pauvres, famines et enjeux sanitaires internationaux sont au cœur d’une réflexion conduite par la fondation Liberté Sans Frontières (1982-1989), satellite de MSF. Dans le cadre de cette réflexion, Rony Brauman, président de MSF, écrivait en 1986 : « L’essentiel des revendications du « nouvel ordre »,En 1974, se tient une Assemblée générale des Nations Unies qui adopte la Déclaration concernant l’instauration d’un nouvel ordre économique international (NOEI) dont l’un des objectifs était la réponse à apporter aux questions de développement liées aux prix des matières premières. autour duquel se retrouve l’ensemble du mouvement tiers-mondiste, présente cette caractéristique de poursuivre des objectifs parfaitement louables en proposant des moyens qui ne peuvent que les ruiner ».Sous la direction de Rony Brauman, président du Conseil International de Médecins Sans Frontières, Le Tiers-mondisme en question, Paris, Olivier Orban, 1986. R. Brauman précisait deux éléments importants. La critique formulée « est issue de l’intérieur même du mouvement tiers-mondiste ». De plus, elle porte surtout sur l’une des versions « de gauche » de l’idée de développement qui lui paraît dominante en France alors que « la droite » serait selon lui absente de ce terrain. Le tiers-mondisme, enfant naturel du « léninisme et du christianisme social », représentait aux yeux de LSF « une sorte d’extension à l’échelle internationale d’une morale sociale traditionnelle ». À la fin des années 1980, la question du développement était posée en termes de Droits de l’Homme et cela achevait de lui donner un caractère irréel : « Le droit au développement est un droit inaliénable de l’homme en vertu duquel toute personne humaine et tous les peuples ont le droit de participer et de contribuer à un développement économique, social, culturel et politique dans lequel tous les droits de l'homme et toutes les libertés fondamentales puissent être pleinement réalisés, et de bénéficier de ce développement ».Résolution 41/128 du 4 décembre 1986 de l’Assemblée générale des Nations Unies.
Les positions publiques de LSF se définissaient en opposition aux influences du tiers-mondisme dans le domaine de la Santé, et celles-ci étaient alors notables. La Conférence internationale pour les soins de santé primaires se tenait en Union Soviétique, au Kazakhstan dans la ville d’Alma Alta (1978), et la déclaration finale accordait un rôle important aux agents de santé communautaires inspirés du « médecin aux pieds nus » de la Chine maoïste.
De la part de LSF, l’hostilité aux politiques sanitaires sous influences communistes ne procédait pas seulement du rejet de tentatives d’ingénierie sociale et sanitaire liberticides et meurtrières qui lui paraissaient être les derniers soubresauts d’une pensé totalitaire dont la tonalité sentimentaliste du Tiers-mondisme ne pouvait suffire à faire oublier les dangers. En effet, ce rejet du totalitarisme se renforçait à partir des expériences faites sur les terrains d’intervention. Au cours des vingt premières années d’existence de MSF, les opérations d’assistance aux populations réfugiées du Tiers-Monde sont les plus déterminantes pour les choix politiques et techniques de l’Association. Ces réfugiés sont vietnamiens, cambodgiens, laotiens, afghans, éthiopiens et attestent « par leur seule existence de l’échec du communisme, les « démocraties populaires » du Tiers-Monde « produisant » près de 90 % des réfugiés dans le monde ».Populations en danger, sous la direction de François Jean, Paris, MSF, Hachette, 1992. Cependant, au cours des années 1980, au moment où MSF formulait ses critiques contre l’étatisme autoritaire, le néo-libéralisme de Ronald Reagan et Margaret Thatcher triomphait au point de constituer désormais une menace pour la Santé publique des pays pauvres comme pour l’ensemble des politiques publiques à vocation sociale. La politique d’ajustement structurel des institutions financières internationales conduisait à des coupes importantes dans les budgets des pays « en développement », tandis que le contexte de la guerre froide s’estompait. De fait LSF ne tenait pas compte de cette évolution des rapports de force dans les relations internationales lorsqu’elle s’opposait au tiers-mondisme.
Il reste que, simultanément, les prises de position contre le tiers-mondisme coïncidaient avec une participation de MSF à des actions de développement en santé publique, inscrites dans la durée et menées au sein de larges coalitions d’acteurs (États, Organisations internationales, Organisations non-gouvernementales). Cela est vrai pour la section française qui est la première dans la chronologie du mouvement Sans Frontières. Mais cela est encore plus évident dans l’histoire des sections belge, suisse, hollandaise et espagnole qui, jusqu'au début des années 1990, avaient pour principale orientation l’engagement dans des projets de développement en santé publique.Éric Goemaere, « Une ONG au ministère », in Utopies Sanitaires, Rony Brauman (dir.), Paris, Le Pommier, 2000. En témoigne le fait que toutes les grandes impulsions internationales lancées dans le domaine de la Santé ont reçu le soutien de MSF, aussi bien en pratique par des interventions sur le terrain que lors de prises de position publiques : le programme élargi de vaccination (1974) ; la promotion des soins de santé primaires à la suite de la conférence d'Alma-Alta (1978) et de celle de Bamako (1987) ; les Objectifs du millénaire pour le développement liés à la Santé (2000) et les ambitions du Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose (2002).
Dès les premières éditions, l’introduction du Guide clinique et thérapeutiqueMédecins Sans Frontières, Guide clinique et thérapeutique, Paris, Hatier, 1988.de MSF inscrivait l’action médicale de l’Association dans la ligne du mouvement pour l’universalisation des soins de santé primaires lancé à Alma-Ata : « Les soins curatifs sont l’une des composantes des programmes de santé adaptés aux besoins des pays en voie de développement. Il importe de rappeler que d’autres mesures prioritaires doivent être développées. Celles-ci sont le fondement même de toute action visant à améliorer l’état de santé d’une communauté. Ces mesures prioritaires concernent : la nutrition, l’eau, l’hygiène, l’assainissement du milieu, le programme élargi de vaccination, la protection materno-infantile ». Certes, MSF avait formulé des critiques à propos de la déclaration finale de la Conférence d’Alma-Ata. La première concernait la définition de « la Santé pour tous en l’an 2000 » qui semblait relever de la pure utopie : « The Conference strongly reaffirms that health, which is a state of complete physical, mental and social wellbeing, and not merely the absence of disease or infirmity, is a fundamental human right and that the attainment of the highest possible level of health is a most important world-wide social goal whose realization requires the action of many other social and economic sectors in addition to the health sector. » La seconde critique portait sur le rôle dévolu aux agents de santé communautaires dans la promotion des soins de santé primaires. L’importance des responsabilités confiées à une catégorie de personnel dénuée de compétences médicales et paramédicales ne laissait pas présager un succès d’autant que la formation, l’encadrement et les moyens matériels pour soutenir leurs activités faisaient défaut. Mais tout cela n’empêchait pas l’Association de diffuser le manuel de David Werner Where there is no doctor, véritable bible médicale pour agents de santé communautaires, qui restera présente dans la bibliothèque de tous les projets de terrain de MSF jusqu'au milieu des années 1990.
En 1992, le débat interne au sujet de la participation de l’Association aux politiques de développement franchit une étape. En 1985, la conclusion du colloque Le Tiers-mondisme en question formulait l’opinion des membres de LSF : « Le tiers-mondisme est un obstacle au développement ». Au début des années 1990, le problème n’est plus le tiers-mondisme mais le développement lui-même. Rony Brauman, alors président du Conseil International de MSF, propose une nouvelle définition de l’action humanitaire dans l’introduction Populations en danger, François Jean (dir.), Paris, MSF, Hachette, 1992.du premier livre collectif écrit depuis la mise en sommeil (1989) de la fondation Liberté Sans Frontières : « Risquons donc, pour commencer, une définition : l’action humanitaire est celle qui vise à préserver la vie dans le respect de la dignité, à restaurer l’homme dans ses capacités de choix. Accepter cette formulation, c'est dire qu’au contraire d’autres chapitres de la solidarité internationale, l’aide humanitaire n’a pas pour ambition de transformer une société, mais d’aider ses membres à traverser une période de crise, autrement dit de rupture d’un équilibre antérieur ». L’apport de cette définition nouvelle de l’action humanitaire consiste à la dégager de l’obligation de participer à une entreprise globale de transformation du monde où les bienfaits conjugués de la science et de la croissance économique donneraient aux « sousdéveloppés » l’assurance de combler leur retard à condition de suivre les recommandations des « plus avancés ». Pour la médecine humanitaire dont les origines sont en partie liées à des expériences historiques (médecine militaire coloniale, missionnaire et réformatrice sociale) se situant dans la perspective de l’avènement d’un monde nouveau, la rupture a une portée considérable. Elle permet de prendre ses distances avec une action humanitaire qui contribuerait à l'universalisation d’un processus de civilisation, né en Europe, et qui, depuis lors, s’étendrait progressivement au reste du monde.
L’influence sur les membres de MSF de la définition de l’action humanitaire remise à jour par Rony Brauman, en 1992, explique le caractère récurrent dans le débat interne de l’énoncé selon lequel l’Association entend répondre à une crise et si possible en urgence : « At the end of the 90’s, Médecins Sans Frontières (MSF) got involved in HIV/AIDS because we viewed it as an emergency : today, MSF still believes this is a crisis requiring an exceptional response ».« No Time To Quit: HIV/AIDS Treatment Gap Widening in Africa », MSF, mai 2010. http://msf.fr/cms/filemanager/files/No%20Time%20To%20Quit%202.pdf Dans cette logique, le compte rendu de la mise à plat Kenya de juin 2010 mentionne : « 2009, réaffirmation du rôle de MSF dans la lutte contre l'épidémie de vih qui est de nouveau perçue comme une urgence… ». Mais quelle attitude avoir en réponse aux crises dont l’issue implique de participer à des processus de transformation sociale dans le long terme, comme par exemple l'établissement d'un meilleur contrôle des maladies infectieuses ? Les exemples des projets sida et des plaidoyers de la Campagne d’accès aux médicaments essentiels débordent du cadre de la nouvelle définition formulée en 1992. Le sida est une crise qui s’étale déjà sur plusieurs décennies et l’introduction des trithérapies dans les pays pauvres est une évidente transformation sociale. Si la nouvelle formulation dégage l’action du carcan de la croyance en une marche inéluctable du Progrès guidée par le Droit sous la pression des effets conjugués de la Science et de l’Économie, elle ferme simultanément le champ des engagements possibles en précisant au sujet de l’action humanitaire qu’elle « n’a pas pour ambition de transformer une société, mais d’aider ses membres à traverser une période de crise, autrement dit de rupture d’un équilibre antérieur ». Mais est-il possible d’aider une population à traverser une crise en s’abstenant de participer à la transformation de la société dans laquelle cette dernière se déroule ?
Dans le débat interne de MSF, la posture qui consiste à prétendre donner la priorité à l'indiscutable, « sauver des vies ici et maintenant », donne un argument d’autorité. Elle exprime une fidélité aux origines supposées de l’Association car, en fait, on ne retrouve pas la trace d’un choix tranché mais au contraire la trace d’une discussion contradictoire démarrée lors de la première assemblée générale de MSF et qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. La réponse aux crises en urgence est souvent élevée, à tort au regard de l’histoire, au rang d'activité première à laquelle il faudrait demeurer fidèle. Dans l’imaginaire collectif, la contradiction entre les faits et l’argument selon lequel à l’origine MSF ne participe pas à des actions de développement est en partie dissimulée grâce à la communication promotionnelle de l’institution. Cette dernière est construite en privilégiant l’image d’une association humanitaire médicale intervenant en urgence, au-delà des clivages politiques. Le débat est réduit au seul argument ontologique, ce qui permet d’escamoter les dilemmes politiques. Le durcissement identitaire de l’argumentation de ceux qui s’opposent aujourd’hui à l’implication dans des actions dites de développement sanitaire n’est pas un détail pour leurs contradicteurs. Ces derniers apparaissent en désaccord avec les premiers au point de ne plus être considérés comme détenteurs de « l’identité MSF ». Ils ne sont plus seulement dissidents mais deviennent étrangers à l’Association à laquelle ils ont adhéré. Ainsi l’une des responsables de l’équipe Kenya qui se prononçait en faveur des projets de type développement sanitaire menés conjointement avec les institutions publiques a cru s’entendre répondre par un représentant du siège « qu’elle s’était trompée d’Association ».
Pourtant la discussion au sujet des limites du rôle de MSF ne devrait pas trouver son issue dans la victoire définitive de tel ou tel participant. L’Association définit elle-même la portée de son mandat offrant ainsi à ses membres la liberté d’en explorer les limites en donnant son sens au volontariat qui devient ainsi autre chose qu’une forme d’abnégation dans l’exécution des tâches du quotidien. Les rédacteurs de la Charte de MSF ont utilisé l’expression « populations en détresse » et Rony Brauman, vingt ans plus tard, celle de « populations en crise ». Ces expressions peuvent être qualifiées de « plastiques » ou « valises ». Elles sont inclusives au point, parfois, de devenir fourre-tout et rendent indispensable une réflexion critique continue. En ce sens, la définition adoptée en 1992, a été une salutaire tentative de réduire la taille de la « valise ». Mais l’histoire de MSF (l’état de ses activités de secours, sa place au sein des organismes d’aide et sa croissance institutionnelle) témoigne également du caractère changeant de son rôle et de la fécondité de ses évolutions. L’objectif n’est pas de trancher le débat mais au contraire de le faire vivre afin de pouvoir profiter de la plasticité des expressions « populations en détresse » ou « populations en crise ». Dans le débat interne, l’usage de références identitaires durcies ne peut qu’étouffer une discussion pourtant indispensable. Ce débat pour mieux définir la portée et les modalités de l’action humanitaire ne pourrait être clos définitivement qu’au prix d’une réduction a priori du champ d’intervention. MSF se priverait alors de la possibilité de répondre autrement que par l’énoncé d’un dogme aux questions enrichissantes et sans cesse renouvelées des équipes à l’œuvre sur des terrains d’action singuliers et évolutifs.
DES INSTITUTIONS PUBLIQUES DE SOINS BIENVEILLANTES ET PÉRENNES ?
Le débat interne ne se réduit pas à discuter le bien-fondé ou non de l’adhésion de MSF à des initiatives transnationales de santé publique. Pour les partisans de cette orientation, l’idée que l’action passe nécessairement par la participation de l’Association à la construction d’institutions publiques de soins est une évidence : « As seen above, the need for integration of activities with MoH to scale up treatment and progressively envisage coverage of ART needs has been clearly stated. » L’affirmation est extraite du rapport de la Chefe de mission Kenya de 2003 à 2007. Pourtant, l’idée que les institutions publiques de soins offrent les garanties les plus solides pour une action durable de santé publique est discutable, non seulement d’un point de vue politique mais également en se référant aux expériences concrètes de MSF. Dans le domaine du sida, ces mêmes institutions publiques ont contribué à la propagation du virus (injections, transfusions sanguines…). Puis elles ont multiplié les refus de soins quand la maladie est devenue une réalité du quotidien des activités cliniques. Enfin, quand un traitement efficace est apparu, les trithérapies, les ministères de la Santé ont eu de grandes difficultés à mettre en place les procédures administratives pour se le procurer alors qu’ils pouvaient être approvisionnés par le Fonds mondial sans avoir à payer les médicaments. Dix ans plus tard, peu de ces pays ont fait des efforts financiers pour alimenter les activités de lutte contre le vih, sans parler des détournements de fonds internationaux. À cet égard, un bâtiment construit par l'équipe MSF d'Homa Bay, la pharmacie, illustre la façon pour le moins ambiguë dont est perçue l'intégrité des fonctionnaires de la Santé. La pharmacie du projet sida de MSF a été construite sur le site privé du bureau de l’Association et non dans l'enceinte de l'hôpital de district où ses médicaments sont prescrits. Pourtant, le bâtiment est construit dans une perspective à long terme comme le montre le caractère durable de son isolation thermique. Le secteur public est investi de tous les espoirs en matière de couverture de la population par des activités de santé publique mais pas au point de confier les clefs de la pharmacie à ses fonctionnaires.
Travailler dans le secteur public ou privé est un choix tactique car aucun des deux secteurs ne peut se prévaloir d’apporter, par nature et dans toutes les situations, un avantage décisif. À titre d’exemple, en Afrique, les centres de soins confessionnels offrent dans bien des cas une qualité et une stabilité de l’offre de soins plus importantes que celles de leurs homologues du secteur public. Dans le district d’Homa Bay, la visite du centre de santé d’Asumbi (catholique, 35 lits d’hospitalisation, délivrance de trithérapies et d’antituberculeux en sus des activités médicales préventives et curatives classiques) fournit un bon exemple d’une offre stable et de qualité. Au contraire, un regard sur l’histoire des institutions de santé publique depuis la fin de la seconde guerre mondiale montre l’absence de stabilité dans les pays où nous travaillons. L’exemple des pays d’Afrique est parlant : médecine coloniale, indépendance et coopérations internationales (souvent avec l'ancien colonisateur), effondrement des services publics au cours des années 1980 amplifié par la politique d’ajustement structurel des institutions financières internationales, puis timide reprise à partir de la fin des années 1990. On cherche en vain un rapport évident entre la nature publique des institutions de soins et la pérennité d'une action sanitaire en progrès constants.
LA GESTION DES PROJETS
Une nouvelle phase de l’évolution des activités à Homa Bay se dessinait lors de la visite : la multiplication et le renforcement des points de délivrance des trithérapies en dehors de l’hôpital de district dans les centres de soins périphériques. Cela concerne la reprise d’une initiative, la décentralisation de la délivrance des antirétroviraux, débutée en 2003 à Ndhiwa. Le siège parisien, l’équipe de capitale à Nairobi et l’équipe de terrain étaient en accord sur l’orientation à suivre. Cette dernière était formulée dans les grandes lignes, en tenant compte aussi bien des ambitions de MSF que des circonstances locales. Dans l’exemple d’Homa Bay, foyer de forte prévalence en regard de laquelle les ressources disponibles sont insuffisantes, le but est d’initier le traitement d’un plus grand nombre de patients et d'une manière plus précoce. Pour obtenir ce résultat, il est prévu d’augmenter le nombre de lieux de délivrance des antirétroviraux sur le territoire des districts d’Homa Bay et Ndiwa tout en s’assurant qu’une forte proportion des patients traités conserve au fil des ans les charges virales les plus basses possible.
En dépit de l’accord général sur l’objectif, un malaise persistait à propos des modalités de la gestion d’une telle entreprise. L'équipe de terrain éprouvait le sentiment qu’il lui était demandé un plan d’action trop précis : un nombre défini de nouveaux lieux de délivrance dans une période de temps donnée pour un budget précis et détaillé. L’équipe faisait valoir qu’elle était incapable de fournir ces données de planification tant les éléments qui détermineraient les activités étaient trop peu connus pour être maîtrisés au point de construire un chronogramme fiable. Le mode de gestion de cette nouvelle orientation proposé par le siège semblait aux yeux de l’équipe de terrain le premier d’une longue liste d’obstacles à franchir. La méthode adaptée au suivi des projets habituels dont on peut prévoir à l’avance les étapes de leur réalisation, semblait en décalage avec le début d’une expérience inédite qui appelait un mode particulier de gestion des risques inhérents à une entreprise innovante. À titre d'exemple et en forçant le trait, on pourrait dire que les soins vih à l’intérieur d’un hôpital de district sont devenus suffisamment familiers pour qu’un projet de ce type puisse être piloté à partir d’un plan précis préétabli. Mais, dans l’ensemble, il est préférable de retenir que les circonstances sociales, culturelles, économiques et politiques sont assez spécifiques pour que chaque projet de terrain contienne une part d'incertitude justifiant une gestion qui mesure le travail accompli autrement que par l’examen de la progression d’un parcours d’étapes défini à l’avance.
LA GESTION DES INCERTITUDES
Les institutions de recherche fondamentale et les industries produisent des modèles de gestion adaptés aux projets innovants, c'est-à-dire à haut degré d’incertitudes. À titre d’exemple, la lecture de l’article de Bruno Latour, « L’impossible métier de l’innovation technique »,Bruno Latour, « L’impossible métier de l’innovation technique », in Encyclopédie de l’innovation, Philippe Mustar et Hervé Penan (dir.), Paris, Economica, 2003, p. 9-26. fournit un cadre de suivi de projets de ce type que l’auteur définit comme des expériences sans cesse plus coûteuses, menées par des chercheurs et des décideurs qui explorent divers degrés d’incertitudes en capitalisant des informations dans l’espoir de produire l’adhésion de consommateurs potentiels et des citoyens à l’objet proposé. Comment gérer une telle entreprise selon l’auteur ?
« Pour évaluer les chances d’une innovation un peu radicale, on ne peut s’en remettre au calcul puisque le monde dans lequel elle va s’insérer n’est pas assez stable pour procurer des chiffres fiables ; pourtant, il serait vain de se confier à la sélection naturelle puisque l’évolution n’est guidée par aucun sens de l’efficacité. Faut-il baisser les bras et célébrer les périls et grandeurs de la recherche « que personne ne saurait diriger » en soutenant les projets au petit bonheur la chance ? Si elle peut parfois flatter les chercheurs, cette façon de voir n’aboutit le plus souvent qu’à un immense gaspillage. La question devient de savoir si l’on peut évaluer sans calculer. Or, ce qu’on ne peut calculer, on peut malgré tout le décrire. Mais comment donner une bonne description d’une innovation encore à naître ? La façon usuelle de présenter les projets de recherche ne permet guère l’évaluation. Un chercheur aura toujours tendance à présenter sa découverte comme la huitième merveille du monde : sans défaut, sans ennemi, sans compétiteur, elle s’impose, d’après lui, avec toutes les forces combinées de la vérité scientifique, de l’efficacité technique, de la rentabilité économique et même de la justice sociale —sans oublier l’inéluctable progrès. À l’entendre, les actionnaires, capital-risqueurs, collègues et consommateurs, n’ont plus qu’à tirer leurs carnets de chèque… C’est humain, mais ce n’est pas évaluable.
Supposons maintenant que l’on demande à l’innovateur non plus de décrire son projet comme une inéluctable nécessité, mais de le raconter comme une périlleuse aventure qui peut très bien échouer : on exige de lui qu’il cite les compétiteurs dont les produits occupent aujourd’hui la niche dans laquelle il prétend s’installer; on lui demande de tracer les alternatives sur lesquelles son projet doit pouvoir se rabattre s’il échoue à convaincre ; on veut savoir comment il pourrait se modifier pour intégrer dans son cahier des charges les objections des opposants, et ainsi de suite. Au lieu de « bétonner » sa présentation, on lui demande d’en faire une « description risquée ». Pourquoi cette description, objectera-t-on, permettrait-elle une meilleure évaluation que l’impossible calcul ? Si l’on ne pouvait sans injustice demander au champion d’une innovation radicale de calculer d’emblée les chances de son projet, on peut encore moins exiger de lui qu’il connaisse la réponse à toutes ces questions sur l’écologie d’une innovation à venir.
Aussi n’est-ce pas sur une connaissance approfondie que porte le jugement de l’évaluateur : à un embryon d’innovation on ne peut demander qu’un embryon de réponse. L’évaluation ne porte pas sur la connaissance complète de l’environnement du projet mais seulement sur la richesse de plus en plus grande de la description offerte par l’innovateur. L’inventeur ne connaît pas le monde futur ; il peut échouer ; il peut se tromper ; il tâtonne à l’aveugle ; on ne peut se fier à aucun expert pour le juger ; on ne peut s’en remettre à l’injuste sélection naturelle, tout cela est vrai, et pourtant, une seule chose ne ment pas, un seul fil d’Ariane demeure solidement en main : la description du monde futur du projet est-elle devenue plus riche et plus détaillée aujourd’hui, après les épreuves subies par le projet, que lors de la précédente rencontre entre l’innovateur et l’évaluateur ? Ce que l’évaluateur peut mesurer avec un début de certitude, c’est le « delta d’apprentissage » qui permet, entre deux épreuves, entre deux rencontres, d’améliorer la description du projet, de le rendre à la fois plus articulable et plus négociable. « Négociable ? Mais monsieur mon projet est à prendre ou à laisser ! » s’indignera l’innovateur. Alors, ne lui donnez pas un sou ; laissez le projet rejoindre les placards où dorment les innovations géniales mais irréalisables. Vous n’avez pas devant vous un monstre prometteur, mais un « éléphant blanc », autrement dit une « usine à gaz ». Pour exister dans dix ou vingt ans, le projet doit être capable de s’insérer dans une écologie aussi fragile que celle d’une jungle amazonienne : ou bien l’innovateur cherche avec vous à comprendre cet environnement, et il faut le soutenir dans ses épreuves ; ou bien, il ne s’intéresse qu’à son projet et pas à son écologie, mais son projet n’a pas la moindre chance de passer à l’existence. En exigeant la description, vous ferez des économies que le calcul ne vous aurait pas procurées. Cela vaut mieux que d’invoquer St Darwin. »
Les propos ci-dessus sont tenus en direction du monde de l’industrie et ils s’accompagnent de 16 indicateurs répartis en 4 catégories ; chacune a pour but de prévenir ce que l’auteur qualifie de « pathologies de l’innovation » :
- la croyance qu’un projet innovant peut être balistique au sens où sa trajectoire définie au départ ne changera pas ;
- la paranoïa qui consiste à traiter de manière hostile et méprisante toute approche critique du projet ;
- la manipulation qui fait juger le projet par des experts non-représentatifs et par des épreuves non-pertinentes ;
- la disparition du projet que signe l’impossibilité d’entrevoir la création d’un objet susceptible de réconcilier les différents environnements et les intérêts contradictoires dont les phases initiales du projet ont révélé l’existence.
Les indicateurs de Bruno Latour sont brièvement présentés pour souligner que l’on trouve dans d’autres environnements professionnels, par exemple la recherche fondamentale ou l’industrie, des modalités de gestion spécifiques au suivi de projets incertains. L’enjeu n’est pas mince car, comme le souligne l’auteur, faire preuve de laxisme ne reste pas sans conséquences : « La recherche et l’innovation, entend-on souvent dans les dîners d’affaire, offrent le moyen le plus sûr (mais à coup sûr l’un des plus agréables !) de se ruiner ». Face aux risques attachés à l’innovation, le mode de gestion proposée consiste à évaluer en appréciant un « delta d’apprentissage », mesuré d’étapes en étapes au fil de la réalisation d'un projet. À chaque bilan d'étape, les ressources affectées au projet sont fonction de l’acquisition de connaissances et de savoir-faire nouveaux lors des étapes précédentes. Ainsi, les ressources allouées sont transformées en informations nouvelles sur les différents états du monde dans lequel se déploie l’innovation et sur les contours de l’objet innovant en devenir qui devra y trouver sa place.
L’INVITATION AU CHANGEMENT DE COMPORTEMENT, VARIABLE D’AJUSTEMENT DES POLITIQUES DE SANTÉ PUBLIQUE ?
La schématisation des processus d’innovation en santé publique peut être réalisée en distinguant trois variables :
- l’état des sciences et des techniques ;
- la volonté politique ;
- les changements comportementaux demandés.
Quand les connaissances scientifiques et techniques existent mais sont limitées (le sida après la mise sur le marché du test de séropositivité et avant la découverte de l’efficacité des trithérapies) et que la volonté politique émerge devant la crainte de voir se généraliser les grandes épidémies hétérosexuelles (les États commencent à percevoir le vih comme une menace pour la sécurité, l'économie et la stabilité politique), alors la prescription comportementale devient maximale. Les habitants de la planète sont invités à restreindre le nombre de leurs partenaires et à utiliser un préservatif lors de chaque rapport sexuel.
Quand le capital scientifique et technique s’accroît (la mise au point des trithérapies) et la volonté politique également (résolutions prises par les pays du G8 en 2000, l’Organisation mondiale du commerce et l’Assemblée générale des Nations Unies en 2001), alors l’adaptation comportementale demandée est plus mesurée. Les trithérapies, sous la forme d'un comprimé à prendre deux fois par jour, sont introduites dans les pays pauvres et ceux à revenu intermédiaire. Le malade n'est pas mis à contribution pour l'achat du médicament. Il bénéficie d'un effort d’information sur la maladie et son traitement. Le patient subit alors les contraintes inhérentes à la prise en charge d'une pathologie chronique : assiduité aux consultations et observance du traitement.
De ce tableau émerge une l’hypothèse selon laquelle les demandes de modifications comportementales requises par la mise en œuvre d'une politique sanitaire s’accroissent à la mesure du besoin de compenser les déficits de connaissances scientifiques ou le manque de volonté politique. Cela donne un éclairage intéressant pour apprécier le potentiel initial d’une proposition en matière de santé publique.
1985-1996 : Limiter l’expansion des épidémies à de larges populations par la prévention |
2000 : la prise en charge des malades avec des antirétroviraux dans tous les pays |
2010 : diminuer la transmission de la maladie grâce à l’usage des antirétroviraux et d’autres méthodes |
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Sciences et techniques | + | +++ | + |
Volonté politique | ++ | +++ | ++ |
Modifications comportementales | +++ | + | +++ |
Comment caractériser la situation actuelle ? La science marque le pas. La perspective d’un vaccin s’éloigne et les autres mesures préventives ne permettent pas d’éviter environ deux millions et demi de nouveaux cas chaque année. Aucun nouvel antirétroviral n’est encore venu radicalement simplifier la prise en charge des malades. Les examens biologiques nécessaires au suivi des patients deviennent accessibles sous forme de tests réalisables dans les circonstances précaires de notre pratique médicale. Un ensemble de mesures préventives et l’usage massif et de plus en plus précoce des antirétroviraux laissent entrevoir la possibilité d’une diminution de l’incidence, de la létalité et peut-être à terme de la prévalence du vih. De la part des États bailleurs, la volonté politique marque le pas comme l’illustre le ralentissement de l’augmentation des financements dédiés à la lutte contre le vih et l’affirmation d’autres priorités, par exemple la santé de la mère et de l’enfant. Nous avons vu plus haut pourquoi traiter des malades sans voir leur nombre diminuer ne faisait pas partie des stratégies jugées pertinentes par les États bailleurs de fonds. Pourtant l’objectif officiel affiché aujourd’hui par les États et les coalitions d’acteurs de la lutte contre le vih affirme une ambition élevée (l’universalisationL’universalisation est entendue comme la couverture d’au moins 80 % des patients séropositifs ayant une immunité déjà dégradée.des soins) qui entraînera une augmentation du nombre de malades à prendre en charge car les décès de ces derniers seront plus rares.
En 2010, vouloir universaliser l’accès aux soins contre le vih, en dépit des lacunes de la science et du fléchissement de la volonté politique, revient à se placer de nouveau dans une configuration comparable à celle de la période 1985-1996. Les connaissances venaient de progresser rapidement au point qu’un test de séropositivité et des mono ou bithérapies étaient disponibles et la volonté politique des États bailleurs de fonds de répondre à la pandémie s’amplifiait. Ceux qui avec des outils peu puissants entendaient interrompre la progression des épidémies à vih formulaient des demandes de modifications comportementales maximales : diminution du nombre de relations sexuelles, de partenaires et usage systématique de préservatifs. Aujourd’hui, la progression des connaissances scientifiques ralentit et la volonté politique faiblit comme le montre le ralentissement de la croissance des fonds disponible. L’objectif très ambitieux de l’universalisation des soins implique donc de croire à nouveau à la rapide survenue de changements profonds de comportements de la part des malades, des soignants et des institutions de soins.
RADICALISER LA LUTTE CONTRE LE VIH ?
Puisqu’aucun traitement ne permet d’éliminer le virus au sein d’un organisme déjà infecté, un éventuel succès de l’universalisation des soins provoquerait une baisse de la mortalité mais le ralentissement de la transmission ne serait pas d’une intensité suffisante pour éviter une accumulation permanente des individus porteurs du vih. Cela conduirait à demander chaque année aux bailleurs un effort plus important sans perspective de mettre fin ni à la maladie ni à la croissance des dépenses. Il a été montré plus haut que l’engagement des bailleurs de fonds dans le traitement de millions de malades, en dépit de l’absence d’une perspective d’élimination de la maladie et de diminution des dépenses, était le produit de la conjoncture particulière de la fin des années 1990. Aujourd’hui, la vaste coalition d’acteurs qui portent la mobilisation sociale et politique manifeste son inquiétude devant le fléchissement de la volonté des États.
En réponse, la stratégie « Test and treat » qui promet, en quelques années, une baisse de la transmission et des dépenses rencontre une popularité croissante. Au début de la visite au Kenya, à l'arrivée à Nairobi, en juillet 2010, la première réunion organisée avait pour but de décider si MSF devait signer l’appel d’une coalition d’associations kenyanes intitulé : « Vih, l’éradication est à portée de mains ». Le texte réclamait un effort financier des donateurs étrangers ainsi que du Gouvernement afin de faire du Kenya une « HIV transmission-free zone ». Le texte se référait à la position d’auteurs qui travaillent dans les deux départements de l’OMS en charge du sida et de la tuberculose. Ils sont en faveur d’une stratégie de type « Test and treat » dont le résultat attendu est l’élimination des épidémies à vih. Cette position a été exprimée à titre individuel par des experts de l’OMS dans un article paru dans The Lancet.R. M. Granich, C. F. Gilks, C. Dye, K. M. De Cock, B. G. Williams, « Universal voluntary HIV testing with immediate antiretroviral therapy as a strategy for elimination of HIV transmission : a mathematical mode », The Lancet, 373, 2009, p. 48–57. Concrètement, il est proposé de tester, chaque année, l’ensemble des personnes âgées de plus de 15 ans et de placer immédiatement tous les séropositifs sous trithérapies qu’ils aient ou non des signes cliniques de la maladie. Selon l’étude de cas réalisée par les auteurs, un modèle mathématique d’une situation à la sud-africaine simplifiée (transmission uniquement hétérosexuelle), il serait permis d’espérer en quelques années une chute de 10 à 1 % de la prévalence du vih dans cette Afrique du Sud virtuelle.
L’apport de cette publication scientifique réside dans la création d’un modèle mathématique qui répond à l’exigence des donateurs d’utiliser les fonds dans le but d'obtenir une diminution du nombre de malades et donc des dépenses. Dans ce cas, chaque individu devrait se porter volontaire pour un dépistage au moins annuel et accepterait de prendre chaque jour, pour toute la durée de sa vie, un traitement non pour se soigner mais dans le but d’apporter sa pierre à une œuvre collective : la diminution de la transmission de la maladie. Est-ce réaliste ? La consultation des données collectées lors de l’enquête anthropologiqueCf., dans cet ouvrage, Vanya Kovacic, Social Navigation.confirme que la discipline exigée des patients par les politiques de santé publique se heurte à la complexité de leurs vies.
Le plus surprenant dans la proposition « Test and treat » est l’adhésion large et rapide qu’elle suscite à peine un an après sa formulation en dépit de dilemmes éthiques et d’obstacles pratiques importants. Que deviendrait le droit de chaque patient d’accepter ou de refuser la prévention dans un tel cadre ? Comment imaginer qu’une proposition qui multiplie au moins par deux le nombre de personnes sous trithérapies puisse voir le jour dans des systèmes de santé publique précarisés, au personnel insuffisant, dotés de médicaments limités en termes d’efficacité bien que pourvus d’effets secondaires notables ? En réalité, cette proposition plus économico-politique que médicale répond parfaitement à la situation qui s’installe à la suite de l’accord de l’OMC de Doha (2001) et de la création du Fonds Global (2002). À l’occasion de ces circonstances très particulières, les États ont accepté d’investir dans le traitement des malades en dépit de l’absence de perspectives d’élimination de la maladie. Quand cette configuration aussi exceptionnelle qu’avantageuse disparaît, la perspective théorique de l’éradication de la maladie réapparaît dans les discours des chercheurs et des activistes de la lutte contre le vih. Peu importe que le développement d’outils de prévention marque le pas, notamment la recherche vaccinale, ne pas perdre contact avec les bailleurs impose de trouver une parade à leur démobilisation motivée par des raisons économiques. En effet, le ralentissement de la progression des budgets dédiés à la lutte contre le vih commence à être sensible. Interrogé au sujet de la proposition « Test and treat », un haut fonctionnaireLes noms des personnes interviewées ne seront pas mentionnés dans ce texte. Elles ont été encouragées à être directes dans leurs commentaires sous réserve d’anonymat.du ministère de la Santé du Kenya confirme son intérêt. Selon lui, ce n’est qu’une question de moyens financiers. Dans l’idéal, ce partisan du MwalimuEn référence à Julius Neyrere, président de la Tanzanie de 1964 à 1985, surnommé le Mwalimu (l’instituteur), farouche partisan de l’indépendance des politiques de développement visà-vis des anciennes puissances coloniales.préfèrerait que son pays puisse lui-même faire l’effort financier car cela lui semble la meilleure garantie d’un développement durable. Mais, faute d’une solution nationale, il affirme son souhait de voir les bailleurs de fonds augmenter leurs financements au point de couvrir le traitement de l’ensemble des séropositifs. Pourtant, le Kenya est l’un des pays où, les années précédentes, les financements internationaux ont dépassé la capacité des institutions sanitaires à en faire bon usage. L’entretien avec ce haut fonctionnaire du ministère de la Santé laissera l’impression souvent éprouvée dans des contextes différents d’être face à une attitude où financements transnationaux d’une action de santé publique et rente de situation pour les fonctionnaires d’une administration sont confondus. Ce sentiment sera confirmé par un entretien avec un responsable du National Aids Control Council (NACC) alors en pleine activité de collecte de fonds et par le regard extérieur mais impliqué d’une responsable américaine des Centers for Disease Control and Prevention (CDC), en poste au Kenya.
Tester toute une population chaque année et traiter avec des antirétroviraux tous les cas positifs - qu’ils aient besoin ou non d’un traitement à titre individuel - dans le but d’interrompre la transmission est une approche qui peut répondre à certaines situations dramatiques. Dans des régions de forte prévalence, l’expérience vaut la peine d’être tentée tant le contrôle de l’épidémie est hors de portée des autres stratégies alors que son impact est dévastateur. Mais l’énumération des conditions nécessaires (haute prévalence, acceptabilité et faisabilité) permet de comprendre qu’elles seront rarement réunies. La région d’Homa Bay connaît une prévalence du vih deux fois supérieure à celle de l’Afrique du Sud qui a servi d’exemple à la modélisation « Test and treat ». Pour développer une telle stratégie dans cette région, il faudrait une mobilisation et des formes d’organisation sociale inédites dont le travail quotidien de MSF relève des traces trop ténues pour rendre crédible l’ambition d’éteindre l’épidémie en quelques années. En l’état actuel des outils disponibles pour lutter contre les épidémies à vih, la possibilité de réduire la pression de la maladie sur une société dépend davantage de la capacité des acteurs politiques et sociaux à inventer des formes de mobilisation médicosociale inédites que des techniques médicales en elles-mêmes.
LE RETOUR DE L'AGENT DE SANTÉ, FANTASSIN ET FANTÔME DE LA SANTÉ PUBLIQUE
Les deux propositions, universalisation des soins et « Test and treat », trouvent un terrain d’accord sur un point. C’est dans la « mobilisation communautaire » (un ensemble de comportements nouveaux adoptés par les malades et les personnes de leur entourage qui ne sont pas des professionnels médicaux ou paramédicaux) que se trouvent les ressources nécessaires pour atteindre l’objectif. C’est ainsi que réapparaissent les figures de l’agent de santé et de la « communauté » qui étaient au cœur de de la Conférence d’Alma Alta (1978) pour « la santé pour tous en l’an 2000 ». Plus de 30 ans après, les vertus supposées de ces agents de santé communautaires sont toujours au cœur des débats de la santé publique transnationale comme l’illustre un documentInstitute for Development Studies (IDS). « The UK Department for International Development (DFID) is the Institute's largest funder. IDS also receives funds from the European Union, various UN agencies, and a wide range of aid agencies, trusts and foundations ». http://www.eldis.org/download.cfm?downloadfile=5A2F29 50-A58D-9352-CB5B5E0F1684A2D6&typename=dmFile&fieldname=filename.de l’Institute for Development Studies : « Human resources are at the very heart of a health system. Health systems cannot function effectively without sufficient numbers of skilled, motivated and supported health workers ; yet estimates suggest that there is a shortage of 4.2 million health workers worldwide. The shortage is most severe in sub-Saharan Africa. In countries where formal health workers are too few, Community Health Workers (CHWs), local level volunteers, have an important role to play in providing services to the poorest and most vulnerable communities. As members of the communities within which they work, CHWs know and understand the health needs of those around them. Moreover, they can be trained and deployed quickly, and are unlikely to emigrate. »
Mais les méta-analyses des données existantes, en particulier celles des études de type Randomised Control Trial (RCT), apportent des nuances utiles à la compréhension de l’impact que l’on peut attendre de la mobilisation d’un acteur de santé publique qui a été entre-temps renommé, Lay Health Workers (LHW). Une des plus importantes revues S. A. Lewin, S. M. Babigumira, X. Bosch-Capblanch, G. Aja, B. van Wyk, C. Glenton, I. Scheel, M. Zwarenstein, K. Daniels, Lay health workers in primary and community health care: A systematic review of trials. A policy brief prepared for the International Dialogue on Evidence-Informed Action to Achieve Health Goals in Developing Countries (IDEAHealth). [http://www.who.int/rpc/meetings/LHW_review.pdf].de la littérature disponible permet de faire le point sur l’état des connaissances : « Conclusions. The use of LHWs in health programmes shows promising benefits, compared to usual care, in promoting immunization and breastfeeding uptake; in reducing mortality and morbidity from common childhood illnesses; and in improving TB treatment outcomes. Little evidence is available regarding the effectiveness of substituting LHWs for health professionals or the effectiveness of alternative training strategies for LHWs. » L’état des connaissances est en lui-même un sujet qui mérite des précisions: nombre des études portaient sur des environnements à haut revenu ; les essais randomisés au sujet des Lay Health Workers sont mal référencés dans les bases de données scientifiques ; les études incluses dans la revue de la littérature n’incluent pas toutes une comparaison entre les mêmes services délivrés par des professionnels ou par des LHWs ; les études comparant professionnels de santé médicaux et paramédicaux aux LHWs ne permettent pas d’arriver à une conclusion en faveur de l’une ou l’autre catégorie de personnel ; les durées des études sont trop courtes pour avoir une idée des effets de l’activité des LHWs en dehors du court terme ; la différence d’intensité de la supervision des personnels entre les études et la routine est à prendre en compte pour apprécier la reproductibilité des effets notés ; dans l’ensemble, les données disponibles distinguent mal les échecs dus à une mise en œuvre insuffisante des actions et ceux dus aux manques d’effets des actions choisies.
Dans l’exemple du district d’Homa Bay au Kenya, plusieurs organisations se sont vu allouer des responsabilités et des budgets par l’État et les bailleurs de fonds internationaux pour agir à l’échelle de la communauté. Dans le cadre du Plan stratégique kenyan de réponse à l’épidémie vih / sida, il est estimé que 60 % des services au niveau local doivent être produits par ce type d’institutions (Community Services Organisations, CSOs) réunies dans le Kenya AIDS NGOs Consortium (KANCO). Créé en 1990 par sept organisations, ce Consortium compte aujourd’hui plus d’un millier d’institutions. L’Association des femmes luttant contre le sida au Kenya (Women Fighting AIDS in Kenya, WOFAK), née en 1994, est un exemple d’organisation œuvrant dans différents domaines : prévention et éducation dans les groupes les plus à risque, conseil aux personnes infectées par le vih, soins médicaux, conseil pour suivre le traitement. WOFAK gère une dizaine de centres dont trois à Nairobi et elle estime ses bénéficiaires à 6000 femmes et 2000 enfants. Les activités impliquent le déplacement sur sites de représentants de l’Association et l’organisation de réunions avec des personnes infectées par le vih dans les localités. Quand on interroge les responsables de WOFAK du district d’Homa Bay, elles ne font pas mystère d’un manque de moyens et d’organisation pour effectuer leurs tâches. Ainsi les associations de ce type entendent-elles agir par l’entremise de personnes vivant avec le vih ou de personnes de leur proche entourage mais, en réalité, elles ne possèdent pas les moyens matériels d’entretenir une relation régulière avec ces personnes chargées de relayer l’action de santé publique en dehors des centres de santé et des hôpitaux. Ce qui revient dans l’entretien avec WOFAK mais aussi avec les représentants d’autres organisations (par exemple l’African Medical and Research Foundation) ce sont les réticences de MSF, peu disposée à financer les contacts (transports, nourriture) entre les représentants de ces associations et ceux des fameuses « communautés » qui sont la cible de leur action. En fait, dans le but de décentraliser l’offre de soin, de l’hôpital de district vers les centres de santé périphériques, MSF comptait sur l’aide de ces organisations qui demandent elles-mêmes de l’aide à MSF pour pouvoir accomplir leur travail.
Les remarques ci-dessus autorisent à douter des résultats d’une stratégie nationale et mondiale - l’universalisation des soins - qui, en l’absence de techniques et de politiques appropriées, prétend atteindre un objectif maximal en utilisant pour pallier ces insuffisances le « joker » de la mobilisation communautaire. Le doute est renforcé par la mémoire de configurations proches dans le domaine des politiques de santé publique (par exemple l’universalisation des soins de santé primaires) comme dans le domaine spécifique de la lutte contre le vih (l’aspiration à enrayer la progression de l’épidémie à ses débuts par l’adoption rapide et massive de nouveaux comportements sexuels).
ET MAINTENANT QUE FAIRE ?
SE DÉBARRASSER DES ILLUSIONS ET CONNAÎTRE SES FAIBLESSES
Aucun élément, ni dans les textes ni dans l’histoire de MSF, n’indique que la prise de responsabilités de santé publique dans la longue durée doive être écartée a priori sous motif d’incompatibilité avec « l’identité des MSF ». Par contre, des leçons doivent être tirées de nos expériences passées. La première d’entre-elle est la nécessaire prise de distance avec les « utopies sanitaires » comme l’universalisation des soins et le « Test and treat ». Pourquoi parler de distance et non de rejet ? D’abord, parce que ces grands slogans tournés vers l’avenir sont porteurs de nouvelles normes sanitaires qui légitiment la résistance aux aspects inacceptables de la réalité présente. Ces grandes mobilisations transnationales ont le mérite de mettre à l’agenda des grands de ce monde des sujets sur lesquels ils étaient peu de temps auparavant d’une inertie désespérante. Ces dynamiques politiques nouvelles ouvrent la possibilité de s’inscrire dans une mobilisation d’ensemble tout en conservant une approche critique. Mais cet engagement critique ne peut être profitable que si une réelle distance est prise avec l’illusion contenue dans le cœur de la politique proposée. Par exemple, croire possible d’éradiquer le vih avec les outils aujourd’hui disponibles implique que les renouveler pourrait certes être nécessaire mais non indispensable. Or, dans un contexte de pénurie chronique des ressources pour la santé publique, ce qui est nécessaire sans être indispensable devient vite superflu. Ainsi, la possibilité de faire des petits progrès aussi essentiels que la mise au point de nouveaux tests diagnostiques et médicaments est affaiblie.
La deuxième grande leçon tirée de nos expériences nous renvoie à nos propres limites. Nous n’avons pas toutes les qualités requises par certains aspects des politiques sanitaires. En particulier, dans de nombreux pays d’Afrique et d’Asie, à la poursuite de « La santé pour tous en l'an 2000 » ou dans le but de relancer l'accès aux soins une fois la guerre terminée, nous nous sommes essayés à l’amélioration de la gestion des institutions publiques de soins en nous faisant déléguer par les ministères de la Santé la direction de certaines d’entre elles. En bref, si, du début des années 1980 au milieu des années 1990, les actions conduites dans cette perspective furent d’instructives aventures elles furent également de retentissants échecs. Soit les institutions n’étaient pas à une période de leur histoire qui rendait réaliste d’atteindre les objectifs (les dispensaires après l’Initiative de Bamako et dans un environnement d’ajustement structurel), soit les compétences et les personnels de MSF étaient peu en rapport avec les besoins de leur construction institutionnelle (les Programmes Élargis de Vaccination). Outre un contexte financier défavorable de restriction des dépenses publiques dans les pays concernés, il faut avoir la lucidité de noter nos propres faiblesses : le caractère privé d’une association se consacrant pourtant à la consolidation d’institutions publiques, son statut d’étranger et la rotation incessante de ses personnels expatriés qui, par ailleurs, ne possèdent pas souvent les qualifications spécifiques requises par une tâche de cette nature.
DÉCRIRE ET COMPRENDRE CE QUE L’ON SOUHAITE COMBATTRE
Tout d’abord, l’épidémie elle-même doit faire l’objet d’une description à l’échelle à laquelle on entend la combattre : en l’occurrence les districts d’Homa Bay et Ndhiwa. La littérature interne regorge d’informations provinciales, nationales et mondiales. Les informations sur les cohortes de patients suivis sont relativement précises. Mais un échelon est manquant, celui de la réalité collective dans laquelle nous exerçons, en l’occurrence celle de la population de deux districts ruraux au Kenya.
Les patients perdus de vue et plus généralement les individus qui n’utilisent pas des services médicaux pour lesquels ils sont éligibles doivent retenir l’attention des équipes médicales. L’enjeu est l’adaptation de l’offre de soins à la culture et aux conditions de vie des patients et non l’inverse. Le travail de sociologie ou d’anthropologie médicale doit bénéficier d’une plus grande autonomie dans la formulation des questions à étudier. Si ces dernières sont exclusivement fournies par les responsables opérationnels sous la forme de termes de référence renvoyant à leurs propres préoccupations et préjugés, il est probable que les études de sciences humaines renforcent des opinions déjà répandues au sein de l’institution au lieu d’éclairer sous un jour nouveau les difficultés rencontrées. Les modalités actuelles des activités de prévention et de traitement demeurent très contraignantes. Jusqu’à quel point et dans quelles proportions peuvent-elles être réalisées ? Seules des observations médicales et sociologiques combinées pourront répondre à cette question.
RECENSER LES FORCES ET LES SAVOIRS DISPONIBLES
L’embauche récente d’un cadre kenyan responsable des partenariats avec les autres acteurs de la lutte contre le vih à Homa Bay devrait permettre de développer une vue d’ensemble des ressources disponibles dans les deux districts. MSF devrait peut-être prendre l’initiative de proposer la tenue « d’États généraux » de la lutte contre le vih à Homa Bay. Outre les ressources disponibles, cela permettrait de recenser les convergences et les divergences entre acteurs et probablement de faire mieux entendre le point de vue des associations de patients.
Quoi qu’il en soit, une fois recensées les ressources et les synergies possibles, le décalage entre la prévalence du vih et les moyens pour faire face demeurera très important. Il est certain que MSF dispose de ressources, notamment financières, qui lui permettraient de recruter les personnels manquants. Dans le même ordre d’idée, nous serions capables de couvrir le territoire avec des agents de santé déployés en dehors des institutions de soins. Dans le domaine particulier du sida, des étudesDr Shabbar Jaffar PhD, Barbara Amuron MSc, Prof Susan Foster PhD et al.,« Rates of virological failure in patients treated in a home-based versus a facility-based HIV-care model in Jinja, southeast Uganda: a cluster-randomised equivalence trial », The Lancet, Volume 374, Issue 9707, Pages 2080 - 2089, 19 December 2009.ont déjà montré la place importante que cette catégorie de personnel pourrait occuper dans le suivi des malades. Mais l’état de la littérature au sujet des Lay Health Worker est sans ambigüité sur un potentiel effet systémique. Il n’existe pas d’exemple qui autorise à penser que leur usage constitue un avantage décisif pour le développement d’un système pérenne de soins.
Au fond, l’aboutissement de la logique de glissement de l’exécution des tâches le long de la chaine hiérarchique (du spécialiste vers le généraliste, du médecin vers l’assistant médical ou l’infirmier, de l’infirmier vers l’agent de santé) n’est-il pas la délégation au malade et à son entourage (famille, proches ou association de malades) d’une bonne partie de la responsabilité thérapeutique ? Dans plusieurs pays, le Burundi par exemple, la proportion importante de patients traités dans les réseaux associatifs confirme ce point de vue. Les raisons d’initier un traitement antirétroviral le plus tôt possible se précisent. Elles ne sont plus seulement en relation avec la nécessité d’une bonne prise en charge individuelle mais également en rapport avec la nécessité d’éviter qu’un patient infecté transmette le virus à un trop grand nombre d’autres personnes. En conséquence, le nombre d’individus théoriquement éligibles pour un traitement antirétroviral s’accroît et devient de plus en plus difficilement intégrable dans les structures de soins. Les patients qui seront recrutés ou qui se présenteront spontanément auront dans un nombre de cas croissant une anomalie biologique, la présence du vih dans leur organisme, sans manifestations cliniques majeures. Prévoir de leur déléguer, avec l'appui de leur entourage, une bonne partie de la responsabilité thérapeutique est probablement l’approche qui représente le meilleur compromis pour intensifier la réponse aux épidémies à vih là où elles sont les plus meurtrières, sans faire croître d’une manière démesurée les institutions publiques de soins au profit de la prise en charge d’une seule maladie.
Les outils nécessaires à l’achèvement d’un tel projet, ne serait-ce qu’en matière d’antirétroviraux et d’examens de laboratoire, ne sont pas aujourd’hui disponibles. Jour après jour, se précise le besoin d’une nouvelle combinaison à doses fixes d’antirétroviraux pour un prix compatible avec un usage à l'échelle de plus de dix millions de traitements par an dans le monde. Elle devrait être plus robuste face à l’émergence des résistances, tolérante à l’irrégularité des prises, peu sensible aux variations de poids et dotée d’effets indésirables moins sévères. Le nombre d’examens de laboratoire réalisables rapidement dans des conditions précaires augmentent rapidement. Le test de séropositivité et le dosage des lymphocytes T4 sont désormais disponibles sous cette forme et la charge virale le sera bientôt. Ne peut-on imaginer que les patients se présentent à un guichet situé à proximité de leurs lieux de résidence ou d’activité afin de se faire dépister, de démarrer un traitement sur des critères biologiques avant que leur immunité ne soit trop dégradée, de suivre l’efficacité du traitement à l’aide d’examens de laboratoires simplifiés (le dosage des CD4 et la charge virale sous forme de tests rapides) et en l’absence d’anomalie majeures de faire renouveler leur prescription d’antirétroviraux sans avoir vu ni médecin ni infirmier ? La seule pièce manquante dans ce dispositif de suivi principalement biologique d'un patient porteur du virus avant qu'il ne présente de signes cliniques de la maladie, serait un test de laboratoire permettant de savoir si le patient a observé le traitement prescrit. C’est une spécification qui pourrait être incluse dans le cahier des charges pour la mise au point de la nouvelle combinaison à doses fixes qui prendra le relais de la première ligne thérapeutique utilisée aujourd’hui. Ne serait-il pas possible d’inclure dans la nouvelle combinaison à doses fixes d’antirétroviraux un marqueur indiquant, à l’aide d’un test biologique simple, la bonne observance du traitement ? Mais les outils biologiques n'auront d'intérêt que s'ils répondent au mieux aux souhaits des patients. Quelle que soit la sophistication des moyens disponibles le dialogue entre équipes soignantes et patients sera indispensable pour procéder ensemble aux choix qui définissent un protocole de soins. Le changement de première ligne thérapeutique, rendu inévitable en raison des échecs et des effets secondaires, fournit l'opportunité d'examiner quelles sont les requêtes des patients et des cliniciens qui les suivent afin de profiler au mieux la nouvelle ligne thérapeutique.
Tester de nouvelles approches requiert un cadre de travail approprié qu’un partenariat avec KEMRI,« The Kenya Medical Research Institute (KEMRI) is a state corporation established through the Science and Technology (Amendment) Act of 1979, as the national body responsible for carrying out health research in Kenya. » l’institution nationale de recherche médicale, pourrait créer. Le fait que KEMRI et MSF soient tous deux membres fondateurs de la Drugs for Neglected Diseases initiative conforte l’idée d’un partenariat qui permette de construire l’autonomie suffisante pour développer des approches alternatives en dehors ou à la marge des protocoles de soins du système public. L’espoir est que ces alternatives étant étudiées par l'Institut national de recherche médicale, elles puissent un jour être intégrées dans les centres de soins du ministère de la Santé.
L’acquisition de meilleurs outils (médicaments et examens de laboratoire) ouvre sur la dimension transnationale de la lutte contre le vih. La problématique des besoins spécifiques de recherche médicale pour les malades pris en charge avec des ressources limitées, celle des modalités de commercialisation des produits médicaux et celle du financement de la santé publique demeurent centrales. Dix ans plus tôt, MSF a été un acteur de l’évolution de ces dossiers en raison de la légitimité créée par ses premiers succès thérapeutiques là où cela était considéré comme irréalisable. Cela a permis à l’Association de simplifier l'énoncé du problème auquel elle faisait face : « Nos patients ne décèdent pas en raison de la virulence des agents infectieux mais à cause de prix indument élevés des médicaments qui pourraient les sauver ». On comprend aisément la puissance d’une telle déclaration sur la place publique et ses effets dévastateurs sur les positions des groupes d’intérêt en cause, par exemple les grands laboratoires pharmaceutiques et les États bailleurs de fonds. L’équivalent contemporain de ce puissant levier du plaidoyer serait de faire la démonstration qu’une épidémie peut être contrôlée à l’échelle locale. Alors, en s’appuyant sur ce nouveau savoir faire, MSF serait de nouveau fondée à réclamer sur la place publique les moyens nécessaires au contrôle des épidémies à vih dans les endroits où elles sont les plus meurtrières.
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