Jean-Hervé Bradol & Jean-Hervé Jézéquel
Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).
Directeur adjoint pour l'Afrique de l'Ouest, International Crisis Group
Jean-Hervé Jézéquel a d'abord travaillé en tant que consultant pour Crisis Group en Guinée en 2003, avant de devenir analyste senior pour la région du Sahel en mars 2013. Il a également travaillé pour Médecins Sans Frontières en tant que coordinateur terrain au Libéria et chercheur.
PARTIE 2 Aliments de la petite enfance, du rationnement à l’abondance ?
Jean-Hervé Bradol
Cas individuels ou crise nutritionnelle à l’échelle d’une population, la dénutrition est une des pathologies les plus fréquentes de la médecine exercée par les humanitaires. En consultation, les patients sont nombreux et le temps est compté. Les compétences cliniques et les examens complémentaires sont rares. Le diagnostic est dominé par l’anthropométrie. Les mesures (poids, taille, périmètre brachial) et la connaissance de l’âge permettent, en comparaison à des tables de références, d’apprécier l’écart d’un individu à une norme idéale de croissance. L’usage d’une norme ne signifie pas que l’objectif est d’atteindre pour chaque individu une stature idéale à un âge donné. Georges Canguilhem explique le sens à donner à l’existence d’une norme dans son ouvrage Le normal et le pathologique :G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, P.U.F., 2009, p. 41. « En toute rigueur une norme n’existe pas, elle joue son rôle qui est de dévaloriser l’existence pour en permettre la correction. Dire que la santé parfaite n’existe pas c’est nettement dire que le concept de santé n’est pas celui d’une existence, mais d’une norme dont la fonction et la valeur est d’être mise en rapport avec l’existence pour en susciter la modification. Cela ne signifie pas que la santé soit un concept vide. » Dans l’exemple de la dénutrition, la modification de l’existence, la correction prioritaire recherchée est la prolongation de la vie. En effet, il est solidement établi que des écarts trop importants à la norme anthropométrique s’associent à des mortalités élevées chez les enfants en bas âge. La norme en usage vient d’être renouvelée par l’OMS en 2006. Sans s’étendre sur ce point, il faut signaler que les nouvelles tables facilitent l’identification des enfants dont le pronostic vital est en jeu. Concrètement, il faut réduire des mortalités importantes au sein de populations où 10, 15 et parfois jusqu’à 20 % des enfants n’atteignent pas l’âge de 5 ans. La pertinence pour une association médicale humanitaire d’une action ainsi définie est renforcée par la faiblesse de la réponse des Etats et des Organisations internationales. Pour ne prendre qu’un exemple, les estimations disponibles indiquent que 90 % des enfants atteints par la forme de dénutrition la plus létale (la malnutrition aiguë sévère) ne reçoivent aucun traitement.
A l’échelle internationale, 36 pays regroupent plus de 90 % des cas de malnutrition infantojuvénile. Les pays les plus touchés sont ceux où MSF travaille déjà pour d’autres raisons. L’agrégation de données et les analyses globales censées en découler suscitent à juste titre une certaine réserve. Dans le domaine de la dénutrition, les données épidémiologiques ont le mérite de reposer sur des enquêtes nationales effectuées à l'aide de définitions de cas et d'une méthodologie communes. Les deux continents les plus atteints sont l’Asie, en particulier le sous-continent indien, et l’Afrique, notamment sa partie sub-saharienne. Les estimations disponibles indiquent que deux tiers des cas se trouvent en zones rurales. En l’état des connaissances, il est recommandé d’intervenir avant l’âge de 2 à 3 ans. La majorité des décès survient au cours de cette période et les carences non corrigées, passé ce seuil, laissent à l’individu des séquelles définitives : capacités d’apprentissage scolaire diminuées et fréquence plus élevée des maladies dégénératives à l’âge adulte (pathologies cardio-vasculaires, diabète). En revanche, la correction rapide mais tardive, passé le cap de la petite enfance, d’une insuffisance pondérable augmenterait le risque de maladies chroniques à l’âge adulte. Pour être efficace et ne pas être nuisible, l’intervention médicale doit être réalisée au cours de la petite enfance. En dépit de leurs conséquences morbides, quand un amaigrissement rapide ou un retard de croissance important sont relevés lors d’une consultation, le plus souvent, ni la famille ni le praticien ne peuvent fournir les aliments nécessaires à la récupération nutritionnelle de l’enfant. Ils sont introuvables dans le commerce ou sont hors de la portée du pouvoir d’achat de la grande majorité des familles. Si la malnutrition affecte toute une région, il faut se résoudre à voir le phénomène s’aggraver presque à l’identique chaque année à la même saison : la période précédant les récoltes, dite de soudure, le hunger gap ou la hunger season, quand les familles ont déjà épuisé leurs réserves économiques et attendent les revenus de la récolte à venir. La dénutrition donne alors lieu à une poussée épidémique saisonnière qui accentue les carences alimentaires déjà importantes de la population au point d’entraîner un pic de mortalité. Saison critique où les maladies infectieuses (paludisme, diarrhées, infections respiratoires) connaissent également une augmentation. La dénutrition, par le biais de l’immunodéficience qui l’accompagne, favorise la survenue d’infections qui provoquent à leur tour une dégradation de l’état nutritionnel de l’enfant. Les deux pathologies concourent ensemble à un excès de mortalité infanto-juvénile. Mais s’il est admis que les infections doivent être traitées, cela est moins vrai en ce qui concerne les carences alimentaires. Aucune équipe soignante ne laisserait partir un nourrisson sans traitement à l'occasion d'un accès palustre, d'une infection respiratoire grave ou d'une diarrhée mais l'immense majorité des nourrissons dénutris sortent de la consultation sans aucune prescription pour traiter leurs carences. Pourtant dans la littérature médicale, la dénutrition est considérée comme étant à l'origine de 35 à 53 %, selon les sources, des décès des enfants de moins de 5 ans. A la différence des situations chroniques évoquées ci-dessus, les circonstances où les secours alimentaires et les soins nutritionnels ont le plus progressé ces dernières décennies sont les plus extrêmes : la guerre et les catastrophes naturelles. Mais la majorité des décès en rapport avec la dénutrition survient en dehors de ces circonstances exceptionnelles. Ils se produisent plutôt dans la banalité du quotidien de régions où pour produire ces catastrophes chroniques, trois facteurs se conjuguent : des pénuries en denrées alimentaires au sein de nombreuses familles, une méconnaissance des pratiques alimentaires adaptées aux besoins physiologiques du nourrisson et une forte pression des maladies infectieuses. Pour contribuer au mieux à la diminution de la mortalité, la prise en charge de la malnutrition doit s’inscrire dans un ensemble d’actes de pédiatrie visant notamment à prévenir et à traiter les infections.
DES AVANCEES SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES AUX TATONNEMENTS DE LEUR MISE EN ŒUVRE SUR LE TERRAIN
Le développement des connaissances a permis de mieux comprendre qui traiter en priorité (les femmes enceintes et les très jeunes enfants), pourquoi il fallait le faire (diminuer la mortalité) mais également comment le faire. En effet, les relations entre de multiples éléments du bol alimentaire (les vitamines, les minéraux, les acides aminés, etc.) et certains états pathologiques sont mieux comprises aujourd’hui. La nouvelle génération de produits nutritionnels est plus efficace car elle intègre non seulement les besoins en calories et en protéines mais également la nécessité de couvrir une quarantaine de micro-nutriments. Le caractère prêt à l’emploi des aliments thérapeutiques s’est également avéré essentiel comme l’administration du traitement en ambulatoire pour les cas de malnutrition aiguë sévère. En Angola (2002), MSF était capable de traiter environ 8 000 cas de malnutrition aiguë sévère au cours d’une période de quelques mois. Il est désormais possible de prendre en charge des dizaines de milliers d’enfants en atteignant des proportions de guérisons jamais atteintes auparavant (Niger, 2005) et souvent supérieures à 80 %. Le succès de ces nouvelles interventions est dû non seulement à la meilleure composition de l’aliment thérapeutique mais surtout au fait qu’il offre enfin une réponse à l’exigence des mères de traiter l’enfant à la maison de la façon la plus simple possible. L’augmentation du nombre d’enfants traités et celle de la proportion des guérisons reposent en grande partie sur l’administration du traitement à l’extérieur des institutions médicales. Le regard du médecin sur le rôle des mères, et plus largement de la famille, s’est inversé. Autrefois, aux yeux de l’équipe soignante, les mères échouaient à alimenter correctement leurs enfants et s’opposaient aux contraintes imposées par l’ancien protocole de soins. Quand l’état de l’enfant devenait critique, elles refusaient souvent de passer plus d’un mois avec lui à l’hôpital. Les mères justifiaient leur refus de l’hospitalisation par des motifs légitimes : la nécessité de s’occuper du reste de la fratrie, le poids sur l’économie familiale d’un séjour à l’hôpital constitué de coûts directs (le paiement au mieux en partie des frais hospitaliers) et indirects (le manque à gagner lié à la fonction de garde-malade à temps plein). Aujourd’hui, elles traitent avec succès les enfants à domicile à condition que les institutions médicales mettent à leur disposition les aliments thérapeutiques. Ces produits répondent aux besoins spécifiques d’un organisme en croissance rapide mais aussi aux circonstances de la vie des familles, au temps et aux ressources dont elles disposent pour nourrir les enfants les plus jeunes. Ils ne demandent aucune préparation particulière et leur consistance pâteuse favorise leur utilisation par les membres les plus jeunes de la famille. Dans le même temps, les moyens disponibles pour lutter contre les infections ont été améliorés : nouveaux vaccins et nouveaux médicaments. L’ensemble des progrès en nutrition et en infectiologie permet d’envisager un changement d’échelle en matière d’efficacité des soins pédiatriques à condition que les enfants vivant dans les situations les plus précaires puissent en bénéficier.
Si les progrès scientifiques et techniques sont réels (nouvelles normes sélectionnant mieux les enfants les plus à risque, traitements plus efficaces, possibilités d’interventions plus précoces), leur mise en œuvre sur le terrain demeure limitée. Le consensus sur lequel les professionnels de la nutrition s’accordent aujourd’hui recommande la promotion de l’allaitement maternel, la diffusion d’informations sur les besoins nutritionnels spécifiques de la femme et du nourrisson, l’enrichissement de certaines productions industrielles (l’iode dans le sel de table par exemple), la distribution massive de certains micro-nutriments (la vitamine A par exemple) et le traitement de la malnutrition aiguë sévère. Limiter la distribution d’un aliment thérapeutique aux seuls cas de marasmes graves présente plusieurs inconvénients dans les lieux où à une dénutrition fortement endémique s'ajoute un important pic saisonnier annuel. Les cas sévères sont alors trop nombreux pour être absorbés par les institutions de santé publique et trop dispersés au sein de la population pour être aisément identifiables. Leur recrutement impose un complexe, coûteux et permanent triage de l’ensemble des enfants. Si le traitement à domicile est privilégié, cela ne doit pas faire oublier qu’environ un quart des malades présentent des complications nécessitant une hospitalisation. Quand l’incidence est élevée, au moment du pic saisonnier annuel, le nombre d’hospitalisations devient rapidement ingérable pour les centres de santé et les hôpitaux. Si on étend la distribution d’un aliment thérapeutique aux cas de malnutrition aiguë modérée pour prévenir la survenue de trop nombreux cas sévères et faire l’économie d’une partie des hospitalisations (comme à Guidam Roumji, au Niger, en 2006), le travail de triage pour différencier les cas à traiter de la masse des enfants est si lourd qu’il engloutit à lui seul une grande partie des ressources disponibles. Il reste alors seulement un tiers du budget pour l’achat des aliments thérapeutiques. L’option de ne pas trier et de traiter tous les enfants de la classe d’âge la plus à risque (6-36 mois) a été étudiée dans le même département du Niger en 2007. Elle montre une répartition plus équilibrée des dépenses dont les deux tiers sont alors consacrés à l’achat d’aliments pour les enfants. Les deux modes d’intervention, mis successivement en œuvre dans le département de Guidam Roumji (2006 et 2007), ont le même impact sur la diminution du nombre de cas sévères habituellement attendus. Traiter l’ensemble de la classe d’âge est en cohérence avec les données épidémiologiques. Au sein d’une population d’enfants, une forte prévalence des cas de malnutrition aiguë indique l’existence de carences nutritionnelles qui touchent, sous une forme ou une autre, presque toute la population juvénile. Mais, offrir un complément nutritionnel à tous les enfants âgés de 6 mois à 3 ans, au cours de la période la plus critique de l’année, induit une dépense totale en aliments spécialisés qu’aucun budget de santé publique ne peut assumer. Le prix des aliments spécialisés prêts à l’emploi est d’environ 2,5 euro par kilogramme. Il est constitué pour moitié du prix des matières premières : lait, sucre, arachides et huile. Précoce, étalé sur plusieurs mois ou tardif et concentré sur environ un mois au moment d’un épisode de malnutrition aiguë sévère, le traitement demande, dans les deux cas, environ une dizaine de kilogrammes, 25 euros. En réalité, leur prix rend ces aliments inaccessibles à de larges segments de la population et il est incompatible avec les montants des budgets nationaux de la Santé et ceux de l’aide internationale.
En dehors des cas de malnutrition sévère, l’usage était jusqu’à présent de donner des farines mais leur composition les place en dehors des recommandations nutritionnelles internationales pour l’alimentation des nourrissons, notamment en raison de l’absence d’une composante d’origine animale, indispensable à la croissance. Une nouvelle génération de farines enrichies en lait et en micro-nutriments a été l’objet d’un effort de développement récent. Mais au final, en prenant en compte l’ensemble des paramètres de leur utilisation, les nouvelles farines ne représentent pas une alternative moins onéreuse que les pâtes nutritionnelles prêtes à l’emploi. En 2006, le Programme alimentaire mondial des Nations unies a distribué 6,7 millions de tonnes d’aide alimentaire dont seulement 7 % de farines et 0,3 % de produits contenant du lait. Les farines sont en réalité en grande partie utilisées pour soutenir des enfants scolarisés. Les nourrissons constituent la grande majorité des décès liés à la mauvaise alimentation mais ils sont peu et mal servis par l’aide alimentaire internationale.
LA POLITIQUE DU RATIONNEMENT ET DE L’INVISIBILITE
Si l’idée que la génération précédente de farines ne répond pas aux besoins des enfants les plus jeunes est admise, il reste qu’est toujours discutée la proposition de débuter le traitement avec la nouvelle génération d’aliments avant que les nourrissons ne présentent la forme la plus sévère de dénutrition. En dehors des situations de guerre et de catastrophes naturelles, cette proposition se heurte à l'hostilité habituelle à l'encontre des distributions alimentaires et à l’absence d’un accord entre experts au sujet de la composition idéale des aliments pour répondre à la malnutrition aiguë en dehors de sa forme sévère. Les bailleurs de fonds soutiennent la recherche pour le développement d’une nouvelle famille de compléments alimentaires. Cela se traduit par des financements nouveaux, à hauteur de plusieurs dizaines de millions de dollars, affectés à des projets de recherche.
Les connaissances scientifiques manquent-elles pour prendre la décision de traiter la malnutrition avant qu’elle ne devienne sévère ? Si la situation demeure mauvaise dans un pays sur cinq, cela ne doit pas faire oublier que les quatre autres ont résolu un problème qui, moins de deux siècles plus tôt, était commun à l’ensemble du monde. En réalité, en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord, il existe de nombreux exemples de réussites en Asie et en Amérique Latine (Mexique et Thaïlande par exemple). L’existence de recherches en cours ne devrait pas être un préalable à l’engagement dans l’action. A vrai dire, le but des essais cliniquesInternational Lipid-Based Nutrient Supplements (iLiNS) Project Overview, April 12, 2009. The iLiNS Project is supported in part by a grant from the Bill and Melinda Gates Foundation to the University of California, Davis. The University of Malawi, the University of Tampere (Finland), the University of Ghana, the Institut de Recherche en Sciences de la Santé (Burkina Faso), Nutriset (France), The project Peanut Butter (Malawi), Helen Keller Internaional are participating to the iLiNS Project. programmés n’est pas de trouver l’aliment qui conviendrait le mieux aux besoins physiologiques des enfants mais d’« évaluer l’efficacité des formulations à coût-réduit des suppléments d’éléments nutritifs lipidiquesLipid Nutrient Supplements, Ready to Use Food, compléments alimentaires prêts à l’emploi sont différents termes qui désignent des produits de la même classe. (LNS) pour les nourrissons et les jeunes enfants. » Le protocole de l’essai clinique mentionné ci-dessus divise, par tirage au sort, les enfants en six groupes. L’objectif est de comparer l’impact de six traitements différents sur la récupération nutritionnelle et surtout leurs coûts respectifs. Deux groupes sur six ne recevront pas de lait et un groupe ne recevra aucun complément alimentaire pendant un an. Pourtant, les données disponibles sur l’état de carence nutritionnelle dont souffrent les enfants du Malawi qui seront enrôlés dans l’essai clinique et les précédentes études menées dans le même pays contredi-sent la pertinence de priver certains groupes de lait. L’intention première de tels protocoles de recherche, auxquels MSF s’associe parfois, n’est pas de préciser quelle serait la composition idéale des compléments alimentaires pour la croissance des enfants. Il s’agit de réduire les dépenses tout en espérant conserver une certaine efficacité. Dans cette optique, on étudie les effets de la réduction du nombre d’enfants bénéficiaires, des quantités journalières (par palier de 10 grammes dans cet exemple) et de la qualité qui est abaissée en supprimant le lait ou en diminuant sa part. Une intention économique, le rationnement, prédomine dans la rédaction de tels protocoles d’essais cliniques aux dépens de l’obligation de prendre en considération les connaissances scientifiques déjà établies. La démarche se comprendrait mieux si les matières premières étaient rares. Pourtant il s’agit de lait, de sucre et d’huile.
Pourrait-on traiter la malnutrition en se passant de compléments alimentaires industriels ? L’analyse des expériences où de l’aide est distribuée sous forme d’argent et non de produits alimentaires indique que la consommation alimentaire de la famille s’améliore mais la correction des indicateurs anthropométriques des jeunes enfants n’est pas significative. En fait, les carences constituant un état de dénutrition sont si diverses et si prononcées que les compenser à partir des aliments accessibles dans l’environnement immédiat de la famille est souvent impossible. Les controverses entre experts sont intenses au sujet de la part de responsabilité attribuable à chacun des différents facteurs en cause dans la dénutrition. Cependant le débat devient moins incertain quand la question du choix des solutions se substitue à celle de la recherche des causes. Alors, la prééminence du facteur économique s'impose aux orientations des programmes de lutte contre la dénutrition de la petite enfance dans les pays où cette dernière est encore fortement incidente. Dans cette perspective, la préoccupation centrale devient de donner le moins possible de nourriture aux nourrissons tout en gardant un certain degré d'efficacité. Les projets d’essais cliniques décrits ci-dessus indiquent clairement que l’offre de soins nutritionnels est surtout limitée par le coût des matières premières de base. Aux conditions actuelles du marché, ni les familles ni les institutions de santé publique ne peuvent se procurer des aliments susceptibles de corriger l’ensemble des carences. En conséquence, dans les régions de forte incidence de la dénutrition infanto-juvénile, il est vain d’espérer interrompre le cycle de la reproduction annuelle des catastrophes nutrition-nelles en l’absence d’une modification des conditions économiques de l’accès aux aliments de la petite enfance. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, le Département de l’Agriculturehttp://www.fns.usda.gov/fsp/ déclare : « Nous aidons plus de 35 millions de personnes à mettre des aliments sains sur la table, chaque mois. » L’autonomie alimentaire des plus pauvres n’est garantie dans aucun pays. Mais la solution retenue, l’aide alimentaire publique pour plus de 10 % de la population dans l’exemple des Etats-Unis, est plus difficilement applicable aux régions du monde où 50 % des foyers disposent de revenus trop faibles pour pouvoir s’alimenter correctement. A défaut de se voir proposer une aide alimentaire, les familles pauvres des pays du Sud sont invitées à rationaliser leurs pratiques alimentaires et à accroître le revenu familial en participant au développement économique.
En conséquence, le consensus actuel entre experts et Etats bailleurs de fonds limite la distribution d’aliments adaptés à la récupération nutritionnelle des enfants en bas âge aux seuls cas de malnutrition aiguë sévère. D’un point de vue médical, attendre qu’un patient atteigne le dernier stade de la dénutrition pour lui proposer un traitement n’est pas recommandable. Examinée sous l’angle de la santé publique, cette attitude conduit à restreindre la part des dépenses consacrées à l’achat d’aliments pour les enfants au profit du budget permettant de salarier le personnel qui passe au crible la population d’enfants en permanence dans le but d’isoler les cas sévères. Enfin, l’examen de la dimension politique de l’expérience montre que le traitement des cas de malnutrition aiguë sévère présente aux yeux des gouvernants (Nigéria, Niger et Ethiopie notamment) le handicap de regrouper devant les centres de soins de larges cohortes d’enfants faméliques. La visibilité médiatique qui en résulte est source de fortes tensions entre les autorités, les organes de presse et les organismes impliqués dans les soins nutritionnels. Nul doute que la diffusion d’informations sur l’incapacité d’un pays à nourrir sa population porte atteinte à sa réputation et décourage les investisseurs. D’un point de vue de politique intérieure, ces images d’enfants squelettiques mettent en cause la capacité des dirigeants à assurer la survie d’une partie de la population. La mémoire des renversements de gouvernements survenus dans des contextes de crises alimentaires demeure vive dans l’esprit des dirigeants des pays affectés. Pour cette raison, les gouvernants cèdent fréquemment à la tentation d’interdire (les Etats du Nord du Nigéria par exemple) ou de limiter (le Niger, l’Ethiopie) la prise en charge de la malnutrition. A vrai dire, la recommandation de santé publique invitant à traiter les cas de malnutrition aiguë sévère est un progrès et une aberration médicale et politique. Jamais dans l’histoire récente autant d’enfants n’ont été traités avec succès. Mais ces enfants qui représentent moins de 10 % du nombre total des cas de malnutrition aiguë sévère, à l’échelle de la planète, sont déjà assez nombreux pour provoquer une couverture médiatique inquiétante pour les gouvernements et trop nombreux pour être intégrés de manière pérenne dans les institutions de santé publique des pays qui font l’effort de les traiter.
Beaucoup d’Etats concernés ne font pas du traitement de la malnutrition infanto-juvénile une priorité nationale. En revanche, la communauté internationale des Etats fait de la lutte contre la faim dans le monde le premier des Objectifs de développement du Millénaire adoptés dans le cadre des Nations unies. L’ambition d’un meilleur accès à l’alimentation pour environ un milliard d’individus est intégrée au projet de réduire les formes sévères de pauvreté. Pour retenir l’attention des Etats et des organisations internationales, une proposition de politique sanitaire se doit d’affirmer la perspective d’un effort initial limité, entraînant à terme la disparition définitive du problème et garantissant ainsi un retour sur investissement maximal. D’un point de vue rhétorique, les Objectifs de développement du Millénaire répondent à ce critère. Dans l’exemple de la faim dans le monde, le développement économique est présenté comme le passage obligé qui permettrait de se débarrasser des pénuries alimentaires, par opposition à l’aide alimentaire accusée de contribuer à la pérennisation du sous-développement. En dépit de nombreux travaux démontrant le contraire, les disettes contemporaines demeurent souvent décrites, dans les discours politiques, comme des crises de sous-production. En termes de solutions, l’accent est mis sur la croissance économique, en particulier l’augmentation de la production grâce aux progrès scientifiques et technologiques, et sur la promotion de comportements alimentaires favorables à la santé. Le 13 septembre 2006, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), par la voix de son directeur général Jacques Diouf, lance un appel en faveur « d’une deuxième Révolution verte » dans l’espoir « d’aider à construire un monde libéré de la faim. » Dans cette logique productiviste, le simple traitement d’individus atteints de malnutrition ne peut être perçu comme une fin en soi. Il apparaît au contraire comme un puits sans fond dans lequel s’évanouissent des ressources toujours plus importantes qui ne contribuent pas à la disparition de la cause du problème.
A défaut de s’inscrire dans l’optique de l’élimination définitive d’un phénomène morbide, la part des soins curatifs dans les politiques de santé publique des pays à faible revenu est réduite le plus souvent au traitement d’un petit nombre de cas (les formes sévères de la malnutrition aiguë dans notre exemple). Selon la formule consacrée, il faudrait traiter en priorité les causes (le manque d’instruction scolaire, le sous-développement économique) et non les conséquences (les enfants dénutris). Pour sortir la lutte contre la malnutrition infanto-juvé-nile de l’enlisement, il faut lui fixer un objectif plus modeste, la réduction du nombre de morts liées à la dénutrition et non la disparition de la pauvreté et de la faim dans le monde. Assurément, la lutte contre la malnutrition infantile n’est pas réductible à la seule distribution d’une aide alimentaire spécialisée aux familles qui n’ont pas un pouvoir d’achat suffisant pour consommer des compléments nutritionnels adaptés à la petite enfance. L’histoire met en relief le rôle probablement plus déterminant d’autres facteurs : instruction scolaire, mobilisations sociales, développement économique et progrès scientifiques par exemple. Cependant, il est nécessaire de comprendre qu’un ensemble de contraintes biologiques rend indispensable l’existence d’aliments industriels adaptés à la petite enfance quand l’émaciation et le retard de croissance sont déjà installés. Quand la dénutrition n’est pas encore présente, l’alimentation du jeune enfant peut encore reposer sur une combinaison intelligente des aliments disponibles dans l’environnement de la famille, à condition d’avoir le pouvoir d’achat nécessaire. Mais l’usage massif des aliments industriels pour nourrissons dans les pays riches suggère que l’image d’une mère intégralement dévouée au bien-être de l’enfant et possédant une parfaite maîtrise de la gestion des questions alimentaires dans un environnement donné, est éloignée des réalités sociales. Cela n’est en aucun cas une remise en question de l’allaitement maternel, un des éléments clefs d’une croissance saine, mais qui ne peut répondre seul aux besoins d’aliments de source animale jusqu’à l’âge de 2 à 3 ans.
La dimension industrielle de la solution envisagée provoque souvent l’hostilité de militants associatifs (le mouvement pour la promotion du Droit à l’alimentation en Inde par exemple) qui voient là le cheval de Troie des multinationales de l’agro-alimentaire. Pourtant, l’expérience montre que ce sont plutôt des petites et moyennes entreprises utilisant en partie les matières premières locales qui se sont développées à la faveur de l’accroissement de la consommation de la nouvelle génération d’aliments thérapeutiques (en République Dominicaine, au Malawi, au Niger, en Ethiopie, en République Démocratique du Congo…). Les grandes entreprises transnationales n’ont dans ce domaine pris aucune initiative. Afin que ce secteur productif se développe, il faudrait que la demande augmente et elle est aujourd’hui étouffée par le coût élevé des matières premières et le faible pouvoir d’achat de nombreuses familles. Pour que ces aliments spécialisés cessent d’être rationnés et deviennent abondants dans la trentaine de pays regroupant 90 % des cas de malnutrition infanto-juvénile, le plus difficile est de convaincre les Etats concernés et les bailleurs de fonds de l’aide internationale. Il leur est demandé de financer une dépense de l’ordre de plusieurs milliards de dollars par an à l’échelle internationale, principalement constituée par le coût des matières premières. Cela représenterait un acte de volonté politique, dans le domaine de la santé publique, d’une portée comparable au lancement des programmes élargis de vaccination (PEV) au début des années 1980. Pour soutenir les PEV, les prix des vaccins avaient été divisés par 20. En l’absence d’un nouveau modèle économique pour la production et la distribution des aliments de la petite enfance, les médecins devront se résigner à diagnostiquer émaciation et retard de croissance, sans réagir dans la très grande majorité des cas. Une forte proportion des enfants du monde continueront à se voir refuser les aliments indispensables à leur survie.
Période
Newsletter
Abonnez-vous à notre newsletter afin de rester informé des publications du CRASH.
Un auteur vous intéresse en particulier ? Inscrivez-vous à nos alertes emails.