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Recension

Rwanda, de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994) ; Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de MSF, 1982-1997

Bert
Ingelaere

Bert Ingelaere is assistant professor (lecturer) at the Institute of Development Policy, University of Antwerp (UA). His research focuses on the legacy of mass violence, mobility and the process of knowledge construction. He has undertaken over 40 months of fieldwork in Africa's Great Lakes region.

Recension publiée dans la Revue canadienne des études africaines des livres : 

  • From War To Genocide: Criminal Politics in Rwanda 1990–1994, by André Guichaoua, Madison, USA, University of Wisconsin Press, 2015, Ix + 416 pp.
  • Humanitarian Aid, Genocide and Mass Killings: Médecins Sans Frontières, The Rwandan Experience, 1982–97, by Jean-Hervé Bradol and Marc Le Pape, Manchester, UK, Manchester University Press, 2017, x + 146 pp.

Bien qu’il existe une littérature abondante sur le génocide au Rwanda en 1994, deux récents ouvrages offrent une nouvelle perspective et de nombreuses réflexions. Rwanda, de la guerre au génocide de André Guichaoua guide le lecteur au cœur du drame. Fondé sur des preuves particulièrement détaillées quant aux stratégies et tactiques des acteurs militaires et politiques clés, le livre décrit et analyse les actes des politiciens du génocide. L’ouvrage de Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape, Génocide et crimes de masse, l’expérience rwandaise de MSF, 1982–1997, offre une compréhension unique des conséquences d’un jeu politique meurtrier à la fois du point de vue des travailleurs humanitaires en général et de l’ONG Médecins Sans Frontières en particulier.

Par moment thriller politique, à d’autres moments témoignage personnel, Rwanda, de la guerre au génocide est avant tout un travail de restitution historique rigoureux de l’une des plus graves tragédies du XXe siècle. Guichaoua combine sa profonde compréhension du contexte culturel, économique et socio-politique du Rwanda – basée sur une expertise académique ainsi que sur un important réseau de sources acquises avant les années 1990 – avec les connaissances développées en tant que témoin expert au Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR). 

Le livre se compose de treize chapitres et d’une conclusion ; les six premiers couvrent la période qui précède le 6 avril 1994, date à laquelle l’avion présidentiel fut abattu au-dessus de Kigali, événement immédiatement suivi par le début des tueries. La première partie se focalise sur le pouvoir politique et comment – ne pas – le partager. La scène politique rwandaise est fragmentée par l’introduction du multipartisme (chapitre trois) et le début de la guerre civile avec le Front Patriotique Rwandais (FPR) en octobre 1990 (chapitre deux). Une multitude d’acteurs se sont disputés le pouvoir, auparavant détenu par un seul parti, le Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement (MRND) et, en particulier, le clan présidentiel originaire du nord du pays.  Les chapitres trois, quatre et cinq traitent des négociations et « accords » d’Arusha. Fait intéressant, la richesse de l’information apportée par Guichaoua permet l’analyse détaillée des fractionnements, des divergences et des alliances changeantes au sein de ce qui est souvent considéré comme des blocs monolithiques d’acteurs.

« La réalité est qu’il y avait une « troisième » et une « quatrième » forces, l’une du côté des « durs » de la mouvance présidentielle, l’autre du côté du FPR, qui, situées toutes deux aux antipodes de l’échiquier politique, avaient en commun de n’avoir aucun intérêt à voir se mettre en œuvre les accords d’Arusha. » (137) 

À l’arrière-plan de cette première partie se profile la question qui est au cœur des chapitres suivants (sept à douze): y avait-il un plan pour commettre le génocide? De fait, Guichaoua en vient à la conclusion qu’une planification –  par analogie notamment avec l’histoire de l’Holocauste – n’a pas existé dans le cas du Rwanda. Il s’agit là de la thèse la plus documentée et controversée du livre car Guichaoua conteste le récit dominant sur les origines et l’exécution du génocide contre les Tutsi. Ce récit suggère que l’extermination des Tutsi trouve ses fondations dans l’époque coloniale et l’indépendance du pays au cours des années 1960. Ce projet génocidaire aurait été pleinement construit au début des années 1990 avec tous les ingrédients nécessaires : propagande, entraînement des milices, distribution d'armes, mobilisation de la population et identification, séparation et extermination du groupe ciblé. Cependant, Guichaoua conclut que : « En effet, il apparaît très difficile de démontrer, au-delà des constructions partisanes et des évidences a posteriori, la réalité d’un « complot » génocidaire planifié ancien, d’en dater les étapes et d’en définir précisément les participants et son organisation pratique» (443-44). De toute évidence, l’auteur n’affirme pas qu’il n’y eut pas de génocide, mais il s’interroge sur l’existence d’une « entente » en vue de le commettre et d’une « planification » de celui-ci. Ce faisant, il suit une ligne de raisonnement qui concorde avec celle des juges du TPIR lorsque des personnages clefs comme le Colonel Bagosora furent reconnus coupables de crimes de génocide, et non pas d’une « entente » liée à sa « planification ». Pourquoi ? « Si la théorie des « cerveaux » apparaît toujours aussi peu étayée aujourd’hui, c’est bien parce que le génocide au quotidien fut le résultat de multiples décisions qui ne renvoyaient pas à chaque instant à un « concepteur » unique ou à un projet intemporel » (551). En fin de compte, c’est bien cela que le livre défend : comment une combinaison de facteurs contingents ont, ensemble, participé à un jeu d’échec politique complexe dont a résulté une politique de génocide.

J.-H. Bradol et M. Le Pape permettent au lecteur de percevoir le déroulement de cette politique de génocide et ses conséquences « avec le regard des équipes de terrain » (7), c’est-à-dire celui des équipes des organisations humanitaires. De plus, cet ouvrage peut être lu suivant différents angles : il s’agit à la fois d’une sociologie politique des organisations d’aide, d’une contribution à la connaissance historique du génocide d’une part et des crimes de masse qui ont été propagés en Afrique centrale dans les années 1990, enfin d’une invitation à réfléchir sur les défis éthiques présents au cœur des interventions humanitaires. Les auteurs rendent leurs objectifs clairs dès le début :

« Comment, dans l’urgence, saisir les dynamiques politiques et sociales propres aux différentes situations de violences extrêmes ? Comment éviter de devenir victime ou auxiliaire des forces criminelles? Comment rester efficace dans de telles situations ? » (29).

Ils cherchent à apporter une réponse à ces questions en se fondant principalement sur les archives de MSF disponibles et des témoignages de travailleurs humanitaires.

Le livre comporte quatre chapitres, une introduction et une conclusion. Le premier chapitre offre une revue historique qui inclue une discussion sur la genèse du Front Patriotique Rwandais dans les camps de réfugiés en Ouganda. Ce chapitre s’intéresse également au déroulement de la politique génocidaire. En adéquation avec les objectifs des auteurs, tout ceci est discuté selon la perspective des travailleurs humanitaires. Une préoccupation centrale est de savoir si, pourquoi et comment des décisions aux importantes ramifications éthiques ont été prises : 

« Le dilemme était aussi simple que cruel : accepter de soutenir le travail effectué dans ces lieux  [hôpitaux et camps] au risque de se faire aspirer dans une spirale criminelle ou refuser d’intervenir en privant d’une aide extérieure ceux qui essayaient d’y survivre » (64).

Une notion clé qui émerge dans le premier chapitre est celle des « camps » ; sans surprise puisque le travail humanitaire est étroitement lié aux réfugiés et personnes déplacées généralement regroupés dans des camps durant des périodes de violences de masse. De ce fait, les camps sont omniprésents dans les chapitres traitant des suites du génocide. Le chapitre deux se concentre sur le travail des organisations humanitaires dans les vastes camps en Tanzanie et République démocratique du Congo (alors connue sous le nom de Zaïre), où des Rwandais trouvèrent en masse refuge après avoir fui le génocide et, surtout, l’avancée des troupes du FPR. Le chapitre trois attire l’attention sur la situation au Rwanda et en particulier sur les camps de Hutu déplacés à l’intérieur du pays, mais accorde également une attention particulière à la situation dans les prisons et aux efforts pour contribuer à la reconstruction de l’infrastructure sanitaire du pays. Le chapitre quatre s’intéresse aux violentes évacuations des camps au Congo, ainsi qu’à la fuite des réfugiés dans les forêts du Congo.

Deux observations importantes émergent de ces chapitres. La première est que les organisations humanitaires – et malgré leurs revendications de neutralité – doivent néanmoins prendre des décisions d’ordre politique : ainsi de la décision de de porter assistance aux réfugiés dans les camps frontaliers du Rwanda, tout en sachant que les dirigeants responsables de l’exécution du génocide ont eu une influence considérable sur la population des camps et leur organisation (chapitre deux). Peut-on, et comment, se prononcer sur le massacre de plusieurs milliers de personnes par les forces du FPR et sur la répression croissante au Rwanda, sachant que les nouveaux détenteurs du pouvoir ont une influence internationale considérable pour avoir mis un terme au génocide (chapitre trois) ? Comment ne pas être utilisés à mauvais escient par les acteurs militaires poursuivant les réfugiés dans les forêts denses du Congo (chapitre quatre) ? Seconde remarque : les travailleurs humanitaires sont aussi des gardiens de l’histoire, bien que cela ne soit pas leur rôle principal. Les événements décrits dans les chapitres deux, trois et quatre sont officiellement niés – ou du moins minimisés – par leurs auteurs et n’ont jamais trouvé de réponse satisfaisante de la part des instances internationales, régionales ou nationales, afin que les responsables en rendent compte et que leurs victimes soient reconnues. Cependant les archives des organisations humanitaires et les témoignages des travailleurs de l’aide permettent de s’assurer que ces événements ne passent pas à la trappe. 

Les deux ouvrages montrent comment les archives – qu’elles viennent de tribunaux ou d’organisations humanitaires – constituent des outils importants pour épaissir le dossier historique, et pour la compréhension des meurtres de masse. Cependant  les limites des deux livres tiennent à leur recours à ces archives. Le TPIR a rassemblé des preuves conformes aux normes judiciaires, mais un tribunal n’est pas une Commission Vérité. De même, les rapports humanitaires sont en premier lieu focalisés sur les victimes, leur nombre, leur localisation ainsi que leur état de santé.  Les auteurs ont conscience de ces limites et discutent des forces et faiblesses de leurs sources, réfléchissant avec justesse sur leurs rôles changeants de chercheurs, de témoins et d’intervenants humanitaires.

Si vous pensez comprendre les tenants et aboutissants du génocide au Rwanda, lisez De la guerre au génocide et vous aurez à reconsidérer de nombreuses versions des faits jusque-là tenues pour acquises. Des lecteurs aux intérêts divers y trouveront ce qu’ils recherchent. Faire et défaire des accords de paix, la culture politique du Rwanda, le développement d’une politique génocidaire, le passage à l’acte dans les cas de violences de masse, la définition d’un génocide ou le travail des tribunaux internationaux, ce livre couvre un vaste champ. Si vous estimez que le travail des organisations humanitaires ne consiste qu’à sauver des vies, lisez Génocide et crimes de masse et vous commencerez à vous rendre compte de la complexité à s’orienter dans ce que Primo Levi désignait comme la « zone grise » où sauver peut faire partie du mal causé. Ce livre est une invitation à développer davantage cette prise de conscience, il fournit des indices pour agir différemment lors de futures urgences complexes.

Pour citer ce contenu :
Bert Ingelaere, « Rwanda, de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994) ; Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de MSF, 1982-1997 », 7 octobre 2018, URL : https://msf-crash.org/fr/publications/guerre-et-humanitaire/rwanda-de-la-guerre-au-genocide-les-politiques-criminelles-au

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