Demain la guerre ? Avec Bertrand Badie
Elba Rahmouni
Depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003, le Moyen-Orient n’a cessé d’être traversé par des logiques de guerre. Hier la guerre, aujourd’hui la guerre… Et quid de demain à l’heure où les politiques bellicistes pullulent et où les provocations constituent autant de raisons d’être peu confiant ? C’est dans cette optique que je me suis rendue mercredi 13 juin 2018, à une rencontre avec Bertrand Badie organisée par l’Institut de Recherche et d’Etudes Méditerranée Moyen-Orient (iReMMo)Dans le cadre des Midis de l’iReMMo, Dominique Vidal, historien et journaliste, invite chaque mois un chercheur, un diplomate ou un journaliste à débattre avec le public d’une question d’actualité.. Bertrand Badie est un politologue français spécialiste des relations internationales. Il est professeur à Sciences Po Paris et chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI Sciences Po). Suite à son intervention, je ne peux qu’encourager tout un chacun à venir assister à ces rencontres à la fois accessibles et passionnantes.
La conflictualité moderne se définit par son caractère incertain, composite et hétéroclite, permanent, car sans vainqueur, ni vaincuLa guerre, en tant qu’affrontement entre un ou plusieurs Etats, se termine par la définition d’un vainqueur et d’un vaincu.. Elle peut être comprise de manière verticale comme « empilement de logiques conflictuelles » et de manière horizontale comme « agrégat de logiques de coalition ». A l’instar de la première guerre mondiale, qui n’est pas une simple rivalité entre la France et l’Allemagne, mais qui a commencé du côté des Balkans, Bertrand Badie explique qu’un conflit est vraiment dangereux lorsqu’il superpose plusieurs types de logiques conflictuelles et plusieurs logiques d’alliances, rendant ainsi quasiment impossible la réalisation d’un compromis. Nous pouvons distinguer actuellement cinq strates de conflictualités, un niveau jamais atteint pour ce spécialiste des relations internationalesNotons que si les explications économiques sont pour Bertrand Badie évidemment pertinentes, il convient de ne pas les surexploiter lorsque nous recherchons à analyser les logiques conflictuelles..
La superposition des conflictualités
Niveau 1 : la guerre de faiblesse. Bertrand Badie distingue la guerre de faiblesse et la guerre de puissance. Alors que l’héritage hobbesien nous invite à considérer la guerre comme une compétition de puissances, la nouvelle conflictualité est un choc de faiblesses : la faiblesse excessive de l’Etat, du contrat social, des liens sociaux... Contrairement à la guerre de puissance qui se termine quand on a écrasé le puissant, la guerre de faiblesse est amenée à durerLe conférencier envisage le dépassement de la guerre de faiblesse dans le renforcement des institutions. Pour lui, le social triomphera du politique bien que cela puisse prendre plusieurs générations.. Dans cette logique chronique la guerre devient un mode d’expression et pour les individus de ces sociétés devenues guerrières leur seule chance de continuer à exister. D’après cette catégorisation, l’Irak et le Yémen pourraient être considérés comme des sociétés guerrières, Gaza serait devenue une société guerrière et la Syrie serait en un sens en passe de le devenir également.
Niveau 2 : guerre hégémonique. Les guerres d’hégémonie sont rares car l’Etat qui s’engage dans cette guerre a pour ennemi tout autre Etat qui s’oppose à sa volonté d’hégémonie. C’est la guerre choisie par Israël dont la rationalité politique consiste à être la seule puissance hégémonique dans la région. Pour ce pays, qui craint de perdre son monopole nucléaire, l’Iran fait office de contre-hégémonie.
Niveau 3 : guerre de puissance. Le but de cette guerre est, pour un État, de montrer sa puissance, pour être pris en compte au niveau international. C’est celle menée par la Russie qui a perdu son statut de première puissance. En Syrie, la Russie n’agit pas pour protéger sa base en Méditerranée, ou alors, il s’agit d’un mobile dérisoire, selon Bertrand Badie. La vraie raison est de maximiser l’ostentation de sa puissance. Plus la guerre de puissance se prolonge, plus elle crée de la frustration car la puissance peut écraser ou détruire mais elle ne peut pas créer. La puissance a permis de faire tomber Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi mais elle n’a pas créé un nouvel ordre international.
Niveau 4 : guerre de compétition. Quand un acteur international montre sa puissance, les autres Etats doivent le faire également. Si les Russes sont en Syrie, les pays occidentaux doivent également y être. C’est à la guerre de compétition que nous devons les bombardements de février dernier et non au problème de l’utilisation de l’arme chimique ou à la volonté d’arrêter la guerre. Et Bertrand Badie de préciser : « faut-il rappeler que nous ne sommes pas dans un monde vertueux ? ».
Niveau 5 : guerre néo-impériale. Elle correspond au réveil des puissances régionales qui considèrent qu’elles sont naturellement amenées à prendre en charge les enjeux régionaux. Nous avons vécu sur l’illusion que seules les puissances occidentales avaient vocation à avoir de l’importance chez elles et chez les autres. Cette négation, par les puissances occidentales, des puissances régionales a abouti à une logique de puissances contrariées et à un désir impérial des puissances régionales qui ne se sont pas alignées sur les puissances occidentales. Pour Bertrand Badie, il est aujourd’hui essentiel de reconnaître aux acteurs locaux le droit de gérer leur conflit.
Il convient d’envisager ces cinq niveaux de manière dynamique. La guerre de compétition et la guerre néo-impériale activent la guerre de puissance et la guerre de puissance, en tant qu’elle est destructrice, crée de la frustration et alimente la guerre de faiblesse. Lorsque la guerre de faiblesse se voit compliquée par les quatre autres logiques conflictuelles, la guerre s’ajoute à la guerre et l’incertitude croît de manière vertigineuse.
Les logiques de coalition
Le jeu des alignements s’est compliqué par le phénomène des alliances systématiques et celui des alliances négatives.
Alliance systématique. C’est lorsqu’un acteur a tort et que nous restons son allié car, d’un point de vue systémique, nous sommes nécessairement son allié. Bertrand Badie s’inquiète de la position de M. Macron qui, bien que les Américains aient tort de déplacer leur ambassade à Jérusalem, de se retirer de l’accord nucléaire iranien… affirme que les Etats-Unis sont nos alliés, alors que l’Iran ne l’est pas.
Alliance négative. Thucydide a développé le concept de symmachie. Contrairement à une vraie alliance fondée sur le partage des mêmes valeurs, la solidarité et l’inscription dans la durée, une symmachie implique un désaccord, une absence d’estime mais un intérêt à pactiser avec l’imbécile ou le salaud. Il y a une importance grandissante de ce type d’alliance au Moyen-Orient avec Israël qui, de pays isolé, est en train de constituer une coalition par laquelle règnent la force et l’impunité.
Lors de cette conférence sur l’avenir de la guerre, Bertrand Badie a mis en avant un danger réel et conséquent provenant de l’empilement de logiques conflictuelles souvent chroniques ainsi que de la pérennisation d’alliances systématiques ou négatives.
Voir également l'interview vidéo de Bertrand Badie « L’ère des nouveaux conflits ».
Pour citer ce contenu :
Elba Rahmouni, « Demain la guerre ? Avec Bertrand Badie », 3 juillet 2018, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/guerre-et-humanitaire/demain-la-guerre-avec-bertrand-badie
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