Buenaventura, un centre de soins
Analyse

Mettre fin aux décès dus aux tuberculoses résistantes

Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé
Bradol

Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).

Francis
Varaine

Médecin, spécialiste de la tuberculose, Francis Varaine a rejoint Médecins Sans Frontières il y a plus de 30 ans. Il est coordinateur du groupe de travail sur la tuberculose au sein de MSF.

En 2010, les études épidémiologiques ont estimé à près de neuf millions le nombre de personnes atteintes d'une forme active de tuberculose, soulignant que cette pathologie avait causé cette même année environ un million et demi de morts. Plus de 90 % de ces décès étaient constatés dans des pays à revenu faible ou intermédiaire, confortant ainsi l'idée ancienne de l'existence d'une relation forte entre tuberculose et pauvreté. A présent, les progrès scientifiques et technologiques sont sur le point d'offrir de nouvelles armes aux acteurs de la lutte contre la tuberculose. Seront-elles suffisantes pour dépasser les limites auxquelles sont confrontés cliniciens et responsables de la santé publique ?

La vaccination a rendu moins fréquentes certaines formes sévères de la maladie chez l'enfant, mais ce vaccin, mis au point dans les années 1920, n'a jamais permis d'interrompre la transmission de l'infection au sein de l'espèce humaine. La sensibilité du test diagnostique le plus utilisé dans le monde, et ce depuis la fin du XIXe siècle, est si basse que moins de la moitié des cas de tuberculose active peut être confirmée. Dans le domaine thérapeutique, la découverte de la streptomycine (1943), et l'un des premiers essais cliniques de l'histoire de la médecine (1948) comparant l'efficacité de cet antibiotique à celle du traitement chirurgical de référence utilisé jusque-là (la collapsothérapie) ont été des avancées décisives. Cependant il faut noter que la régression de la maladie en Europe a précédé la mise au point des premières thérapeutiques efficaces. Pour expliquer ce phénomène, les études historiques soulignent davantage l'effet de l'amélioration des conditions de vie que celui des actions médicales. A la fin des années 1950, l'apparition d'un nouvel antibiotique, la rifampicine, a ouvert la perspective de raccourcir le traitement à six mois au lieu d'un an. Pendant les années 1990, un usage accru de la rifampicine et une remise en ordre des programmes nationaux par l'adoption de la stratégie DOTS Directly Observed Treatment Short course ont permis d'augmenter le nombre de personnes traitées ainsi que la proportion de personnes guéries. Ces nouveaux protocoles ont ravivé l'espoir d'interrompre la transmission de la maladie grâce à un traitement médical, et d'entraîner ainsi sa disparition progressive. Mais les décennies 1980 et 1990 ont également été celles de l'émergence de l'épidémie de sida. Ce déficit immunitaire, causé par le virus de l'immunodéficience humaine (VIH), a contribué indirectement à l'aggravation de l'endémie tuberculeuse en créant un terrain favorable aux infections opportunistes. Parmi ces dernières, la tuberculose est celle qui conduit le plus souvent au décès du patient infecté par le VIH. Pour cette raison, l'accent a été mis ces dernières années sur le traitement conjoint de ces deux infections. Cependant, 85% des personnes atteintes de tuberculose n'ont pas le sida. Cette proportion souligne la nécessité de fournir un effort spécifique pour traiter la tuberculose, non réductible à la seule promotion du traitement d'une infection opportuniste du sida.

Les limites et les échecs de l'approche médicale ont longtemps été minorés par les institutions transnationales (Union Internationale contre la Tuberculose et les Maladies Respiratoires, Partenariat Halte à la Tuberculose et OMS). S'agissait-il pour ces institutions d'éviter que de mauvaises nouvelles ne découragent les États des pays riches qui financent la lutte contre cette endémie ? Ce que les bailleurs de fonds souhaitent financer, ce n'est pas le traitement des malades - un puits sans fond d'un point de vue économique - mais une action conduisant à la disparition de la maladie, à l'image de l'éradication de la variole (1979), obtenue par des campagnes de vaccination. A défaut de disposer d'un vaccin efficace dans le cas de la tuberculose, les experts affirment que le contrôle de la maladie pourrait résulter du traitement des tuberculoses pulmonaires actives responsables de la transmission interhumaine. A l'échelon national, un autre élément fait obstacle à la reconnaissance de la gravité de la situation. Les pays les plus affectés rechignent à voir accoler leur nom à celui d'une maladie considérée comme un stigmate de la pauvreté.

Tout cela explique pourquoi les organismes de lutte contre la tuberculose, nationaux comme transnationaux, OMS en tête, diffusent dans ce domaine, comme dans beaucoup d'autres, des chiffres produits par les programmes nationaux qui sont trop beaux pour être vrais. Dans le même état d'esprit, de nombreux experts ont longtemps défendu l'idée que les outils disponibles (vaccin, diagnostic et médicaments) étaient suffisants pour vaincre la maladie.

En dépit de ces discours optimistes, la fin des années 1990 a été marquée par un impératif : le lancement de nouveaux programmes de recherche permettant de renouveler la gamme des produits médicaux destinés à la prise en charge de la tuberculose. Car soixante ans après la découverte de la streptomycine - premier antibiotique réellement efficace contre la tuberculose -, l'endémie tuberculeuse n'a pas sérieusement décliné sous l'effet d'une action médicale en raison de ses points de faiblesse : un vaccin très peu protecteur, un test diagnostique d'une sensibilité médiocre et un traitement antibiotique trop long, pénible à suivre pour les malades et complexe à administrer pour les médecins. A l'échec du contrôle de l'endémie à l'échelle d'une population s'est aussi ajoutée la difficulté, à l'échelle individuelle, d'obtenir la guérison dans un nombre certes limité mais croissant de cas. Au fil des années 1990, des épidémies de tuberculose résistante aux traitements usuels ont ainsi commencé à être décrites dans l'hémisphère nord, comme à New York en 1991 (198 cas).

Au tout début du 21ème siècle, la description de niveaux jusqu'alors inconnus de tuberculose multi-résistante rapportés en ex-Union Soviétique et en Asie centrale ont confirmé l'aggravation de la situation. Il est rapidement apparu qu'à des degrés variables aucune région du monde n'était épargnée. Au cours de l'année 2005, en Afrique du Sud, une épidémie de formes ultra-résistantes, c'est-à-dire d'emblée incurables, achevait de convaincre de la gravité de la situation, d'autant que de tels cas avaient déjà été signalés dans plusieurs pays. Dans cette perspective, l'apparition récente d'épidémies de tuberculose dite « totalement résistante » comme celle de Bombay en 2012 apparaît comme le résultat ultime de l'impuissance à contrôler cette maladie.

D'une façon plus générale, l'inquiétude provoquée par les formes résistantes de maladies infectieuses anciennes (paludisme, tuberculose...) et surtout l'émergence de nouvelles épidémies (le sida, la maladie d'Ebola...) ont relancé la lutte contre les maladies infectieuses. Les États les plus puissants sur la scène internationale ont été soucieux d'assurer leur propre sécurité sanitaire et voulaient se prémunir des conséquences économiques potentiellement désastreuses de certaines épidémies. Les gouvernants ont également été sensibles aux mises en cause politiques que ne manqueraient pas de formuler leurs opposants si la mortalité due aux maladies infectieuses devenait incontrôlable. Pour éviter que la catastrophe sanitaire ne se conjugue avec une crise politique, il est devenu urgent pour les dirigeants d'affirmer que la menace était identifiée et que des éléments de réponse étaient apportés. Au cours d'une réunion du G8 (Okinawa, 2000), les États membres ont décidé de relancer la lutte contre les maladies infectieuses. Le Fond mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme a été créé (2002) pour accroître les ressources financières destinées à lutter contre ces trois maladies. Dans le domaine de la tuberculose, la création de trois nouvelles institutions, sous la forme de partenariats entre institutions publiques et privées, a complété le dispositif : l'Alliance contre la tuberculose (2000) pour les traitements, Aeras (2003) pour les vaccins et Find (2003) pour les diagnostics.

Une décennie plus tard, les premiers résultats de cette relance de la recherche sont-ils à la hauteur de l'argent investi et du temps consacré ? Le sujet mériterait une revue critique détaillée et un examen scrupuleux de la gestion des conflits d'intérêts entre acteurs privés (par exemple les multinationales des équipements médicaux et de la pharmacie) et les acteurs du service public (les organismes transnationaux et les programmes nationaux de lutte contre la tuberculose). Si l'échéance pour disposer d'un nouveau vaccin paraît encore lointaine (au moins une dizaine d'année), d'ores et déjà le diagnostic est facilité par l'arrivée d'un nouveau test (le GeneXpert ®). Les caractéristiques de ce dernier sont éloignées des spécifications optimales formulées par les praticiens mais le progrès est néanmoins réel. De nouvelles molécules, notamment celles développées par les laboratoires Tibotec et Otsuka, atteignent aujourd'hui les phases finales des essais cliniques. L'arrivée de plusieurs nouveaux antibiotiques (par exemple la bédaquiline et le délamanide), les premiers depuis cinquante ans, suscite l'espoir d'améliorer la situation à court terme. D'une part, ces nouvelles molécules laissent entrevoir la possibilité de raccourcir le traitement : de quelques mois à quelques semaines. D'autre part, intégrés à de nouvelles combinaisons thérapeutiques, elles pourraient également guérir les formes aujourd'hui résistantes aux antibiotiques couramment utilisés.

Ces avancées scientifiques et technologiques permettront-elles un jour d'interrompre la transmission de la tuberculose au sein des sociétés où elle tue le plus ? En l'état des connaissances, l'issue de l'aventure reste incertaine. Atteindre un objectif aussi radical nécessiterait l'évolution d'un ensemble de paramètres (sociaux, culturels, économiques et politiques) qui sortent du cadre médical.

En dépit des incertitudes inhérentes à toute innovation à sa phase initiale, il est urgent d'agir en faveur des patients qui se trouvent aujourd'hui dans la situation la plus critique. Les malades atteints par des formes de tuberculose résistantes aux antibiotiques doivent subir un traitement long de deux ans, d'une lourde toxicité, très coûteux et qui échoue une fois sur deux. Ces patients, un demi-million de nouveaux cas estimés chaque année, devraient pouvoir bénéficier au plus tôt de la nouvelle gamme d'antibiotiques. Toutefois, si le progrès scientifique ouvre une perspective nouvelle, d'autres expériences (notamment celles de la lutte contre le paludisme et le sida) invitent à la méfiance. En l'absence d'une mobilisation sociale et politique, il est rare qu'une nouvelle génération de traitements puisse être rapidement accessible à ceux qui en ont un besoin immédiat pour survivre. Au début des années 2000, les difficultés d'approvisionnement (prix élevés et qualité incertaine), les blocages administratifs lors des importations et la lenteur des autorités sanitaires pour adopter de nouvelles recommandations thérapeutiques ont été le lot quotidien des équipes soignantes décidées à innover dans la lutte contre les infections. Espérons que les médecins humanitaires puissent être le plus vite possible en mesure de prescrire ces nouveaux antibiotiques : aujourd'hui, ils représentent souvent le dernier recours pour des patients affectés par une tuberculose résistante aux traitements actuels.

 

Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Bradol, Francis Varaine, « Mettre fin aux décès dus aux tuberculoses résistantes », 27 avril 2012, URL : https://msf-crash.org/fr/medecine-et-sante-publique/mettre-fin-aux-deces-dus-aux-tuberculoses-resistantes

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