Un travailleur humanitaire MSF est face à plusieurs personnes dans une salle
Analyse

Politique et éthique : le baiser du vampire

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Il n'est pas de jour, de discours politique, d'évènement international où ne sont désormais convoqués la morale, les droits de l'homme ou le souci humanitaire. Les idoles politiques brisées, les idéologies rédemptrices moribondes semblent laisser la voie ouverte à une société retrouvant les valeurs qui la fondent: l'utopie démocratique est en marche, le "règne des fins" s'approche, l'espoir insensé et prophétique des Lumières s'accomplit. L'étonnant débat lancé par Francis Fukuyama sur "la fin de l'histoire", la place consacrée à ce thème des deux côtés de l'Atlantique pendant plusieurs mois en disent long sur le vertige qui saisit les sociétés occidentales à la sortie de ce siècle marqué par la barbarie politique et le progrès technologique.

Seuls, dira-t-on, les nostalgiques de l'Ancien Régime, ou d'obscurantismes contemporains pourraient être hostiles à ce recentrage, au cœur des valeurs, du discours politique. N'est-ce pas là que s'affirme le triomphe de la démocratie libérale, seul système politique où l'homme existe comme fin en soi? N'est-ce pas là que se niche l'idée -ô combien fragile!- du Bien en politique? Certes. Mais à entendre invoqués, sur l'air des lampions, les grands principes de la morale et du droit comme socle de la conception, par les démocraties, des relations internationales, on se prend à douter. Car le spectacle qu'offre la scène internationale est bien loin de cette image pieuse où de modernes archanges combattent et terrassent les figures du démon.

"Lorsque moi j'emploie un mot, il signifie exactement ce qu'il me plaît qu'il signifie… ni plus, ni moins, dit Humpty Dumpty. La question, répond Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu'ils veulent dire. La question, réplique Humpty Dumpty, est de savoir qui sera le maître… un point c'est tout."Les aventures d'Alice au pays des merveilles, Lewis Caroll, Ed. Flammarion, collection l'Age d'Or. Humpty Dumpty est bien notre contemporain: l'intervention américaine à Panama? Faite au nom de la morale, deux mille morts à béatifier. Des milliers de boat people en mer de Chine? Les droits de l'homme imposaient hier le sauvetage, ils commandent aujourd'hui l'abstention, assortie de sermons sur le développement. Affrontements sanglants en Roumanie? Le ministre français des Affaires étrangères, soutenu par son collègue américainLe 25 décembre 1989, Roland Dumas déclarait que si les Soviétiques devaient intervenir, "la France, non seulement n'y verrait pas d'inconvénient, mais soutiendrait cette action." Cf. Libération du 25 décembre1989., invite l'Armée Rouge, connue pour son attachement aux droits de l'homme, à intervenir. Agression irakienne contre le Koweït? De pieuses considérations sur le droit international et les grands principes bafoués viennent justifier le déploiement militaire dans le Golfe. Mais l'acharnement syrien au Liban et le carnage de HamaLe 17 février 1982, les “Panthères roses”, troupes de choc de Hafez el Assad, étaient parachutées sur la ville de Hama pour y écraser le mouvement des Frères Musulmans. Le nombre de victimes de cette boucherie est estimé entre 15 et 30.000 morts., la colonisation israélienne des territoires occupés, l'extermination, aux gaz de combat, de 5000 civils kurdes ont-ils entraîné plus qu'un froncement de sourcils des "Grands" et des "Moyens" de ce monde? Quant aux tueries du Libéria et aux massacres de Touaregs -femmes et enfants compris- par l'armée malienne, ils n'ont pas troublé les échanges de platitudes et les discours convenus prononcés au même moment à la conférence des PMA de Paris, ni la tenue de la Convention des Nations-Unies sur les Droits de l'Enfant, ouverte à New York -ironie du calendrier diplomatique- par le chef de l'Etat malien.

Tout se passe comme si, n'osant plus se présenter comme telle, la politique, lorsque la coercition ou la violence sont en jeu, devait se draper dans le manteau de la morale pour se rendre acceptable. Mais, trop sélective pour n'être pas suspecte, cette alliance retrouvée entre l'éthiqueet la politique repose la question ancienne du rapport entre les deux, coupant court à l'optimisme béat et au prêchi-prêcha sur le progrès qui tendent à frapper d'interdit, en la disqualifiant par avance, toute interrogation sur le fonctionnement des démocraties.


Les infortunes de la vertu

Comme le montre André Comte-SponvilleUne éducation philosophique, pp. 121 et suiv., PUF/Perspectives Critiques. "le rapport entre la politique et la morale peut être pensé de deux façons: comme union ou comme disjonction." Dans la première de ces hypothèses, "politique et morale vont ensemble: ce qui est moralement bon est politiquement juste, et réciproquement. C'est la thèse de Platon et de Lénine. On peut l'appeler "idéaliste", légitimement, puisque l'idéal (…conjonction du vrai et du bien, de l'être et de la valeur) est la réalité même: les Idées (Platon) ou l'Histoire (Lénine) gouvernent à la fois la morale et la politique. Le Bien et le Juste sont du même côté, qui est aussi (c'est pourquoi Platon et Lénine sont des philosophes heureux, c'est-à-dire dogmatiques) le côté du Vrai." C'est la possibilité même de cette coïncidence entre le Vrai, le Juste et le Bien qui met côte à côte, dans la perspective adoptée ici, Lénine et Platon. Mais, "s'ils s'accordent sur l'union de la morale et de la politique, (ils) divergent sur leur articulation. Laquelle des deux fonde l'autre? Voilà la question qui les sépare (…).

Pour Platon, le philosophe-roi gouverne au nom du Bien: "la morale fonde la politique, qui ne saurait pour cela fonder la morale. Socrate, sans pouvoir, était Socrate pleinement. Un roi sans vertu n'est qu'un tyran. (…) Une morale soumise à la politique (comme d'ailleurs une politique qui ne se soumettrait qu'à soi) n'est que sophistique mercenaire. (…) La politique est morale, pour Platon, ou mauvaise." Pour Lénine, au contraire, c'est la politique qui subjugue la morale: "Nous disons que notre morale est entièrement subordonnée aux intérêts de classe du prolétariat. Notre morale découle des intérêts de la lutte de classe du prolétariat."Les tâches des unions de la jeunesse, in Textes philosophiques, Lénine, Paris Editions Sociales, cité par Comte Sponville, ibid. Autrement dit: ce qui est politiquement juste est moralement bon. L'"idéalisme moral" de Platon, l'"idéalisme politique" de Lénine ouvrent tous deux la voie au "règne de la vérité, toujours terrible quand elle prétend juger. (…) Rien de sanglant comme un idéal au pouvoir."

Si aujourd'hui l'on se réclame moins encore de Lénine que de Platon, les produits dérivés de ces deux démarches plus homogènes que contradictoires occupent encore une large place à l'horizon: les errements tiers-mondistes ne sont pas si anciens, qui justifiaient l'injustifiable au nom de la morale, parlaient la langue de bois au nom de la liberté et défendaient des dictatures au nom des droits de l'homme. La crise du Golfe est le prétexte à un débordement du même ordre, bien que symétrique, où la morale, le respect des principes et l'amour du droit sont censés cimenter l'unité des Etats qui ont réagi à l'invasion irakienne. Le soutien de la Chine (qui mourra pour le Tibet?), la présence militaire de la Syrie (qui combattra pour le Liban?), ou la politique israélienne ne paraissent pas devoir refroidir les ardeurs de ces nouveaux dévotsCf. le magazine Globe "Les saddamites", Laurent Dispot, septembre 1990.. Ici on annexe la Cisjordanie, là on poursuit le dépeçage du Liban, sans troubler le ronronnement international. L'apprenti-Raïs, nouveau démon, est après tout en droit de s'interroger, lui qui a reçu de ses ennemis d'aujourd'hui un appui sans faille pendant les années de guerre contre l'Iran. Les principes internationaux s'appliqueraient-il différemment selon que l'on attaque d'un côté ou de l'autre du Chatt El Arab? Q’en serait-il de ces intangibles principes si demain, avec des justifications identiques à celles de l’Irak, le Guatemala absorbait son petit voisin le Belize? On peut douter que l’indignation internationale s’affirme avec une telle emphase, et plus encore qu’elle se traduise par une telle mobilisation. Ce n'est pas, on l'aura compris, les stratégies anglo-américaine, française ou onusienne qui sont ici en cause, mais le manteau de vertu dont on les couvre. Si les "grands principes" commandent cette intervention, alors que peuvent valoir des principes aussi sélectifs? Nécessairement peu de choses. La politique doit donc reprendre tous ses droits pour que la morale conserve les siens et puisse se défaire de cette étouffante étreinte où elle se trouve enserrée.

Situation paradoxale pour l'idéaliste, mais seulement pour lui, car, suivant toujours Comte- Sponville, le refus de ces deux formes d'idéalisme conduit à séparer la morale et la politique, à s'abstenir de prendre l'une comme mesure de l'autre. C'est le cynisme, qui peut lui aussi exister sous deux formes différentes. D'une part "le cynisme moral, celui de Diogène, qui préfère la vertu au pouvoir, l'individu au groupe, la sagesse à l'action, l'éthique à la politique. (…) Sans doute peut- il exister de bons rois (…); mais il n'importe pas du tout d'être roi: il importe seulement d'être bon. Diogène dans son tonneau vaut plus qu'Alexandre sur son trône. Mieux vaut vertu sans pouvoir que pouvoir sans vertu." D'autre part "le cynisme politique, celui de Machiavel, pour qui la politique n'est soumise qu'à soi (c'est-à-dire aux simulacres et à la force), et bonne seulement quand elle triomphe. (…) La seule norme est d'efficacité, et vaut pareillement pour imposer la tyrannie (dans Le Prince) ou pour défendre la république (dans les Discours). (…) Sans doute la bonté peut-elle être, à certains moments, politiquement utile; mais il n'importe pas du tout d'être bon: il importe seulement de réussir. (…) Mieux vaut pouvoir sans vertu que vertu sans pouvoir."


L’ayatollah et le commissaire

Peut-on déduire de cette topographie que la morale est un territoire interdit au pouvoir politique? Certes non. Les hommes qui exercent le pouvoir ont assurément les mêmes préoccupations éthiques que leurs contemporains, et notre propos n'est pas, bien au contraire, de récupérer la morale pour abonder le vieux fonds anti-politique inscrit dans les mentalités françaises. Mais si l'on accepte comme caractéristique essentielle de la démocratie, sa capacité à gérer et négocier les conflits, la démarche cynique ne se réduit pas à une opposition entre les ténèbres de la raison d'Etat (Machiavel) et l'éclat de la vertu (Diogène). Elle permet de penser les rapports souvent conflictuels entre ce que la morale commande et ce que la politique impose, sous la forme du dialogue, voire de la confrontation, et non sous celle de la fusion dont on sait les effets: au minimum la langue de bois, au maximum la chirurgie sociale comme instruments d'élimination de ces contradictions que l'idéalisme -moral de Platon ou politique de Lénine- ne peut, par définition, accepter. Un idéalisme prenant aujourd’hui la forme de l'optimisme des Lumières, bien vivant, qui refuse d’assigner à l’éthique cette position de résistance au pouvoir -Antigone contre Créon-, préférant voir dans le mouvement de l’Histoire la promesse d’une "espèce humaine affranchie de toutes ses chaînes, soustraite à l'empire du hasard comme à celui des ennemis du progrès et marchant d'un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur"Condorcet (Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, éd. Balaval, Paris, Vrin, 1970, p. 238).. Condorcet l'humaniste pointe son index vers un horizon radieux où nous voyons, nous, se profiler les silhouettes de l'ayatollah et du commissaire politique. Deux figures de l'idéalisme -au sens évoqué plus haut- qui ne renieraient pas (pour l'ayatollah, remplaçons Progrès par Prophète…) cette exaltante perspective, mettant par là-même en évidence toute l'ambiguïté de l'idée de progrès. Il existe en effet une frontière ténue, mais bien réelle, entre l’usage neutre du terme, entendu comme progression cumulative des connaissances, et son usage téléologique, représentation d'une fin à atteindre. Ignorer cette distinction amène à opposer à un angélisme progressiste, dont le dernier avatar est le discours sur le Nouvel Ordre Mondial, un pessimisme conservateur, disqualifiant l'innovation, paralysant l'exercice de la volonté. Face-à-face stérile que l'on peut dépasser pour penser avec Raymond Aron la distinction entre le progrès comme volonté, et le progrès comme salut: "Vouloir que l'Histoire ait un sens, c'est inviter l'homme à maîtriser sa nature et à rendre conforme à la raison l'ordre de la vie en commun. Prétendre connaître à l'avance le sens ultime et les voies du salut, c'est substituer des mythologies historiques au progrès ingrat du savoir et de l'action. L'homme aliène son humanité et s'il renonce à chercher et s'il s'imagine avoir dit le dernier mot."Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique, p. 45, Agora/ Plon 1985 (La dernière phrase est soulignée par moi).


Le triomphe de Tartuffe

Mais le triomphe de la démocratie, le discrédit qui marque -enfin!- toutes les formes de dictature, quelles que soit leurs justifications, tendent paradoxalement à restaurer cette vision sacrée du pouvoir, véritable parousie laïque, où l'efficacité, la morale et le progrès se trouvent, telles des poupées gigognes, miraculeusement emboîtés les uns dans les autres. Et c'est ainsi que devant un désastre politiquement ou médiatiquement intéressant, les malles du secouriste ou la posture du moraliste semblent désormais pouvoir se substituer avantageusement à la réaction politique. Sans doute le succès du mouvement humanitaire en Occident est-il trop grand pour ne pas être tentant: l'idéalisme philosophique, l'optimisme des Lumières, et la tactique politique, font là encore bon ménage. Et pourquoi, rétorquera-ton non sans justesse, un gouvernement se priverait-il de ces moyens s'il les juge utile à la réalisation de ses fins? Il n'y a, certes, aucune raison de principe: qu'il soit sincère, opportuniste, ou les deux ensemble, qu'il ait une position idéaliste ou cynique, un gouvernement n'a aucun motif a priori de renoncer à être ou paraître moraliste. Et s'il est permis de douter que l'on renforce une politique en la travestissant, ou que l'on affermit ses positions en n'osant les avouer, ce qui est ici en question, c'est la faible capacité de la société civile à résister à ce discours: la tartufferie fait partie de la panoplie de tout pouvoir, soit. Mais nous manquons d'un moderne Molière pour en rire et nous en vacciner. Pour paraphraser Alain Finkielkraut: trop d'entre nous ont été aveugles à la beauté de la démocratie; nous voici aujourd'hui aveuglés par elle. Car à vouloir que la politique fasse fond sur la morale, le risque est grand -nous écartons ici le danger de dérive autoritaire- de voir la morale happée par la politique: "nous retrouvons ici tous les vices liés au caractère rhétorique du discours politique; cette rhétorique contamine l'invocation des grands principes en leur conférant une sorte de stéréotypie morte."Ethique et politique, Paul Ricœur, Esprit n°5, m ai 1985.


Une politique humanitaire?

Le droit d'assistance humanitaire, désormais reconnu par l'ONU à l'initiative de la FranceRésolution défendue par B. Kouchner en décembre 1988., volontiers présenté par son talentueux avocat comme une étape vers l'acceptation du principe supérieur de "devoir d'ingérence", n'échappe pas à cette logique ambiguë de la "vertu" politique. La résolution 43/131 adoptée en décembre 1988, porte "libre accès aux victimes des catastrophes et des situations d'urgence du même ordre" tout en rappelant à chacun des alinéas -comment en serait-il autrement?- le caractère inentamable de la souveraineté nationale, impliquant par conséquent l'accord des parties. Malgré un fond équivoque, il s'agit là d'un double progrès juridiqueCf. Droit et coutume des actions humanitaires, Françoise Saulnier. Rapport réalisé pour Médecins Sans Frontières.: l'existence d'un droit d'accès aux victimes est reconnu, et la pratique des ONG Organisations Non Gouvernementales. humanitaires est hissée au rang de coutume internationale. L'argument de l'ingérence ne devrait donc plus être opposable aux offres d'aide directe, ce dont on ne peut que se réjouir, tout en sachant que d'autres prétextes prêts à l'emploi sont disponibles: situation sous contrôle, ou sécurité précaire, pour ne citer que les plus fréquemment avancés. Dans cette perspective, la liberté d'évaluation des besoins et de contrôle de la distribution des secours constitue le prolongement naturel de cette première résolution. Seul un Etat peut promulguer de tels principes. Seuls des organismes privés peuvent les mettre en application. S'il est indispensable de poursuivre ce processus juridique, il est impératif de lutter contre la tentation des Etats d'en assurer la réalisation. Nécessairement partiaux -peut-on imaginer une diplomatie humanitaire fixant ses propres priorités?-, ne connaissant comme sujets de droit que d'autres Etats, ils videraient peu à peu de son contenu universaliste l'action humanitaire, la réduisant à un outil parmi d'autres de la panoplie diplomatique.

Reste qu'une difficulté, bien réelle, intervient ici: il est indiscutable qu'un Etat démocratique ne peut s'abstraire de considérations d'ordre humanitaire, ne peut rester sourd aux demandes d'aide, insensible à l'exigence de solidarité issue des valeurs de sa propre société. Dépasser cette contradiction implique par conséquent de sortir l'aide humanitaire de ce flou conceptuel qui autorise toutes les récupérations. La définition négative qu'en a donné la Cour de La Haye est une première approche: "pour ne pas avoir le caractère d'une intervention condamnable dans les affaires d'un autre Etat, non seulement l'assistance humanitaire doit se limiter aux fins consacrées par la pratique de la Croix-Rouge, à savoir “prévenir et soulager la souffrance des hommes“, “protéger la vie et la santé et faire respecter la personne humaine“, elle doit aussi et surtout être prodiguée sans discrimination à toute personne dans le besoin"Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua, Arrêt du 27 juin 1986, § 243.. Si le droit théorique à l'assistance humanitaire prend une certaine consistance juridique, on voit que cette pratique est encore loin d'être caractérisée, son champ d'application aussi bien que ses opérateurs jouant un rôle essentiel dans cette définition: aide au développement, coopération technique, défense des droits de l'homme, aide alimentaire ou médicale d'urgence, autant de secteurs distincts, bien que parfois malaisés à différencier, où l'action prend un sens différent selon qu'elle est mise en œuvre par des Etats ou des volontaires privés. Nullement académique, un tel travail de définition, en rendant plus intelligibles des enjeux souvent confus, en favorisant l'exercice d'une fonction critique qui n'a pas abordé ce domaine, devra permettra d'éviter, d’une part que l'aide humanitaire ne soit peu à peu réduite à de simples opérations de promotion, à une technique de communication parmi d'autres, d’autre part que le devoir d’ingérence, qui s’impose aujourd’hui au militant des droits de l’homme, ne soit instrumentalisé par les Etats -démocratiques ou non-, donc vidé de son contenu pour devenir un nouveau travestissement politique.

Que l’exercice actif de la volonté puisse amener les sphères de l’éthique et de la politique à se croiser, l'Etat de Droit nous le démontre. Pourtant, après avoir jeté aux poubelles de l’histoire le marxisme, qui ne voyait dans le Droit que la traduction d’un rapport de forces, le réduisant exclusivement à un instrument de domination, on semble ignorer que le Droit est aussi cela, et que pour cette raison précise, il ne peut être confondu avec la Morale. A ne voir dans l’Etat-nation que le reposoir naturel de la Démocratie, on oublie opportunément qu’il est aussi le produit de “la violence des rassembleurs de terre”, qu'il "porte la cicatrice de la violence originelle des tyrans faiseurs d'histoire", et qu'en ce sens, "l'arbitraire reste consubstantiel à la forme même de l'Etat." Voilà pourquoi ses sermons et interpellations seront toujours plus moralisateurs que moraux, et ses élans humanitaires suspects. Voilà pourquoi l'éthique restera une position de résistance de l'individu contre la collectivité, de la société contre le pouvoir. Voilà, enfin, pourquoi Antigone ne saurait s’asseoir dans le fauteuil de Créon.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Politique et éthique : le baiser du vampire », 1 octobre 1990, URL : https://msf-crash.org/fr/droits-et-justice/politique-et-ethique-le-baiser-du-vampire

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous pouvez nous retrouver sur Twitter ou directement sur notre site.

Contribuer