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Tribune

Les humanitaires en Afghanistan

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Disons-le d’emblée, la bruyante sollicitude affichée par l’Europe et les Etats-Unis pour les Afghans au cours de ces dernières semaines a quelque chose d’exaspérant, voire de désespérant. Certes, on ne s’offusquera pas que des convois de vivres et de médicaments reprennent le chemin de ce pays, qu’ils soient militaires ou civils. Dès lors que des gens qui en ont besoin pourront se soigner et s’alimenter, peu importe qui fournit cette aide. D’ailleurs, lorsque des médecins militaires soignaient et vaccinaient des enfants vietnamiens pendant la guerre du Vietnam, on ne le leur reprochait pas, ayant bien d’autres critiques à leur opposer. De même, lorsque les Soviétiques, pendant la guerre des années 80, installaient des équipes médicales dans la région de Mazar E Sharif ou ailleurs, nul ne se souciait de leur chercher noise, au moins sur ce plan. Le souci que les uns et les autres tentaient ainsi de démontrer pour des populations que par ailleurs ils bombardaient massivement ne trompait personne, bien au contraire. Y voir une preuve de compassion humanitaire, c’était s’exposer au ridicule ou au soupçon, passer pour un jobard ou pour un exalté. Ce genre d’action portait un nom, c’était de la propagande, ou plutôt de l’ « action psychologique » pour reprendre la formule prisée par les états-majors. Chacun savait à quoi s’en tenir, l’essentiel étant ailleurs.

Il est vrai que c’était au temps de la guerre froide, avec sa logique de camp retranché et de partage bipolaire d’un monde qui, depuis lors, a changé. Avec l’implosion du communisme en Europe et la fin du veto automatique au Conseil de Sécurité, les guerres, les dictatures et les massacres n’ont pas disparu mais les engagements militaires sous label international se sont multipliés à une cadence inédite dans l’histoire. La notion d’ « intervention militaro-humanitaire » s’est rapidement imposée comme l’un des symboles du nouvel ordre mondial. La Somalie en fut le premier laboratoire et c’est dans ce cadre que l’on vit des soldats, mandatés par l’ONU au nom de l’humanitaire, ouvrir le feu sur des civils. Devant cet événement, le mouvement humanitaire se divisa, comme il s’était déjà divisé auparavant dans toutes les situations où se posait la question de son implication dans des actes de violence et plus généralement de sa subordination à la logique d’un quelconque pouvoir politique. Certains tenaient ces violences pour de malheureux accidents de parcours, non significatifs et au fond négligeables. D’autres (nous en sommes, on l’aura sans doute compris) refusaient de laisser l’humanitaire glisser vers une telle logique de « dommages collatéraux ». Bien que, dans une configuration différente, la question s’est à nouveau posée lors de la « guerre humanitaire » du Kosovo et de l’intervention américaine en Afghanistan et cela en dehors de tout jugement a priori sur le bien-fondé de celles-ci.

L’enjeu est de taille, si l’on attache quelque importance à l’action humanitaire. Si l’on pense, en d’autres termes, que cette forme d’action peut être autre chose que l’habillage ou le supplément moral de la loi du plus fort et qu’elle ne se résume pas à quelques louables et fugitives distributions de biens et de services. Lors de la guerre du Kosovo, la branche canadienne de CARE, une organisation humanitaire d’origine américaine, a signé avec son gouvernement un contrat aux termes duquel elle recrutait des « volontaires » chargés de collecter des renseignements sur le terrain, sous couvert d’action humanitaire. Il s’agissait, compétence oblige, d’anciens militaires, devant remplir une mission qu’il faut bien appeler par son nom : espionnage. Pour les responsables de CARE-Canada (organisation non gouvernementale ?), dont on ne doute pas de la sincérité, cette décision n’intervenait pas en rupture de leurs principes, mais dans leur continuité. Elle ne relevait pas de l’abus de confiance mais de leur engagement au service des droits de l’homme, donc de la démocratie, que leur gouvernement défendait, justement, en Yougoslavie. Cette position ne manque pas de logique, dès lors que l’on approuve le principe du mélange entre politique et humanitaire. Si les humanitaires se considèrent comme des supplétifs des gouvernements, rien ne s’oppose à ce qu’ils en deviennent les agents d’exécution, quelle que soit la tâche qui leur est alors confiée. Il faudra qu’ils en assument, le cas échéant, les conséquences.

Lorsque, dans une démarche du même ordre, George Bush et Tony Blair appellent les ONG à former une « coalition militaro-humanitaire » pour lutter contre le terrorisme au nom de la démocratie, ils sont à l’évidence dans leur rôle de chefs d’Etats en guerre. Le 26 octobre dernier, Colin Powell soulignait l’importance de cette mobilisation lors d’une allocution destinée aux ONG : « [… ] j’ai clairement fait savoir à mon personnel ici [au Département d’Etat] et à tous nos ambassadeurs dans le monde que nous devons avoir les meilleures relations avec les ONG, qui sont un tel multiplicateur de forces pour nous, une part tellement importante de notre équipe de combat. » Aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne et en France, certains refusent cet enrôlement, d’autres en défendent le principe. C’est cette position que défendait par exemple Michael Barry dans une tribune publiée par Libération (6/11), puisque, écrivait-il en substance, la priorité en Afghanistan est de « remplacer au plus vite le régime mortifère des talibans par un gouvernement civilisé » et que « l'humanitaire n’a jamais été séparé du politique ».

On ne saurait contester sérieusement ces deux affirmations, quoique la question de la « civilisation » mériterait que l’on s’y arrête. On se contentera de souligner que, dans ce contexte, le mot renvoie à la « théorie des interventions d’humanité » développée à la fin du 19ème siècle pour justifier l’ingérence militaire des nations européennes dans les sociétés « barbares » situées au « bas de l’échelle des civilisations ». Et pour revenir dans le débat présent, on rappellera que, si cette invocation renouvelée du « fardeau de l’homme blanc » inspire effectivement une partie du mouvement humanitaire contemporain, une autre partie revendique au contraire de s’en démarquer clairement. On conviendra sans peine, en revanche, que « l'humanitaire n’a jamais été séparé du politique », du simple fait qu’il a partie liée avec la violence collective. Conflits, exodes, famines, violences guerrières, violences sociales forment le cadre et la trame de son action. Rien ne saurait être plus politique. On peut d’ailleurs en dire autant du journalisme ou de la justice, qui sont tout autant inséparables du politique : en déduira-t-on qu’ils doivent se plier à sa logique ?

Ce constat ne ferme donc pas la question de savoir quel rapport l’humanitaire entretient avec les acteurs politiques. Au risque de lasser, rappelons donc une évidence : l’impartialité, autrement dit le refus de choisir entre « bonnes » et « mauvaises » victimes est le fondement même de l’humanitaire moderne. L’humanitaire est impartial ou il n’est pas et c’est bien pour cela qu’il doit être indépendant de tout pouvoir politique. Précisons, pour lever toute confusion, qu’il ne s’agit nullement d’opposer une quelconque « vertu » de l’humanitaire au cynisme de la politique, de situer l’un au sommet d’une échelle de valeurs pour mieux disqualifier l’autre. Cette posture avantageuse, toujours tentante lorsqu’on prétend parler au nom des victimes, doit être radicalement récusée sous peine de sombrer dans un néo-poujadisme moral indéfendable et stérile. Ce qui est en jeu ici, et qui est plus exigeant, c’est de distinguer des registres d’action, des ordres de responsabilités différents. Ce qui fait la force de l’humanitaire est aussi ce qui en fixe la limite : le refus du sacrifice. La préservation de la vie humaine est son unique horizon, sa seule légitimité. Cela implique parfois d’entrer en tension, voire en conflit, avec le pouvoir politique, comme cela a été le cas avec les Talibans ainsi qu’avec les Moudjahidin, pour ne parler que de l’Afghanistan. L’Etat, issu « de la violence des rassembleurs de terre » (Charles Tilly), s’ordonne autour de la violence, serait-ce pour la contenir et la réguler, dans ses formes démocratiques. C’est pourquoi il reconnaît, en droit et en fait, de bonnes et de mauvaises violences et opère couramment, par conséquent, le tri entre victimes dignes d’intérêt et « dégâts collatéraux ».

Comment comprendre, sinon, pourquoi les démocraties occidentales s’accommodent de la violence terrifiante exercée contre les Tchétchènes par l’armée russe, quand au même moment on se scandalise de celles que les troupes de Milosevic infligent aux Kosovars ? Comment comprendre, autrement, l’intérêt soudain pour le sort des femmes en Afghanistan alors que ceux qui s’en offusquent aujourd’hui soutenaient le régime taliban il y a encore quelques semaines ? Comment comprendre, encore, pourquoi la « situation humanitaire » dans ce pays préoccupe tant ceux qui, pendant la guerre soviétique (un million de morts, cinq millions de réfugiés et autant de personnes déplacées), semblaient ignorer les atrocités qui y étaient perpétrées ?

L’heure est à nouveau au déploiement de forces armées à vocation humanitaire en Afghanistan. Puisqu’on ne sait trop bien quelle mission précise leur confier et puisque, apparemment, les alliés des Etats-Unis doivent démontrer leur engagement, ils vont « sécuriser » l’aide humanitaire. Mais les mots magiques, les concepts enchantés ne viendront pas à bout de la réalité complexe de ce pays saccagé physiquement et moralement par plus de vingt ans de guerre. Ils n’exposent qu’à de cruelles désillusions. La guerre que mènent les Américains vise à interdire toute sanctuarisation de réseau terroriste en Afghanistan, en détruisant le régime taliban et il est hautement probable qu’ils y parviennent à court terme. Ensuite, vraisemblablement, viendra le problème de la crise qui se développe au Pakistan, attisée et amplifiée par la présence de combattants islamistes vaincus dont une partie voudra sans doute se reconvertir dans d’autres « Jihad ». Les priorités politiques évolueront avec la situation. Quel nouveau maître politique, quelle nouvelle victoire démocratique les éventuels humanitaires coalisés chercheront-ils alors ?

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Les humanitaires en Afghanistan », 1 novembre 2001, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/les-humanitaires-en-afghanistan

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