La Médecine du tri
Analyse

En situation de catastrophe : s’orienter, trier et agir

Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé
Bradol

Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).

Article initialement paru dans l’ouvrage La médecine du tri. Histoire, éthique, anthropologie sous la direction de Céline Lefève, Guillaume Lachenal et Vinh-Kim Nguyen.  

Le 12 janvier 2010, un séisme de forte magnitude entraîna l’effondrement de nombreux édifices dans l’agglomération de Port au Prince, Haïti. Les chutes de blocs de béton provoquèrent des dizaines de milliers de morts et de blessés. Les répliques sismiques, les prévisions de certains sismologues et les rumeurs publiques alimentaient la crainte de la répétition du cataclysme. La maison, l’école, l’église, l’hôpital, les locaux professionnels, tous ces lieux qui abritaient les habitants de la capitale et leurs principales activités étaient devenus des pièges mortels et une menace permanente. 

Pour l’équipe de Médecins Sans Frontières (MSF) travaillant dans la clinique de la Trinité, la première urgence fut d’abord de s’extraire des bâtiments avant d’être ensevelie et d’aider les patients hospitalisés à faire de même. Les deux étages supérieurs de la clinique s’étaient écrasés sur le rez-de-chaussée. Le nombre de personnes disparues sous les décombres était estimé à une dizaine. Un anesthésiste, un agent d’entretien et un chirurgien comptaient parmi les morts. Certains demeuraient coincés dans les décombres pendant plusieurs heures avant d’être dégagés. Il était parfois possible de communiquer avec eux et des tuyaux furent glissés  par des interstices pour les ravitailler en eau. D’autres encore en vie après quelques heures agonisaient sous les gravas. Dans le même temps, l’équipe produisit un premier bilan de sa situation et demanda du renfort au siège de l’association. Dans toute la ville, des dizaines de milliers de blessés tentaient de sortir des ruines avec l’aide de leurs proches et d’atteindre un hôpital encore fonctionnel. 

C’est ainsi que les 13 premiers jours, l’équipe de la Trinité prit en charge plusieurs centaines de blessés couchés à même le solObservations recueillies par l'auteur, membre de l'équipe de renfort à cette mission.  dans la rue ou dans le jardin d’une villa servant auparavant de pharmacie, de local administratif et d’entrepôt. Les interventions chirurgicales étaient pratiquées dans un container métallique rapidement aménagé à cette fin. Dans ces circonstances exceptionnelles où la demande de soins explose et l’offre s’effondre, comment décider par qui commencer ? Pour répondre à cette question, les sociétés savantes et les autorités sanitaires recommandent l’usage d’une procédure empruntée à la médecine militaire : le triage. Dans l’esprit de cette procédure, un chirurgien et un médecin anesthésiste triaient les blessés de la Trinité sous la supervision du médecin directeur de la clinique. Sans utiliser l’un des protocoles standardisés, ils respectaient l'esprit de la procédure de triage telle que formulée par l'Organisation mondiale de la santé :Groupe de travail sur les situations d’urgence – Maladies transmissibles, Maladies transmissibles : surveillance et action, Bureau régional OMS des Amériques, Bureau de l’OMS en Haïti, Évaluation des risques pour la santé publique et interventions. Séisme : Haïti, janvier 2010, p. 14
Pan American Health Organization. Pan American Sanitary Bureau, Regional Office of the World Health Organization, Establishing a mass casualty management system, Washington, D.C., 2001
« Les dits patients doivent être répartis en fonction de la gravité de leurs blessures, et les traitements à leur appliquer doivent être décidés selon les ressources disponibles et les chances de survie. Le principe de sélection sur lequel reposent les décisions à prendre en la matière est celui de l’allocation des ressources pour le plus grand bénéfice sanitaire du plus grand nombre. » Selon cette recommandation de l'OMS, l'équipe médicale chargée du triage définissaient la gravité et donc l’ordre de passage de chaque cas au bloc opératoire à partir de critères habituels (lésions constatées, fréquence respiratoire, temps de recoloration cutanée, fréquence cardiaque, tension artérielle, coloration des conjonctives, état de conscience, température). Une fiche était remplie et donnée au patient ou à un accompagnant. Le blessé était enregistré et hospitalisé sous l’un des abris de fortune réalisés à partir de bâches en plastique. Une équipe de techniciens veillait à ce qu’un générateur fournisse l’électricité et à ce qu’un un camion citerne amène l’eau. Un restaurateur apportait les repas. Le nombre d’interventions chirurgicales augmentait de jour en jour. Aux nouveaux cas continuant d'arriver s’ajoutaient les blessés déjà opérés ayant besoin de passer une nouvelle fois au bloc, ne serait-ce que pour refaire leur pansement dans des conditions de propreté et avec un traitement antalgique suffisant. Pour satisfaire ces multiples demandes, le bloc opératoire devait sans cesse améliorer ses performances. L’ordre de passage des blessés au bloc était établi chaque matin et revu tout au long de la journée selon les arrivées de nouveaux cas. Les 13 premiers jours, 1275 blessés Florian Cabanes, Pratique de l’anesthésie réanimation en situation précaire: Analyse d’une mission humanitaire avec MSF à Haïti lors du séisme du 12 Janvier 2010, thèse de médecine / spécialité anesthésie réanimation, Université Paris VI, 15 octobre 2010. ont été accueillis, triés et soignés. Environ 400 interventions chirurgicales ont été effectuées. Pour l’ensemble du pays MSF, Haiti earthquake response / Inter-sectional review / Executive report / Synthesis of six specific reviews from 12th or January to 12 th of April 2010, 2010, Geneva. , du 12 janvier au 30 avril 2010, les équipes MSF, au total 3 400 personnes sur 26 sites, ont effectué 165 543 consultations externes et 5 707  interventions chirurgicales.

L’exemple ci-dessus montre bien que le triage est imposé par une demande exceptionnelle qui conduit à l'emploi d'une procédure particulière afin d’établir les priorités. La généralisation de l’usage du terme triage comme la clarification des ses objectifs datent de la première guerre mondiale Kennetg V. Iserson and John C. Moskop, Triage in Medicine, Part I : Concept, History, and Types, Annals of Emergency Medicine, Volume 49, no. 3: March 2007.: trier les blessés pour renvoyer au plus vite dans leur régiment ceux dont l’état de santé le permet et trier pour mieux ordonner les soins dans l'espoir d’éviter le plus grand nombre possible de décès et de déficits fonctionnels sévères Dans l’objectif de simplifier la présentation, la suite du texte sera centrée sur la réponse à des mortalités inhabituelles. Le même raisonnement s’appliquerait aussi à des déficits fonctionnels n'engageant pas le pronostic vital, par exemple la perte de l’usage d’un œil, d’une main, de la parole ou encore la persistance d’une douleur invalidante…parmi ceux qui demeurent à la charge du service de santé. Depuis la première guerre mondiale, les usages du triage se sont diversifiés et étendus. Le triage est aujourd’hui le plus souvent employé en dehors de son contexte de naissance : les guerres dites de position comme la première guerre mondiale. Il a trouvé une place dans la réponse aux cataclysmes naturels, aux épidémies et aux famines et dans la gestion de situations de rareté des ressources plus banales, comme lors de la sélection des patients en salle d'attente d’un service d’urgence ou la sélection des patients pour l’admission en service de soins intensifs.

Ce que ne dit pas l’exemple haïtien présenté plus haut, c’est qu’avant de trier des individus, les responsables des secours sélectionnent des lieux et des situations, donc des populations, qui sont privilégiés par rapport à d’autres dans l’allocation des secours. Dans ces circonstances, les différentes façons de mettre en scène dans l'espace publique le malheur des uns et des autres déterminent autant que les critères médicaux et sanitaires, les populations qui seront servies en premier et celles qui devront attendre, voire se résigner à ne pas recevoir l’aide attendue. Chaque catastrophe se déroule dans un contexte (social, culturel, économique et politique) particulier et évolutif.

Cela souligne l’importance pour les responsables de l’organisation des secours d’une qualification précise des lieux, des situations et des populations retenues comme prioritaires. Déclencher à tort les procédures d’urgence dont celle du triage des individus provoquerait une inutile désorganisation des soins aux conséquences médicales et sanitaires négatives. A l’inverse, ne pas déclencher à temps la procédure d’urgence exposerait les centres des soins à un embouteillage paralysant à un moment où le nombre exceptionnel de blessés ou de malades requiert une administration rigoureuse des soins. 

Ce texte aborde en premier lieu, les questions posées par la sélection des situations puis celles induites par les procédures de triage des individus.

S’orienter

Le défi consiste à déclencher une procédure d'urgence à temps, ni trop tôt, ni trop tard. A cette fin, la veille sanitaire cherche à détecter le plus tôt possible des variations importantes, plus ou moins soudaines et évocatrices d’un événement catastrophique. Ce dernier peut se décrire dans trois dimensions. La première est démographique : une population, un nombre de cas et un nombre de morts inhabituels sur un territoire et une période de temps donnés. La deuxième dimension est sociale et politique : l'existence ou non de tensions dans la société au sujet de la prévention et de la réaction à l’événement. La troisième dimension est institutionnelle : le degré de réponse en urgence des pouvoirs publics.

Décrites dans ces trois dimensions, il existe une grande variété de catastrophes. Parfois, des événements peu meurtriers induisent des mobilisations sociales et politiques importantes qui entraînent une réponse institutionnelle en urgence démesurée. Par exemple, en France, pendant les années 2009 et 2010, les dépenses effectuées en réponse à l’épidémie de grippe H1N1 ont été importantes, autour de 600 millions d’euros Cour des comptes, La politique vaccinale de la France, communication à la commission des affaires sociales du Sénat, Paris, octobre 2012., alors que les données épidémiologiques n’indiquaient ni une incidence, ni une létalité, ni une mortalité plus élevées que les années précédentes. Très souvent, l’origine de la catastrophe fait l’objet de débats passionnés. L’inondation de la Nouvelle-Orléans (USA) et ses 1 800 victimesRichard D. Knabb, Jamie R. Rhome, and Daniel P. Brown, Tropical Cyclone Report Hurricane Katrina 23-30 August 2005, National Hurricane Center, 20 December 2005.sont-elles imputables à une volonté divine, à l’ouragan Katrina ou à des digues mal conçues et mal entretenues ?

La durée de certaines catastrophes peut également être déconcertante. Si le terme catastrophe est réservé à des événements de courte durée, certaines situations marquées par de fortes mortalités chroniques ne sont pas retenues comme devant faire l’objet d’une réponse rapide et massive. Par exemple, dans la région de Zinder au Niger, au début des années 2000, en raison des carences alimentaires et de la haute fréquence des infections, la mortalité des enfants de moins de cinq ans était doubleInstitut National de la Statistique Ministère de l’Économie et des Finances, Enquête Démographique et de Santé  et à Indicateurs Multiples, Niamey, Niger, 2006. de celle de la capitale, Niamey. Cela ne signait-il pas l’existence d’une catastrophe de longue durée dans cette région du pays ?

Dans le but d’éviter les principaux pièges de l’évaluation initiale d’une situation, débuter l’analyse des catastrophes sous l'angle de l’ampleur des préjudices est un bon point de départ : les morts, les blessés ou les malades et les destructions de biens.Les destructions de biens ne seront pas analysées dans ce texte.Cela implique de comprendre ce qu’est une mortalité normale. 

L’épidémiologie qualifie de normale la mortalité habituelle. En 2011, les taux bruts annuels de mortalité ont variéhttp://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SP.DYN.CDRT.IN selon les pays entre 0,5 (Bahamas) et 1,6 % (Afghanistan). D’un point de vue mnémotechnique, retenir le chiffre de 1 % [0,5 – 1,6] de morts par an comme une estimation de la normale quelle que soit la société est utile pour apprécier rapidement la situation examinée. Ne meurt-on pas plus dans les pays à bas revenu ? Non, le nombre de morts n’est pas forcément plus élevé mais en revanche l’espérance de vie est beaucoup plus courte, notamment du fait d’un grand nombre de décès durant la petite enfance. Dans les pays à haut revenu, l'espérance de vie est beaucoup plus longue, la mortalité des enfants est faible et les personnes âgées constituent la plus grande partie des décès.

Tableau

Pour que l’événement soit significatif d’un point de vue quantitatif, il faut enregistrer une variation importante (multiplication par 2, voire beaucoup plus) de la mortalité en comparaison de la normale. Pour un suivi serré de la mortalité dans l’intention de la corriger le plus tôt possible, un indicateur journalier est utilisé : le nombre de morts pour une population de 10 000 personnes par jour (1 % par an = 10 pour 1000 par an = 0,27 pour 10 000 personnes par jour). Un doublement du taux brut de mortalité journalier, par exemple pendant une semaine devrait au minimum déclencher une investigation. Pour les Centers for Disease ControlInterpreting and using mortality data in humanitarian emergencies. A primer for non-epidemiologists, Francesco Checchi and Les Roberts, Overseas Development Institute / Humanitarian Practice Network, network paper number 52, September 2005, London, p. 7. (CDC, USA), en temps normal, il ne devrait pas dépasser 0,5 pour 10 000 par jour (1,8 % par an) et quand il atteint 1 pour 10 000 personnes et par jour (3,6 % par an), déclencher une procédure exceptionnelle (une urgence) pour diminuer au plus vite le nombre de morts devient impératif. Avoir les yeux rivés sur les chiffres ne garantit pas une réaction suffisamment rapide. La veille sanitaire doit être aussi qualitative et produire une alerte dès le premier cas clinique d’une pathologie à forte létalité induite par un mécanisme susceptible de produire un très grand nombre de cas, par exemple dès l’arrivée du premier blessé venant d’un quartier bombardé ou dès le diagnostic du premier cas de choléra.

Comprendre le contexte avant de se décider à agir nécessite de connaître non seulement l'état de la mortalité à un instant donné mais surtout d'en saisir la dynamique dans le temps. En effet, secourir en situation de catastrophe est une course contre la montre démarrée en général avec retard. A quel moment de l’histoire, l’opération de secours se profile-t-elle ? Au début quand tout est encore possible ? Ou au contraire, après que le pic du nombre de morts a déjà été atteint. Une mortalité basse peut indiquer qu’il est déjà trop tard pour espérer qu’une intervention en urgence sauve de nombreuses vies. La normalisation du nombre de décès s’est produite dans ce cas tout simplement en raison de la disparition récente d’une grande partie des individus les plus fragiles. 

L’évolution de la mortalitéMzia Turashvili and David Crémoux, Review of the OCA Emergency Intervention in Liben, Ethiopia. Evaluation report,  September 19th to November 15th, Vienna evaluation unit, MSF internal report, 2012. parmi les réfugiés somaliens du camp de Kobe, Liben, Éthiopie, en 2011, est un exemple de ce type de situation où la normalisation se produit surtout en raison d’une saignée démographique et beaucoup moins en raison de l’impact des secours. La population était affaiblie par le manque de nourriture et les infections. Une épidémie de rougeole était très meurtrière parmi les jeunes enfants dénutris. Pendant des mois, les secours furent limités par l’administration éthiopienne. Quand, en novembre 2011, les organismes d’aide internationaux dont MSFhttp://www.msf.org/article/ethiopia-surge-number-somali-refugees-demands-increased-capacity se décidèrent à protester publiquement, plus de 1 200 personnes sur une population de 25 000 réfugiés (4,8 % en 3 mois : juin, juillet et septembre) étaient déjà mortes. A la suite de ce plaidoyer, de nouvelles facilités furent accordées aux organismes d’aide par l’administration éthiopienne mais la mortalité était déjà redevenue à la normale depuis le début du mois d’octobre.

Taux hebdomadaires de mortalité, camp de réfugiés de Kobe, Éthiopie, 2011

Les données de mortalité s’obtiennent par la visite des cimetières, la consultation des registres des pompes funèbres, de ceux de l'état civil et de ceux des institutions sanitaires ou par une enquête au sein d'un échantillon représentatif de la population. Pour construire un échantillon représentatif, il faut au préalable connaître la taille de la population et sa répartition sur le territoire étudié au moment de l’enquête. Les catastrophes s’accompagnent souvent de variations démographiques soudaines dues à des déplacements de population comme à des mortalités élevées. La signification d'une augmentation des nombres de cas et de morts n’est pas toujours évidente. Il faut distinguer entre, d'une part, une simple augmentation de la taille de la population accompagnée d'une variation proportionnelle des cas et des morts, par exemple à la suite d'un afflux de population et, d'autre part, une aggravation de la catastrophe expliquant les hausses des cas et des morts alors que la population est restée la même. L'estimation de la taille de la population de référence, dénominateur de tout calcul de proportion, est l’information la plus déterminante pour l’interprétation de toutes les autres données et aussi la plus difficile à obtenir et à suivre avec précision. 

Décider des réponses pertinentes face à une catastrophe demande une compréhension des évolutions de la mortalité mais plusieurs autres éléments sont également déterminants et doivent être définis avec précision : l’événement considéré, le choix de la  population de référence, le territoire et la période de temps pris en compte. En 2003, lors de la canicule en France, les décès en relation avec des températures extérieures élevées n’ont pas été retenus dans un premier temps par les autorités comme une catégorie d’événements devant faire l’objet d’un recueil spécifique d'informations. En cohérence, aucune réponse d’envergure n’a été déclenchée pendant l’accident climatique. La crise sociale et politique qui s’en est suivie a été à la mesure de la couverture médiatique de l’afflux massif de personnes âgées dans les services d’urgence et des 18 000Denis Hémon et Eric Jougla, Impact sanitaire de la vague de chaleur d’août 2003 en France. Bilan et perspectives - Octobre 2003. Rapport remis au Ministre de la Santé et de la Protection Sociale. INSERM et Institut National de Veille Sanitaire, Paris, 26 octobre 2004.morts en excès durant la période caniculaire par rapport à la même période lors des années précédentes.

Le choix de la population cible est déterminant. Une épidémie de rougeole dans une population d’enfants sans problèmes de santé particuliers est peu meurtrière. Au contraire, une épidémie de rougeole parmi des enfants hospitalisés pour dénutrition sévère peut entraîner une énorme mortalité. Dans ce cas, en raison d’une surmortalité rapportée non à la population générale mais à une sous-population d’enfants hospitalisés, l’impact devient majeur à une échelle limitée au centre de réhabilitation nutritionnelle en question. Le même nombre de morts rapporté à la population totale d’enfants du même âge habitant le territoire couvert par le centre de réhabilitation nutritionnelle intensive pourrait indiquer une faible variation du taux de mortalité. 

Le choix de la période de temps étudiée est aussi important. Certains phénomènes sont aigus et parfois saisonniers. Si l'analyse dilue la mortalité qu’ils occasionnent dans des périodes de temps beaucoup plus longues, la situation peut paraître normale. Au contraire, dans d’autres exemples, une mortalité élevée en permanence peut faire oublier qu’il s’agit bien d’une catastrophe. Au Botswana, entre 2001 et 2006, en raison de l’impact de l’épidémie à VIH, la mortalitéhttp://www.indexmundi.com/g/g.aspx?v=26&c=bc&l=frévoluait entre 2,4 et 3,2 % par an. En 2009, elle était revenue autour de 1 %. L’amélioration a été due en bonne partie à une diffusion massive des traitements contre le VIH.

Encore faut-il garder à l'esprit que les services de soins ne se contentent pas de répondre aux catastrophes mais que parfois ils les alimentent. Quand les activités médicales et sanitaires se dégradent trop, le mauvais fonctionnement du système de santé devient en lui-même un facteur du risque d'explosion de la mortalité. Dans certains cas, l’impact des dysfonctionnements ne limite pas uniquement à une mauvaise prise en charge des patients et le centre de soins lui-même peut se transformer en un lieu très iatrogène. Un exemple classique de ce type de phénomène est l’utilisation de la même seringue et de la même aiguille pour injecter un traitement à un grand nombre de patients.

Trier

Le triage ne s’applique pas seulement à l’afflux de patients dû à la catastrophe. Il s’impose également aux activités de routine pour ne préserver que celles ayant un effet direct sur la mortalité due aux pathologies courantes hors contexte catastrophique. Les autres activités doivent être suspendues afin que les ressources humaines et matérielles puissent être affectées à l'accomplissement des tâches prioritaires pour la survie du plus grand nombre. Par exemple, il faut conserver la possibilité de réaliser une césarienne même après l’arrivée d’une cinquantaine de blessés. Par contre, les chirurgies pour le traitement des cancers peuvent être différées. D’une manière générale, l’objectif est de concentrer les ressources afin d’empêcher l’augmentation du nombre de cas (par exemple évacuer une population exposée à un bombardement, vacciner contre une menace épidémique) et éviter le décès des personnes déjà touchées (opérer des blessés, administrer des traitements antibiotiques lors d'une épidémie). 

L’efficacité du triage repose sur trois postulats Dr Michel Nahon, Les principes généraux de la Médecine de Catastrophe, SAMU de Paris, cours pour la capacité d’aide médicale d’urgence, Université Paris V, Janvier 2011. 
http://www.urgences-serveur.fr/IMG/pdf/princip_cata_s.pdf
utiles et fragiles : l’équité dans le traitement des individus, l’unicité du mécanisme lésionnel en cause et l'adoption d'un comportement standardisé par les soignants. En théorie, le triage fait la démonstration mathématique de sa supériorité sur la forme habituelle d’organisation par l’obtention d’une meilleure adaptation quantitative de l’offre à la demande de soins que traduit un nombre de morts moins élevés. 

Dans l’intention d’être efficace à l’échelle collective et d’être équitable avec les individus, le triage est censé s’appliquer à tous selon les mêmes critères médicaux et sanitaires. Une présentation idéalisée de cette procédure souligne notamment que la place au sein de la hiérarchie sociale ne sera pas retenue comme un critère déterminant de l’accès aux soins. Le Baron Dominique Jean Larrey a attaché son nom à l’invention du triage pour avoir écritBaron Dominique Jean Larrey, Mémoires de chirurgie militaire et campagnes, Tome IV, J. Smith, Paris, 1817, p. 487.: « Blessés, doivent être pansés sans distinction des grades en raison de la gravité de leurs plaies et de l’importance des opérations qu’elles exigent ». Cette promesse de ne pas prendre en compte la place occupée par le patient dans la société n’est pas toujours aisée à tenir. 

Un exemple : en août 2012Observation de l’auteur lors d’une mission sur le terrain, août 2012., les services médicaux de la partie d’Alep, en Syrie, contrôlée par l’opposition prennent en charge chaque jour plusieurs centaines de blessés civils et militaires. Les hôpitaux et leurs personnels sont la cible de bombardements de la part de l’ennemi. C’est l’exemple type de la situation exigeant un tri rigoureux des blessés pour ne pas gaspiller les maigres ressources disponibles en les affectant à des cas désespérés. Le blessé est dans un coma profond, avec des difficultés respiratoires. Son hémorragie abdominale n’a pu être contrôlée par la première chirurgie effectuée dans un petit hôpital privé de la ville. Pourtant une  ambulance évacue un blessé en direction de la Turquie alors que ses chances de survie sont des plus faibles. Pour le professionnel, il s’agit d’un cas. Pour son père qui est à son chevet, il s’agit d’un fils. Pour ses frères d’armes, qui l’entourent, fusil en bandoulière, il est un héros. Pour tous, c’est à Allah de décider de son sort. Comment le médecin pouvait-il leur faire comprendre que pour lui toute tentative de réanimation était probablement vouée à l’échec et qu’il serait mieux avisé de réserver les ressources disponibles à des cas au pronostic plus favorable ?

Si les critères médicaux et sanitaires du triage ne prévalent pas toujours, alors quels sont ceux qui entrent en ligne de compte ? La règle d’une équitable répartition des soins entre individus souffre d’exceptions légitimes. Par exemple, il faut reconnaître que ne pas privilégier l’accès aux soins de certains dirigeants de la société amplifierait la catastrophe et les troubles sociaux qui l’accompagnent.

Plus préoccupant, quand les circonstances s’y prêtent les secours peuvent aussi être aussi détournés au profit d’intérêts partisans, par exemple ceux d’éventuels belligérants ou ceux d’une clientèle politique. Des intérêts économiques particuliers peuvent également prévaloir, ceux de profiteurs de guerre dans un contexte de conflit armé ou plus généralement ceux d’escrocs, à l’extérieur comme à l’intérieur des organismes d’aide, pour qui une catastrophe constitue surtout l’opportunité de faire de bonnes affaires. Mais l’étudeGarrouste-Orgeas M, Montuclard L, Timsit JF, Reignier J, Desmettre T, Karoubi P, Moreau D, Montesino L, Duguet A, Boussat S, Ede C, Monseau Y, Paule T,Misset B, Carlet J, Predictors of intensive care unit refusal in French intensive care units: a multiple-center study, French ADMISSIONREA Study Group, Critical Care Medicine, 2005 April 33(4):750-5.de la sélection des patients à l’admission en service de soins intensifs en temps normal est là pour nous rappeler que des phénomènes beaucoup plus communs sont toujours à l’œuvre. Par exemple, en France, malgré l’existence de critères médicaux précis la demande d’admission en unité de soins intensifs à moins de chances d’être satisfaite si elle est formulée au téléphone et non à l’occasion d’un contact physique direct, de même si elle survient durant certaines plages horaires journalières. 

En dehors des critères médicaux, des contraintes organisationnelles subies par les soignants et des entreprises de détournements des secours à d’autres fins (militaires, politiques ou économiques), la sélection des patients relève en réalité souvent des motifs ordinaires de discrimination en usage dans la société qui sont puisés dans un registre à la fois classique et renouvelable à l’infini : « … au nom d’un  principe symbolique connu et reconnu par le dominant comme par le dominé, une langue (ou une prononciation), un style de vie (ou une manière de penser, de parler ou d’agir) et, plus généralement, une propriété distinctive, emblème ou stigmate… »Pierre Bourdieu, La domination masculine, Seuil, Paris, 1998. p. 8.

L’idée de considérer comme a priori égaux les individus lors de la procédure de triage et de ne les distinguer les uns des autres que selon un tout petit nombre de critères médicaux définis possède également des limites médicales. Par exemple, les conséquences d’un traumatisme thoracique sont différentes selon qu’il survient chez un patient auparavant sain ou chez un patient atteint d’insuffisance respiratoire chronique.

Dans l'idéal de la médecine de catastrophe, après celui d’un traitement équitable des individus, le deuxième postulat avancé est celui de l’existence d’un mécanisme lésionnel uniqueOu bien d’un tout petit nombre de causes. à l’origine d’un nombre inhabituel de cas du même type qui différent par leur gravité. La mortalité en excès objective la dimension démographique de l’événement et renvoie à un ou à un petit nombre de mécanismes lésionnels donnant lieu à une épidémie (de traumatismes, d’infections, de carences…) en rapport avec le type de la catastrophe. Si ces mécanismes lésionnels particuliers n’existaient pas, la mortalité serait normale.

Le retour à une mortalité normale survient si ces mécanismes lésionnels en nombre très limité disparaissent spontanément – ils peuvent aussi être contrôlés par une action préventive – ou si la prise en charge curative des cas permet de leur éviter une issue fatale. L’identification et le tri par ordre de gravité des cas directement en rapport avec l’événement catastrophique est donc au cœur de l’organisation de la réponse en urgence. L’espoir que l’offre de soins puisse être rapidement ajustée à la demande repose sur le fait que le petit nombre de mécanismes lésionnels rendra possible une simplification des prises en charge favorisant un déploiement rapide et massif des secours. L’erreur opérationnelle fréquente est de ne pas relever que la surmortalité est due à un petit nombre de causes et de ne pas concentrer l’effort sur leur prise en charge. Légitime en dehors d’une situation d’exception, une relative dispersion des ressources pour exécuter une multitude de tâches conduit en urgence à l’échec du contrôle de la mortalité tout en produisant l’impression rassurante d’une tentative de répondre à tous les besoins couverts en temps normal.

L’idée de l’unicité du mécanisme lésionnel rend possible une préparation rapide et simple des personnels à leur tâche par la diffusion de protocoles de triage aussi succincts que possible : le cas très grave (code noirExemple du protocole de triage START (Simple Triage And Rapid Treatment) et de son système de codage par couleur des patients des plus graves aux plus bénins : noir, rouge, jaune et vert., un agonisant ou un mort, une urgence dépassée, non prioritaire), le cas grave (code rouge, une urgence absolue, à traiter en priorité), le cas modéré (code jaune, une urgence relative qui peut attendre quelques temps en fonction des disponibilités) et le cas bénin (code vert, non urgent, qui peut éventuellement être renvoyé dans son foyer).

Le retour d'un équilibre entre demande et offre de soins s'obtient au prix de la réduction de la diversité des tableaux cliniques à un petit nombre de catégories en fonction de la gravité, deux à cinq le plus souvent selon les différents systèmes de triage. Pourtant, dans la réalité l’idée de l’unicité du mécanisme lésionnel montre des limites. Par exemple, deux patients atteints d’une blessure par balle dans la même partie du corps, peuvent présenter au moment précis du tri des paramètres identiques selon les quelques critères retenus pour décider en une minute de l’orientation du patient alors qu’en réalité leurs pronostics sont très différents. Ils sont fonction des différents organes touchés par le projectile lors de son trajet à l’intérieur du corps. Un réel examen clinique permettrait de les distinguer mais le temps manque pour l’effectuer selon les modalités habituelles.

L’efficacité supposée des interventions (diagnostiques, préventives ou curatives) est la principale justification des procédures de triage. Elle devrait pouvoir être étayée par des études réalisées selon les standards actuels de la médecine fondée sur les niveaux de preuves (evidence based medicine). Or, les situations catastrophiques se prêtent mal à la réalisation d'expérimentations scientifiques. Les protocoles de réponse aux catastrophes derrière leur apparente rationalité reposent en bonne partie sur des raisonnements déduis de connaissances physiologiques et sur des savoir-faire cliniques acquis par la pratique. Quand, en dépit de la précarité des circonstances, des études scientifiques sont néanmoins réalisées, leurs résultats exposent les limites pratiques des procédures de triage.

Voici les résultats de l’étude d’un triage effectué parmi les blessés d’une catastrophe ferroviaire (2003) selon le Simple Triage and Rapid Treatment (START) dont l’usage est très répandu aux USA depuis les années quatre-vingt.

Tableau

78 blessés ont vu leur ordre de priorité surestimé, 3 ont été sous-estimés. Pour 66 blessés, la catégorie de triage a été confirmée par les données hospitalières. Dans cet exemple, le triage sur le lieu de l’accident ferroviaire a bien permis que les patients étiquetés « rouge » arrivent une heure avant les « jaune » et les « vert » dans les hôpitaux. Mais parmi ces 22 patients étiquetés « rouge » lors du triage sur le terrain, les données hospitalières confirmeront que seuls 2 étaient bien des « rouge ».

L’exemple ci-dessus illustre parfaitement que si les ressources disponibles sont encore relativement importantes, le professionnel en charge du tri aura tendance à vouloir éviter de léser l’individu devant lui à un moment donné. La tentation est alors d’accorder trop souvent la priorité à des cas dont la prise en charge pourrait être différée selon une application rigoureuse des critères. 

Si, à l’inverse, les ressources sont très réduites, la volonté de protéger les intérêts de la collectivité prend l’ascendant. Le risque devient alors d’écarter des patients qui auraient pu être sauvés s’ils avaient été jugés prioritaires. Par exempleObservation relevée lors d’une visite de l’auteur sur ce terrain., en novembre 2012, dans le centre de santé de Konseguela (cercle de Koutiala, Mali), les cas de malnutrition aiguë sont nombreux. Pour l’admission dans le programme de réhabilitation nutritionnelle intensive, le triage s’effectue en utilisant un indice anthropométrique. Il est calculé à partir du poids et de la taille de l’enfant, comparés à ceux d’une population d’enfants de référence dont la croissance a été estimée optimale. Lors de la visite, une discussion survient au sein de l’équipe soignante à propos d’un enfant atteint de marasme qui se voit refuser l’admission. Son rapport poids sur la taille est égal au seuil choisi pour distinguer les cas modérés des sévères dans la malnutrition aiguë. Pour accéder à la filière de soins nutritionnels intensifs réservée aux cas sévères, un indice anthropométrique non pas égal mais strictement inférieur à la valeur seuil retenue est exigé. Pourtant, un rapide coup d’œil à l’enfant, à ses deux frères et quelques questions simples posées à leur mère permettent de comprendre sans utiliser un indice anthropométrique qu’il a grand besoin d’une réhabilitation nutritionnelle intensive. Notons que l’enfant a été écarté des soins à l’aide d’un test diagnostic imparfaitAndré Briend, La malnutrition de l’enfant. Des bases physiopathologiques à la prise en charge sur le terrain, cours dispensé dans le cadre de la Chaire Danone 1996, Institut Danone, 1998, p. 35., l’indice anthropométrique, dont l’usage est justifié en grande partie par des raisons économiques. Nourrir tous les enfants dénutris serait trop coûteux. Pertinent ou non, l’usage de l’indice anthropométrique donne l’impression d’un rationnement des aliments thérapeutiques reposant sur l’usage d’un critère scientifique, le calcul du rapport entre le poids et la taille. Cela peut-il suffire à faire oublier que la décision prise est de donner de la nourriture à un enfant et non à l’autre alors que tous deux n’ont plus que la peau sur les os ?

Agir

Le rationnement des soins au profit de certains et au détriment d'autres est souvent présenté dans la littérature comme étant à la source de dilemmes éthiques importants. L’exemple le plus souvent exposé concerne le choix, lors des afflux massif de blessés ou de malades, de ne pas tenter de modifier le pronostic vital de ceux jugés trop gravement atteints. Leur prise en charge est réduite à  un traitement palliatif afin que la fin de leur vie soit la moins douloureuse possible. En réalité, le pronostic vital des agonisants déjà mauvais en temps normal devient effroyable lors d’une catastrophe en raison de la précarité des conditions de vie et de soin. Lors de la prise en charge médicale de ce type de patients, l’angoisse du soignant relève plus de la difficulté à accepter sa propre impuissance face à l’ampleur de la catastrophe que du cruel exercice d’un pouvoir de vie et de mort lors du triage.

Au-delà des dilemmes induits par la gestion des patients ayant le plus mauvais pronostic, le plus déconcertant pour le personnel soignant est l'injonction de passer d’une éthique à l’autre. La première, celle de l'ordinaire, est présentée comme centrée sur l'intérêt individuel du blessé ou du malade. Lors d'une situation extraordinaire, en raison d'une demande dépassant l'offre d'une manière beaucoup plus forte que d’habitude, le risque perçu est celui de gaspiller les maigres ressources disponibles et un temps précieux en accordant trop d’attention aux cas ayant un trop bon ou, à l’inverse, un trop mauvais pronostic. L’approche éthique alors recommandée est dite utilitariste. L’objectif devient « le plus grand bien pour le plus grand nombre » quitte à sacrifier quelques individus à l’intérêt général. La tension entre les intérêts individuels et l’intérêt collectif est déjà présente en dehors de contextes d’exception dans la routine de l’administration des soins. Mais les événements considérés socialement comme des catastrophes donnent une inhabituelle visibilité à des discriminations dans l’accès au soin d’ordinaire mieux acceptées car noyées dans la banalité du quotidien.

Alors que les demandes sont nombreuses et pressantes, comment empêcher que la distribution parcimonieuse d’une aide réduite à quelques priorités ne provoque trop de tensions, voire des violences ? L’explication donnée par les soignants pour justifier les choix du triage est formulée en des termes qui soulignent que tout le monde sera traité non de la même façon mais d'une façon qui conduise à diminuer au mieux le nombre de décès à l’échelle de la population. Penser recevable une telle justification par un individu en détresse repose sur l’hypothèse qu'il prendra son mal en patience pour le bien du plus grand nombre. L'expérience montre que l'invocation de l'intérêt collectif ne peut toujours suffire à calmer des personnes en situation précaire et leurs proches. Un usage, au mieux dissuasif, de la force est souvent inévitable, par exemple afin d’empêcher que la pharmacie ou l'entrepôt de nourriture ne soient pillés par une foule en colère privée des biens essentiels à sa survie. En ce sens, la réussite d’une urgence est surtout celle d’une mobilisation sociale et politique exceptionnelle capable de produire un consensus en matière de répartition de l’aide et des soins de façon à prévenir des troubles sociaux et politiques trop importants.

Ainsi le triage se révèle pour ce qu’il est avant tout : l’étape essentielle d’une opération de rationnement et de maintien de l’ordre. Compris comme l'affirmation d'une nouvelle norme sociale de répartition de ressources devenues plus rares, le triage trouve alors son sens et son utilité : « En toute rigueur une norme n’existe pas, elle joue son rôle qui est de dévaloriser l’existence pour en permettre la correction.»G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, P.U.F., 2009, p. 41. 

Avant de trier des individus les secouristes orientent la distribution des secours en réponse à certaines situations et à destination de certaines populations. L’analyse des politiques d’aide devient précise quand elle ne se contente pas seulement d’exposer qui en sont les bénéficiaires mais quand elle informe aussi sur ceux qui sont écartés des soins et des secours. Qui sont-ils ? Pourquoi ne sont-ils pas prioritaires et quelles sont les conséquences de ce choix ? Des choix différents étaient-ils possibles ? Quand et comment l’évolution du contexte permettra de mieux les inclure dans les soins ? 

Chaque opération porte la marque d'une ou d’un petit nombre de personnalités qui ont régulé la distribution des secours et des soins. Ce rôle est rempli au mieux quand elles gardent à l’esprit que le triage n’est pas seulement une technique mais également le passage, pour le meilleur et pour le pire, d’une norme de justice distributive à une autre. La nouvelle norme n’est pas là pour être suivie aveuglément mais pour servir de balise à la création d'une politique des secours à chaque fois originale afin de répondre au mieux à une situation d’exception et aux besoins toujours singuliers de ses victimes.

Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Bradol, « En situation de catastrophe : s’orienter, trier et agir », 3 avril 2020, URL : https://msf-crash.org/fr/catastrophes-naturelles/en-situation-de-catastrophe-sorienter-trier-et-agir

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous pouvez nous retrouver sur Twitter ou directement sur notre site.

Contribuer