Codogno Hospital, Lodi Province
Entretien

« L’obligation de rapidité dans la décision est le propre de toute épidémie »

Emmanuel
Baron

Médecin généraliste diplômé de l’Université de Nantes, Emmanuel Baron s’est engagé avec Médecins Sans Frontières de nombreuses années sur le terrain et au siège. Formé à l’épidémiologie à Londres, il a rejoint Epicentre comme directeur en 2008.

Libération
Entretien

Dans cette interview parue dans Libération le 17 mars, Emmanuel Baron, directeur d'Epicentre, le centre d'épidémiologie de MSF, revient sur la gestion de la pandémie de Covid-19. 

Le rôle du politique semble plus que jamais déterminant dans la gestion d’une pandémie ?

L’obligation de rapidité dans la décision est le propre de toute épidémie. Le politique doit aussi répondre à la diversité des réactions de la population, la fameuse mobilisation du corps social, le seul remède sûr à la réduction de la transmission du virus en l’absence de vaccin. J’ai été frappé par l’apparente insouciance de certains, mais aussi par des réactions inverses où des gens se ruaient dans les supermarchés.

Les réactions irrationnelles sont universelles. Ici, les médias ont un rôle, mais ils sont, comme tout le monde, facteurs de clarification (transparents, expliquant les aspects difficiles) mais aussi de confusion en ouvrant le débat. La confiance de la population envers les institutions est clé. Mais encore faut-il ne pas lui avoir fait des coups pendables par le passé. La France a une certaine collection de scandales sanitaires peu reluisante, et on voit aujourd’hui que les gouvernements en ont tiré des leçons. Ce qui n’empêche pas de s’interroger ni de les interroger.


Sur quoi, par exemple ?

Sur leurs priorités de santé en général et sur ce que cette épidémie révèle de notre système de santé et de notre modèle de développement socio-économique. Va-t-il falloir une crise sanitaire à large échelle pour comprendre les contraintes auxquelles sont soumises les équipes soignantes ? Comprendre que la santé ne peut pas être considérée comme un secteur d’activité marchand similaire à tous les autres ? Ce sont toujours sur des systèmes sanitaires affaiblis, étranglés, que surviennent les catastrophes sanitaires, aiguës ou chroniques. Et cela résulte de choix politiques.

Un autre révélateur va être la réponse que l’on apportera aux plus éloignés du système de santé, en particulier aux populations exclues, sans domicile fixe, aux familles de travailleurs pauvres, aux migrants. Ces populations «hors d’atteinte» que l’on voit dans toute épidémie vont nécessiter une approche pratique différente dans le cadre de la réponse. Les équipes de MSF se préparent d’ailleurs à une possible intervention à Paris en lien avec l’autorité régionale de santé (ARS) d’Ile-de-France pour apporter un soutien à la prise en charge de ces personnes.


Sur le tri qui existe déjà en Italie et pourrait advenir en France ?

La notion de triage est inhérente à l’activité médicale. Admettre un patient en service de réanimation dans les hôpitaux en France comme à l’étranger relève toujours d’un choix établi sur une multitude de critères. L’âge n’est que l’un d’entre eux. La présence de comorbidités, l’état général du patient sont d’autres critères possibles d’évaluation d’une situation. Il en est de même, mais selon différentes modalités, lors de grandes crises telles que des conflits, des catastrophes naturelles, et bien entendu des épidémies. Ce qui frappe avec le Covid-19, c’est le nombre important de patients qui ont besoin d’assistance respiratoire et qu’il faut en plus isoler. L’indicateur à suivre : la courbe des cas sévères nécessitant une assistance respiratoire.


Les mesures prises par la France sont-elles à la hauteur des enjeux ?

Même s’il y a eu, comme toujours, des petites incohérences, la France fait face avec détermination. Le choix a été fait d’une réponse proportionnée, par étapes, et différenciée selon les situations, et qui vise à aplanir cette courbe croissante des cas sévères. Mais l’expérience nous dit qu’il ne faut pas courir trop longtemps après une épidémie. Ne pas jouer au chat et à la souris avec les phénomènes qu’on ne maîtrise pas. D’autant plus si on part avec un peu de retard, autre invariant de la réponse aux épidémies.

Les mesures annoncées lundi soir étaient attendues. Elles s’appuient certes sur des avis scientifiques mais semblent aussi redonner la primauté à la décision politique. On avait l’impression dimanche soir que c’était un groupe de scientifiques qui avait décidé du maintien du premier tour des élections municipales. Je ne pense pas qu’ils revendiquent de décider du sort de notre vie démocratique.


D’autant que l’on est face à une équation à énormément d’inconnues…

Exactement. Il faut savoir décider dans l’incertitude. Ici l’incertitude est liée au caractère émergent du virus (mode de transmission, durée de l’incubation, protection des anticorps développés, facteur de risque de formes sévères et de décès, durée de vie du virus sur les surfaces inertes, efficacité des mesures de protection individuelles et collectives etc.) et donc à la dynamique de sa propagation dans la population. Pas facile d’édicter des règles simples et pratiques quasiment en temps réel.


Pas facile aussi de reconnaître que l’on est face à une pandémie.

Une épidémie est un phénomène politique et pas seulement sanitaire. L’exemple le plus frappant est celui des Etats-Unisn où se télescopent l’orgueil national incarné à outrance par le Président, le calendrier électoral et des considérations géopolitiques (Chine, Europe, Iran). Le tout sur un système de soins inégalitaire et en laissant de côté, au moins au début, les autorités scientifiques. On peut s’interroger si certains pays qui déclarent peu de cas ni de décès officiellement sont dans cette logique.

Certains virus ont une saisonnalité en France, mais d’autres circulent, toute l’année, en zone tropicale. Les virus émergents se moquent-ils de la saison ?

Les conditions épidémiologiques de transmission sont différentes selon la nature des virus. Ceux à tropisme respiratoire tels que celui de la grippe suivent une saisonnalité. C’est aussi le cas de bactéries telles que celle de la méningite (les grandes épidémies avaient lieu en saison sèche en Afrique subsaharienne) ou de parasites (le paludisme dont les cas augmentent en fin de saison des pluies dans certaines régions). Le facteur climatique existe donc pour les microbes mais aussi pour le vecteur, tels que les moustiques, et pour nous humains dont les activités et comportements sociaux, alimentaires… sont aussi saisonniers.

L’Afrique semble pour l’instant encore épargnée par l’épidémie de coronavirus. Faut-il redouter une propagation dans un continent aux faibles systèmes de santé, ou existe-t-il des raisons à la faible pénétration du virus (jeunesse de la population, expérience d’Ebola, climat chaud, etc.) ?

Oui, on peut le redouter. Les Etats s’y préparent, prennent des mesures qui visent à freiner l’introduction puis la transmission. Reste que les conditions vont être très difficiles car on ne pourra répondre de la même manière que dans des pays à plus fortes ressources. On voit encore plus ici l’importance d’un vaccin et d’un traitement antiviral efficace qui font défaut aujourd’hui. On peut redouter des scènes très douloureuses notamment dans des grands centres urbains. D’autant que des compétences en réanimation sont rares en Afrique subsaharienne.


Epicentre du virus, la Chine assure, par la voix de son président Xi Jinping, que l’épidémie est «pratiquement jugulée». Crédible ?

Certains estiment que la Chine a délibérément caché la nature et l’amplitude du problème. D’autres saluent sa transparence, notamment pour avoir communiqué sur la structure du virus. On peut louer le caractère disciplinaire de la quarantaine mais regretter, lors des premières semaines, la remontée compliquée de l’information. Le fameux retard à l’allumage si constant dans les épidémies. Pour autant qu’en aurait-il été si des démocraties avaient dû faire front en premier lieu ?

Les régimes autoritaires ont-ils plus de facilité à juguler des pandémies ?

Non, même s’il faut parfois faire preuve d’autorité, la démocratie fait meilleur ménage que la dictature avec la santé publique. Seul revers : tout le monde a un avis sur tout et cela peut brouiller le message essentiel.

Va-t-on vers une multiplication d’épidémies majeures dans le monde ?

Urbanisation, mouvements de population, transformation de la relation de l’homme à son environnement… La mondialisation telle qu’elle est organisée aujourd’hui n’est pas l’amie de la santé publique et de la réponse aux menaces émergentes. Tout est là pour que cela se reproduise.

Quel sera le principal enjeu en sortie de crise ?

On a l’air de prendre pour complètement naturel de ne pas disposer de vaccins ou de traitements sous prétexte que le virus est nouveau. Bien entendu c’est un défi énorme. Il faut mettre en place les mécanismes qui permettent le développement des outils thérapeutiques et leur accès lorsque les seules lois du marché ne fonctionnent pas. Confier la R&D [recherche et développement, ndlr] au seul secteur privé ne fonctionne pas pour les marchés non solvables, on le sait depuis longtemps. Se priver des compétences des laboratoires pharmaceutiques serait tout aussi absurde, à condition toutefois que les produits soient accessibles à tous dès lors que l’enjeu de santé publique prime. La preuve en est avec le développement des partenariats publics et privés pour le développement de produits (PDP) et leur relatif succès depuis une quinzaine d’années, comme le DNDi pour les maladies dites négligées. Considérer la santé comme un bien commun qui rend les produits de la recherche accessibles au plus grand nombre devrait aller dans le sens des propos du président de la République. On ne pourra plus, à l’avenir, s’exonérer de cette réflexion.