Covid-19
Entretien

« Aucune population ne se met au garde-à-vous comme ça, en 2 ou 3 jours »

Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé
Bradol

Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).

Mediapart
Entretien

Face à un « événement biologique, social et politique totalement inédit », Jean-Hervé Bradol évoquait le 17 mars avec Mediapart les difficultés à faire reposer toute la prévention sur des mesures comportementales : « Il faut du temps à une société pour prendre en compte l’existence de l’événement, qu’elle fabrique au fur et à mesure qu’elle essaie de le comprendre. ».

On entend beaucoup parler d’une situation de guerre, de la guerre contre le virus, et finalement de médecine de guerre. Est-ce la même chose de lutter contre une épidémie ? 

Le point commun entre une médecine de guerre et une médecine d’épidémie, c’est que toutes deux appartiennent à la médecine de catastrophe : quand il existe un grand nombre de malades ou de blessés, pour la même raison, dans une courte période de temps. Une épidémie c’est ça, avec un plus ou moins grand nombre de cas. Que ce soient des malades, des blessés de guerre ou des accidentés, ça ne change pas grand-chose.

La particularité d’une épidémie, son dilemme, c’est qu’il faut songer en premier à protéger le personnel, sinon le système de santé s’effondre. Lors de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, on a mesuré que les soignants avaient 40 fois plus de risque d'être infectés que la population générale. 

Après, il faut faire diminuer le nombre de nouveaux cas, soit par une vaccination, quand elle est possible, soit par des moyens comportementaux, en espérant, mais sans certitude, que cela fonctionne. 

Ensuite, il faut prendre en charge les patients, pour éviter les décès.

MSF a déjà commencé à intervenir contre le coronavirus ?

On a des équipes en Lombardie, autour de la ville de Lodi. On se pose la question pour la France. Est-ce qu’on pourrait ouvrir des sites d’hospitalisation, pour aider le secteur hospitalier français ? La zone de Mulhouse est particulièrement inquiétante; si cette situation se généralisait, la continuité des soins serait difficile à assurer, quelles que soient les pathologies, coronavirus ou autres. Cela entraînerait du drame. 

Et ailleurs dans le monde ?

On est en discussion avec les autorités iraniennes et aussi au Niger.  Mais nous ne pouvons plus faire circuler de personnel, toutes les frontières se ferment, donc toutes les équipes ont pour consigne de regarder ce qu’elle peuvent faire sur place. On ne peut plus travailler de manière classique en projetant nos équipes.

Qu’est-ce qui explique les différences entre les continents, ou grandes zones du monde ? Est-ce un décalage dans le temps, ou dans les capacités de détection et de soin ? 

Les deux. L'épidémie a d'abord diffusé dans les zones avec le plus de contact avec la région d’origine. En Russie, on suppose que c’est en train de couver parce qu’on ne voit pas pourquoi ça ne le serait pas. C’est logique que les zones tropicales soient retardées. 

Mais les réalités épidémiologiques sont très difficiles à connaître en direct. L’épidémiologie en direct, c'est un sport très très difficile. On demande aux épidémiologistes de prévoir l’avenir, mais personne n’est capable de prévoir l’avenir. On peut prévoir à quelques semaines, pas plus. Alors on met des bornes.

L’estimation la plus mauvaise nous mène très loin, mais on sait que les mesures de prise de distance entre individus ont une influence. Le nombre de personnes ayant été en contact avec le virus et immunisées augmente aussi chaque jour. Ce qu’on ne sait pas, c’est si le virus va garder la même virulence, comment il va muter. Dans ces trois paramètres principaux, il y a beaucoup d'incertitude, on est obligé de naviguer à vue. 

Naviguer à vue, c’est justement ce que l’on reproche au gouvernement...

Si on est réaliste, un peu honnête, personne ne détient la vérité en direct par rapport à un événement biologique, social et politique totalement inédit. On découvre l’événement en même temps qu’on essaye d’y répondre. Alors qu’on a à peine de quoi protéger les soignants, à ce stade, la priorité absolue, c’est d’augmenter brutalement les capacités de prise en charge, de tout faire pour continuer à accueillir les malades. 

On a vu dimanche, à Paris notamment, que la distanciation sociale avait du mal à se mettre en place. 

Nous sommes dans une situation assez classique, avec une forte inquiétude, une forte mobilisation politique, mais pas de moyens bio-médicaux, pas de traitement, pas de vaccins. Toute la charge repose sur les mesures comportementales, pour essayer de contrôler l’épidémie, en s’appuyant sur des modèles statistiques, par un bouleversement de la vie quotidienne.

Mais aucune population au monde ne se met au garde à vous comme ça en 2-3 jours. On a beaucoup fantasmé sur la Chine, mais on ne connaît pas exactement l’application dans la réalité des mesures prises. On s’aperçoit qu’il est difficile de changer tous les aspects de la vie quotidienne en quelques jours. 

L’attitude des Parisiens est assez classique, tout le corps social ne peut pas se plier à une telle orthodoxie. Ce qui s’est passé ne m’étonne pas du tout, c’est classique de ces situations où on demande tout au comportement car on a rien d’autre.

En Grande-Bretagne, on fait appel au comportement des gens dans le sens inverse, c’est une injonction comportementale de nature un peu différente de celle de la France, mais une injonction comportementale quand même.

Le maintien des élections municipales n’a pas aidé cette prévention par le comportement. 

C’est une injonction paradoxale. L’Etat, comme les familles, fait des compromis. Faut-il faire venir un.e baby-sitter pour garder les enfants ? On vous dit qu’il ne faut pas introduire une nouvelle personne dans le foyer; et chacun ajuste, comme toute la société, pour intégrer la recommandation dans la vie quotidienne. Tout ça en quelques jours, donc la réalisation est limitée et l’impact tout autant.

On parle souvent de l'expérience d’Ebola, moins du VIH. Est-ce que la mémoire du sida s’est affaiblie dans nos sociétés occidentales ? Que peut-elle apporter ? 

La mémoire du VIH n’a pas été oubliée, mais aujourd’hui, il tue quelqu’un sans traitement en dix ans...

Pendant tout le début des années 80, il y a eu des attitudes de déni très agressives, parfois nationaliste, un peu comme a fait Trump en disant que le danger venait de l’étranger. Les nationalistes agressifs, on les entend moins aujourd’hui, car le besoin d’une coopération nationale étroite est devenu évident.

Ce déni a été mis à mal quand les hôpitaux ont été saturés. C’est là que la société a dû changer d’attitude, on se retrouvait dans les services de médecine tropicale avec les deux tiers des patients souffrant du VIH.

C’est la force des problématiques de santé publique et de sécurité collective: quand elles ne sont plus assurées, les politiques de santé retrouvent leur puissance, dans les sociétés démocratiques comme dans les sociétés autoritaires. Ça avait déjà été une leçon du sras en 2003; l’OMS avait voulu faire la leçon à la Chine, et la Chine avait fait amende honorable et accepté de changer.

Les sociétés autoritaires seraient-elles mieux armées ?

Les spectateurs sont très impressionnés par les régimes autoritaires et par leur capacité à traduire les directives comportementales en actes. Mais en régime non démocratique, les événements sanitaires sont cachés, il existe un déni du démarrage des épidémies qui se développent et un délai de réaction anormalement long. C’est le cas avec le choléra, très peu de pays acceptent de dire qu’une épidémie de choléra démarre. Donc on n’a pas à être fasciné par les régimes autoritaires, où les épidémies ne sont pas reconnues à temps. 

Je me souviens d’une conférence de presse en Ethiopie en 2004, où le ministre de la santé disait que l’épidémie de paludisme n’existait pas, qu’on était des charlatans. 

Est-ce que les mesures comportementales, le confinement, les restrictions de circulation, menacent nos libertés ?

La question a été prise par le mauvais bout, c’est un contresens d’opposer libertés publiques et sécurité sanitaire. Pour parler de ce qui va bien, prenons l'exemple de la politique d’information des pouvoirs publics. Elle est indispensable. Tous les soirs, le directeur de la santé, Jérôme Salomon, se décarcasse pour expliciter, l’épidémiologiste Arnaud Fontanet, directeur de l'unité d'épidémiologie des maladies émergentes à l'Institut Pasteur, et professeur au Cnam, a fait un énorme travail d’explication. 

Pour cela, il faut bénéficier d’une liberté de parole, et il faut pouvoir être perçu comme de bonne foi. C’est pour cela que leur parole pèse, qu’ils sont crédibles. Ils ne seraient pas crus dans un régime autoritaire.

Est-ce cela qui s’est passé avec la Chine, que l’on n’aurait pas voulu croire ? Est-ce une raison de certains retards à l’allumage ?

Je ne sais pas si on n’a pas cru les Chinois. Mais il faut du temps à une société pour prendre en compte l'existence de l'événement, un événement qu’elle fabrique au fur et à mesure qu’elle essaye de le comprendre; le corps social ne peut pas être au diapason du vivant; le social, le politique, courent derrière le vivant. Les sociétés ont besoin d’un temps d’ajustement par rapport au temps biologique. On est toujours en retard, on essaye de faire en sorte que l’écart ne se creuse pas encore plus.