Au Congo, Médecins sans frontières soigne des pygmés
Analyse

Guerre et viols au Congo : des urgentistes à Brazzaville

Portrait de Marc Le Pape
Marc
Le Pape

Marc Le Pape a été chercheur au CNRS et à l'EHESS. Il est actuellement membre du comité scientifique du CRASH et chercheur associé à l’IMAF. Il a effectué des recherches en Algérie, en Côte d'Ivoire et en Afrique centrale. Ses travaux récents portent sur les conflits dans la région des Grands Lacs africains. Il a co-dirigé plusieurs ouvrages : Côte d'Ivoire, l'année terrible 1999-2000 (2003), Crises extrêmes (2006) et dans le cadre de MSF : Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo-Brazzaville, 1998-2000 (2001) et Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997 (2016). 

La standardisation des secours humanitaires est à la fois justifiée et critiquée. Comment lier réactivité et standardisation ? Marc Le Pape étudie l'exemple des opérations conduites par MSF au Congo-Brazzaville à partir de 1999 : l'assistance aux femmes victimes de viols et les secours nutritionnels. Cet article a été publié dans les Actes de la seconde journée d'étude de l'association Guerre et médecine.

Face aux situations d'urgence, les réponses des organisations internationales de secours médical sont toutes en partie standardisées. Elles recourent à des « outils » professionnels classiques : « codes » de conduite, instruments de suivi et d'analyse (indicateurs de mortalité, de morbidité, seuils de malnutrition, grilles de recueils de données épidémiques...), guides techniques et médicaux qu'elles-mêmes produisent, « kits » médicaux et logistiques d'urgence, centrales d'achat spécialisées en mesure de répondre rapidement à des commandes en matière de pharmacie, nutrition, sanitation, véhicules, matériel de communication. Cette tendance à standardiser les versants médical et logistique des opérations humanitaires est en outre favorisée par l'effort des organisations pour créer des réseaux stables d'intervenants expérimentés. « Volontaires » fidèles, ces spécialistes ont donc une expérience médicale ou logistique des missions humanitaires, expérience qu'ils savent reproduire ; ils sont en outre familiers des principes d'action par lesquels l'organisation à laquelle ils adhèrent se définit, le choix de travailler pour telle ou telle organisation exprimant en effet, outre un engagement professionnel, l'affinité avec des principes, un esprit, une réputation.

Cependant, les volontés de standardisation ne sont pas seulement motivées par des objectifs d'efficacité et de qualité. Elles tiennent aux cadres politiques dans lesquels opèrent actuellement les acteurs humanitaires, aux différences d'approche des situations d'urgence. Deux types d'approche peuvent être distingués. Il s'agit ici de clarifier les attitudes par rapport à la standardisation, dans ce but il est utile de distinguer des types tout en sachant que de telles synthèses ne se présentent pas dans la réalité de manière aussi cohérente, mais que les faits s'en approchent plus ou moins.

Le choix de standardiser au maximum les réponses concorde avec la forte tendance des États et de l'ONU à vouloir, dans les crises graves, coordonner, maîtriser, voire diriger les plans de réponse humanitaires. Dans ce cas, les ONG médicales opèrent comme des acteurs techniques, des prestataires de services affectés à un secteur d'intervention que leur fixe le programme d'ensemble, programme dont la conception et la direction sont assurées par le leader politique ou militaire de la réponse à une situation de crise, représentant d'un État, des Nations unies ou d'une agence des Nations unies.

La seconde approche met l'accent sur la « réactivité » et l'indépendance des agents humanitaires : ces qualités sont alors considérées comme le facteur essentiel pour résister aux risques d'enfermement dans la technicité, la standardisation et la subordination aux encadrements politiques. Les qualités d'indépendance et de réactivité renvoient à la capacité de s'orienter dans des situations sensibles et incertaines (guerres civiles, occupations militaires, zones de rébellion, etc.), au sens du réel qui consiste à appréhender les besoins critiques, définir et organiser les réponses médicales, évaluer les risques, apprécier dans des délais brefs les conséquences des actes accomplis, fixer des principes d'arrêt, saisir la portée des événements politiques. Il faudrait analyser de près des actions humanitaires empiriques, pour montrer la tension permanente entre d'une part la nécessaire technicité des actes d'assistance et l'énergie opérationnelle qu'exigent ces actes, d'autre part la volonté de ne pas se laisser absorber par la performance humanitaire, au détriment des qualités d'indépendance et de réactivité.

Entre les deux modèles dont je viens d'accentuer les différences, il existe des transitions. Les cadres de l'intervention représentent des contraintes que les agents peuvent tenter d'infléchir, en fonction des conceptions qu'ils se font de leur rôle et par leurs manières d'agir. De ce fait, sous l'influence des relations qui s'instaurent entre agents impliqués dans les secours, les formes dominantes de hiérarchie des rôles entre institutions politiques et organisations non gouvernementales, dont le Comité international de la Croix-Rouge est le modèle originel, ne tiennent pas nécessairement. Il reste que nombre d'ONG médicales se préoccupent avant tout de faire valoir leur technicité et faire connaître leurs performances, laissant à des spécialistes de la coordination le pouvoir de guider la politique des secours.

Je présente une étude de cas consacrée à l'organisation Médecins Sans Frontières. Celle-ci revendique des normes élevées de qualité médicale en même temps que l'indépendance d'initiative et la liberté de paroleLes « volontaires » des ONG médicales internationales portent secours aux victimes de violences guerrières mais ne sont pas des médecins spécialistes du « champ de bataille ». A titre d'illustration, voici la répartition des interventions prises en charge par une organisation qui se présente comme urgentiste, Médecins Sans Frontières section française. En 2003, cette ONG mettait en oeuvre 110 projets, correspondant à quatre types de situations : 56% des projets (soit 62 actions en cours) ont pour cause un conflit armé, 23% répondent à des endémies et des épidémies, et dans 2% il s'agit d'intervenir après des désastres naturels. Enfin, 19% des projets correspondent à des besoins ayant pour cause l'exclusion, la précarité, la violence sociales il s'agit en particulier de dispensaires urbains dans des quartiers pauvres, de secours aux enfants des rues, de soins aux femmes victimes de violences sexuelles. Cette répartition est caractéristique d'une politique, elle n'a pas de validité pour l'ensemble des organisations qui se présentent comme urgentistes. Elle donne cependant une idée de la diversité des interventions médicales que désigne le label humanitaire.. J'examine la production des secours durant la guerre civile qu'a connue le Congo Brazzaville entre mars 1998 et novembre 1999.


Guerre civile

Les affrontements qui débutent en mars 1998 opposent forces du chef de l'État, Denis Sassou Nguesso, et partisans de l'ancien président de la République, Pascal Lissouba ainsi que de son premier ministre, Bernard Kolélas, tous deux destitués par Sassou N Guesso en 1997, à la suite d'une guerre civile. Le camp du président en place mobilise les militaires, des policiers et une milice, « les Cobras ». L'autre partie dispose de milices cantonnées dans les régions d'origine de leurs chefs, régions à partir desquelles elles lancent des opérations de guerre. En décembre 1998, leur offensive atteint Brazzaville. Le Président riposte en bombardant les quartiers sud de la capitale, Makelekele et Bacongo, qui sont supposés soutenir les opposants, en raison de la fréquente communauté d'origine des habitants avec les chefs de la rébellion. Cette attaque provoque la fuite d'un nombre important de citadins estimé à 150 000Les populations déplacées/réfugiées du Congo-Brazzaville, MSF, Paris, juillet 1999.. Pendant quatre mois, les quartiers abandonnés sont livrés au pillage des forces gouvernementales. Témoigne de cette situation la première « mission exploratoire » de MSF au Congo, conduite en janvier 1999.

« Les quartiers sud de Makelekele et Bacongo sont vidés de leur population et restent aujourd'hui inaccessibles aux organisations non gouvernementales. C'est un no man's land où les hommes en armes font la loi et continuent à piller tout ce qui peut encore rapporter de l'argent. Au sud, dans les provinces du Pool, de la Bouenza, de la Lékoumou et du Niari, la situation des personnes déplacées dispersées dans les forêts n'est pas bien connue. La photo d'une femme et de son bébé souffrant de malnutrition aiguë grave a fait la « une » des journaux. La femme est décédée »Bref rapport préliminaire de la mission exploratoire en République du Congo (6-15 janvier 1999), MSF, Kinshasa, janvier 1999..

A cette date, la région où se réfugient les Brazzavillois est inaccessible aux organisations de secours, l'armée y conduisant des « opérations de ratissage ». Cependant on sait par les réseaux d'informateurs de l'Église catholique, que ces déplacés se trouvent dans les villages et les forêts, craignant les attaques contre les villes, principales cibles des combats pour les deux camps.


Sortie de guerre : la « situation humanitaire »

Début mai 1999, le gouvernement autorise les retours à Brazzaville et l'accès aux quartiers sud, bombardés et pillés depuis quatre mois (fin décembre-début mai). Entre le 1er mai et fin septembre sont dénombrés les retours de 140 000 déplacés. Durant la première semaine de mai, 10 000 personnes regagnent la capitale. Ces arrivées se poursuivent à un rythme élevé durant tout le mois de mai. En juin, le nombre d'arrivées chute, puis il augmente régulièrement en juillet pour atteindre un pic du 19 au 26 juillet : cette semaine-là, 15 780 retours de la région du Pool et 18 980 retours du Congo Kinshasa sont enregistrésLes sources chiffrées proviennent des « rapports de situation » (Sitrep) adressés par la mission MSF-Brazzaville au siège parisien de l'organisation. L'essentiel de ces données a été publié dans Marc Le Pape et Pierre Salignon (éds), Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo Brazzaville (1998-2000), Karthala, 2001 et Civilians Under Fire, MSF, New York, 2003. Je remercie Médecins Sans Frontières France qui m a donné accès à ses archives. Je remercie les volontaires de MSF qui, à leur retour en France, m'ont longuement parlé de leur action au Congo.. En août et septembre, les retours hebdomadaires varient entre 7 400 et 12 000 personnes.

SitrepSitrep est l'abréviation de Situation Report. MSF Brazzaville, semaine du 3 au 9 mai 1999

« La plupart des arrivants sont en très mauvais état nutritionnel et de santé. Quatre personnes seraient mortes en arrivant. Les différents témoignages font état d'une pénurie totale depuis plusieurs mois. Les gens vivaient souvent cachés dans les forêts sans nourriture ni médicaments.

Deux femmes ont été violées en arrivant dans les faubourgs de Brazzaville. Devant l'afflux d'enfants sévèrement malnutris, ouverture en urgence d'un centre thérapeutique de jour le 6 mai. »

20 juillet, MSF, Brazzaville

« Depuis le 17 juillet, entre 1000 et 2000 personnes arrivent directement du Pool chaque jour. La population est toujours dans un état critique et plus de 100 malnutris sévères sont admis par jour. Les structures nutritionnelles sont toutes débordées et nous lançons un plan d'extension important. Les convois arrivent aussi bien la journée que la nuit. »

Dès que commencent ces retours, les pouvoirs publics veulent empêcher la création de regroupements des déplacés en ville. Ceux qui reviennent doivent se faire enregistrer par les autorités. Un centre sportif a été aménagé comme lieu d'accueil. Une fois enregistrées, les personnes sont incitées à s'installer aussitôt, au besoin dans les maisons inoccupées (en général complètement pillées). Beaucoup souffrent de malnutrition.

Début mai. « Il fallait en urgence sauver les enfants et les adultes gravement malnutris. Nous avons ouvert un centre de nutrition : le troisième jour, il y a eu 125 admissions d'enfants en train de mourir. Les deux premières semaines, 17 000 personnes sont sorties du Pool, il y a eu 500 admissions au centre de nutrition thérapeutique.

Avec les curés, grâce à eux, nous avons ouvert des soupes populaires dans trois paroisses. Les malades qui arrivaient à l'hôpital y étaient envoyés : ils mangeaient deux repas par jour.

C'était épique, ces camions qui arrivaient [à l'hôpital où MSF avait réhabilité et ouvert un service d'urgences], ces gens qui descendaient malades, près de mourir de faim, ces femmes violées, ces gens blessés... On bossait comme des fous »Entretien à Paris avec Marie-Jo Michelet, responsable médicale MSF-Brazzaville à partir de mars 1999..

Les volontaires MSF intervenant à Brazzaville entre mai et septembre 1999, lorsqu'ils évoquent cette période, mettent tous l'accent sur le caractère massif et la gravité des urgences auxquelles ils sont confrontés. Ils insistent sur la faiblesse en personnel médical du dispositif de secours par rapport à l'ampleur des souffrances, sur la charge de travail qu'il doivent donc assumer (« on bossait comme des fous »), sur leur absorption dans les deux tâches qu'ils se sont fixées comme priorités : traiter les urgences médicales et prendre en charge les cas graves de malnutrition, en particulier des enfants, par l'ouverture de quatre centres nutritionnels thérapeutiques, mais aussi des adultes en s'associant à la création de « soupes populaires ».

C'est ainsi qu'au total, entre mai 1999 et février 2000, 8 061 enfants ont été soignés dans les centres nutritionnels mis en place par MSF - 286 sont décédés La série de données quantitatives collectées par MSF au cours de son intervention est présentée dans Pierre Salignon et Dr Dominique Legros, « Conséquences sanitaires de la violence sur les populations civiles » (cf. Une guerre contre les civils).. Il est clair que la capacité de réagir avec rapidité à l'afflux de malnutris tient à la fois à l'expérience des secouristes par rapport à ce type de situation et au fait qu'ils recourent à un dispositif médical standardisé, dont ils savent qu'il peut être mis en place dans des délais brefs grâce à l'existence d'une centrale logistique qui a l'habitude de le livrer, « en urgence ». L'intense sollicitude pour les enfants tire sa force à la fois du sentiment immédiat qu'il est possible d'agir pour les sauver et de la certitude professionnelle que suscite l'accès à un dispositif médical éprouvé, reproductible, réalisable.

Pour ce qui concerne les urgences médicales, elles sont orientées vers l'hôpital de quartier relancé par MSF. Début mai, sont ouvertes, en accord avec les autorités publiques de la Santé, deux salles de consultation externes (urgences et pédiatrie), la pharmacie et une salle pour les pansements et injections. C'est la mise en oeuvre d'une méthode d'action déjà expérimentée par MSF et par d'autres organismes d'aides, les moyens nécessaires sont identifiés, standardisés et rapidement disponibles dans les stocks logistiques de l'organisation : « On [l'équipe MSF] a fait ce que l'on fait en Somalie ou en Angola : un petit hôpital de premier secours, avec, au début, une quinzaine de Congolais, quelques sages-femmes, trois médecins (dont le chirurgien), quelques infirmiers, une soeur qui avait déjà travaillé aux urgences »Entretien avec Marie-Jo Michelet, responsable médicale MSF-Brazzaville à partir de mars 1999..

Juillet 1999. « C'était une période où la chasse aux hommes de quinze à trente ans était relativement effrénée. Nous avons très souvent reçu des jeunes hommes qui avaient pris une balle dans le pied, dans la main ou dans la cuisse. Tout simplement parce que c'étaient des hommes, qu'ils étaient jeunes, qu'ils n'avaient pas d'argent, rien à donner. Ils étaient traités de Ninjas [c'est-à-dire membres d'une milice ennemie]. Une balle, c'était un combattant de moins »Entretien avec Patrick Hourtané, infirmier MSF à Brazzaville en juillet et septembre 1999..


Priorité entre victimes ?

Plusieurs mois après le début de l'assistance aux fugitifs, des interrogations émergent à propos du secours médical apporté aux femmes violéesLe langage en vigueur les dénomme par une catégorie synthétique qui ne distingue pas le genre : « VVS » (« victimes de violences sexuelles »). Sur le secours à ces victimes, cf. Françoise Duroch, « Le viol, arme de guerre : l'humanitaire en désarroi », Les Temps Modernes, n° 627, avril-mai-juin 2004...

L'existence et la fréquence des viols sont repérées dès le début du retour des fugitifs : les victimes en parlent. Surtout au moment où elles arrivent et rencontrent d'autres femmes qui les aident et les écoutent. Rapidement, en effet, une organisation catholique de femmes congolaises enregistre les cas de viols, au Centre sportif, premier lieu d'accueil des déplacés.

Pendant trois mois, MSF ne prend pas d'initiatives médicales spécifiques, tenant compte du risque de contamination par le VIH. Priorité est alors accordée au traitement des enfants très gravement malnutris. Ce fut une évidence d'action : ces enfants mourraient, s'ils n'étaient pris en charge. D'où l'engagement intense dans cette activité : « nous étions submergés ».

MSF oriente les femmes victimes de violences sexuelles vers une structure d'assistance qui existait avant la guerre et dont la responsable, une femme médecin congolaise, a repris ses consultations avec la réouverture de l'hôpital. Mais ce médecin n'a pas de moyens : elle écoute, elle recense, elle délivre des antibiotiques et la pilule du lendemain pour celles qui le souhaitent et arrivent moins de 48 heures après le viol. C'est ainsi qu'entre début mai et fin décembre 1999, 1 190 femmes déclarant avoir été victimes de viols se sont présentées à cette consultation.

Le plus grand nombre des viols ont été commis lors du retour, dans le « corridor de sécurité » où des groupes de miliciens pro-gouvernementaux de même que des soldats (présentés par les autorités comme des « éléments incontrôlés ») ont établi des « bouchons ». Ils arrêtent les camions qui ramènent des déplacés, sélectionnent des femmes et des jeunes filles. Pour leur part, les jeunes hommes et les adolescents couraient le risque d'être qualifiés d'« infiltrés » et d'être exécutés sommairement ou mitraillés dans les pieds, dans les jambes. Tous, hommes et femmes, étaient victimes de rackets de la part des miliciens et militaires. C'est ainsi que le « corridor humanitaire » établi par les autorités fut surnommé « corridor de la mort » par les fugitifs qui en réchappaient.

L'équipe humanitaire constate début mai ces pratiques de viol et leur fréquence : « C'était monstrueux ce que vivaient ces femmes. Tout était mélangé, elles étaient violées et elles avaient leurs enfants très malnutris en train de mourir. Jamais je n'ai pensé à ce que Médecins Sans Frontières pourrait faire par rapport au sida, c'est vrai. Parce qu'on avait trop de boulot. Parce qu'il y avait un tel afflux de gens »Une guerre contre les civils, p. 154..

C'est fin juillet, qu'un médecin du siège parisien de l'organisation avance les éléments d'une réponse au risque de contamination des femmes par le virus du sida : une prophylaxie par l'AZT réduisant le risque d'une séroconversion pourrait être proposée aux victimes de violences sexuelles qui se déclareraient moins de 72 heures après le viol (au-delà de ce délai, cette prophylaxie perd de son efficacité). Cependant les autorités congolaises mirent plusieurs mois avant d'accepter l'introduction d'un traitement préventif par antirétroviraux, délivré gratuitement à cette seule catégorie de victimes. Le programme débuta en mars 2000, soit bien après le pic de brutalité contre les femmes, mais dans un contexte où la violence de guerre est diffusée dans les comportements sociaux urbains : 50 % des viols recensés en 2000 à Brazzaville sont commis par des hommes en armes« Du 1er mars 2000 au 31 décembre 2000, l'hôpital de Makelekele a reçu 109 victimes de violences sexuelles. Un peu plus de la moitié des agressions ont été perpétrées par des militaires (59/109) », Dr Joanne Liu, « Victimes de viols : dispositif de soins », Une guerre contre les civils, p. 111..


L'autoanalyse

Dans l'organisation de secours MSF, l'attitude face aux violences sexuelles et au risque de contamination des victimes par le VIH provoqua un débat, un travail d'autoanalyse sur le cas de l'opération conduite à Brazzaville. Aurait-il été possible, était-il urgent d'engager un programme d'antirétroviraux rapidement après le début des retours, au moment du pic des brutalités ? Il y avait deux présentations de l'urgence qui ne concordaient pas.

Lorsqu'ils rappellent le désastre auquel ils étaient confrontés, les intervenants de « terrain » mettent, avec intensité, l'accent sur leur priorité absolue qui était de sauver les mourants, les enfants très gravement malnutris. En outre, des blessés arrivaient. Et l'équipe ne parvenait à prendre en charge ces soins que par « un travail fou ». Enfin l'engagement d'une pratique médicale face au VIH ne paraissait pas une nécessité d'action aussi évidente que le secours aux enfants : « On entendait dire : "des miliciens atteints de sida sont envoyés pour nous contaminer, nous exterminer". Quelle était la part de paranoïa? ». Ainsi, ces secouristes n'ont pas eu le sentiment d'effectuer, au moment du pic d'urgences, un choix entre catégories de victimes : c'est ce qu'ils ne cessent d'affirmer dans leurs récits rétrospectifs et dans les épisodes collectifs d'autoanalyse. Il est vrai que le siège parisien de Médecins Sans Frontières, bien qu'informé des brutalités contre les fugitives, n'avait pas non plus envisagé la mise en pratique d'une prévention du VIH, au moins pendant les premiers mois.

Du côté des cadres de l'organisation, impliqués dans la conduite centrale des opérations, il ne s'agit pas d'atténuer l'importance du secours aux enfants et aux blessés, mais de mettre en question le caractère quasi exclusif de l'engagement pour ces catégories de victimes. Au détriment des femmes risquant la contamination par le VIH et gravement choquées. Il s'agit donc de rappeler que la proposition d'un traitement aux femmes n'a pas été envisagée, alors qu'elle aurait pu l'être : il y a donc bien eu, de fait, choix entre catégories de patients et le retour sur les raisons de ce choix est présenté comme d'autant plus nécessaire que personne n'a le sentiment de l'avoir effectué, durant les premiers mois de l'intervention. Autrement dit : comment l'organisation de secours en arrive-t-elle à pratiquer (momentanément) une sollicitude médicale sélective, sans le vouloir ?

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Pour citer ce contenu :
Marc Le Pape, « Guerre et viols au Congo : des urgentistes à Brazzaville », 2 février 2004, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/guerre-et-viols-au-congo-des-urgentistes-brazzaville

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