Deux femmes transportent un matelas et des affaires sur une route
Analyse

Réfugiés, go home !

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Le 12 décembre 1989, malgré de nombreuses protestations internationales, le gouvernement britannique expulsait manu militari de Hong Kong cinquante et un Vietnamiens qui s'étaient vu refuser le statut de réfugiés. Reconduits par charter à Hanoï, ces "non-réfugiés" apportaient au monde une démonstration brutale: vivre sous un régime totalitaire n'est désormais plus suffisant pour obtenir la protection de la communauté internationale. Les Boat People qui, plus que tous les autres réfugiés, torturent depuis longtemps les consciences occidentales, avaient en leur temps spectaculairement rappelé que libération nationale et liberté individuelle ne vont pas nécessairement de pair. Dix ans après, alors que l'exode continue, c'est encore sur eux que se cristallise la contradiction entre éthique et politique. Une fois ce constat établi, pourtant, force est de reconnaître que la situation ne se résume pas à un simple face à face entre Morale et Raison d'Etat.


Un problème de définition

Une question se pose immédiatement : qui est "réfugié"? Autrement dit, quelle est la limite d'oppression ou de danger au-delà de laquelle le ticket d'embarquement vers un pays d'asile est automatiquement valide? La réponse est délicate, tant sont lourdes ses implications sur les plans politique, éthique … et financier.

Selon la Convention de Genève de 1951 — toujours en vigueur — le statut de réfugié est accordé à toute personne qui, "craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays". Cette définition remarquable, à la fois ample et précise, se prête à différentes interprétations, restrictives ou généreuses. Selon la période, l'opportunité politique ou le climat psychologique, la lecture que l'on en fait peut varier dans des proportions considérables.

Elaborée par des Européens, dans le contexte politique des années 50, cette règle a vu son application pratique s'élargir avec le temps, suivant en cela l'évolution du phénomène. La situation était simple lorsque l'on avait à faire à un intellectuel soviétique ou hongrois venant demander la protection d'un Etat démocratique dans les années 60 et 70. Elle l'était tout autant lorsqu'il s'agissait, par exemple, de faire échapper aux griffes de leurs geôliers des Iraniens ou des Argentins dans les années 70. Elle commença à se compliquer sérieusement lorsque, dans la seconde partie des années 70, des changements politiques radicaux sont intervenus dans plusieurs régions du tiers-monde. Les changements de régime en Asie du Sud-Est, en Afrique australe et en Afrique orientale, l'invasion de l'Afghanistan, la montée de la violence en Amérique centrale ont bouleversé les données du problème, sans que la perception de celui-ci, et par conséquent les instruments internationaux destinés à y apporter une réponse, n'en soient modifiés. Au cours de ces quinze dernières années, des centaines de milliers d'Ethiopiens ont fui vers le Soudan et la Somalie, tandis qu'un mouvement inverse et de même envergure amenait autant de Somaliens et de Soudanais à chercher asile en Ethiopie. Plus d'un million de Mozambicains se sont dispersés vers six pays d'Afrique australe, près de six millions d'Afghans se sont réfugiés au Pakistan et en Iran, un million de Centraméricains ont changé de pays, deux millions d'Indochinois ont gagné (au prix de quelle hécatombe!), par voie maritime ou terrestre, les pays riverains de la mer de Chine. Au moins ces derniers ont-ils été reconnus, à l'inverse de ces milliers de Laotiens refoulés vers leur pays, de ces centaines de Mozambicains brûlés vifs par la barrière électrifiée qui sépare leur pays de l'Afrique du Sud, de ces dizaines de milliers de Cambodgiens abandonnées aux Khmers rouges à la frontière thaïlandaise…

On ne saurait prétendre à l'exhaustivité dans cette litanie du malheur, où l'on voit se dessiner les contours des grandes crises de ce dernier quart de siècle. Mais cette simple et incomplète énumération indique en elle-même à quel point les questions posées par les réfugiés ont évolué: problème intra-européen jusqu'à la décolonisation, il était traité sur une base individuelle, avec pour perspective l'installation définitive dans un pays d'accueil appartenant à la même aire culturelle. Aujourd'hui, sur les quelques quinze millions de réfugiés actuellement dénombrés dans le monde, 90% sont originaires du tiers-monde, et 90% y restent. 4,6 millions se trouvent en Afrique, 6,8 millions en Asie, 2,4 millions dans les deux Amériques et 750.000 en Europe. La grande majorité d'entre eux vivent dans des camps, assistés par le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les Réfugiés (HCR) qui leur apporte une protection légale et — avec le concours d'organisations humanitaires — une aide matérielle. Seule une infime partie (environ 2%) souhaite trouver un asile en Europe. Reste qu'au cours de ces quinze dernières années la croissance du nombre des réfugiés en Europe a été continue. Dans un contexte de crise économique et de chômage, cette augmentation, a entraîné au sein des pays d'accueil une crispation qui, pour certains, s'est traduite par une politique de "quotas" de plus en plus restrictive et a provoqué, pour tous, une évolution majeure dans l'approche du problème: de victimes des tyrannies, les réfugiés qui, hier encore, "votaient avec leurs pieds", sont devenus des migrants dont la légitime aspiration à une vie meilleure ne saurait trouver une satisfaction automatique. Et c'est bien de cette façon que sont désormais perçus les nouveaux réfugiés vietnamiens: on ne se prive pas de rappeler, à Hong Kong, qu'il s'agit de nordistes nés et élevés sous le régime de Hanoï, qui arrivent à pied, via la Chine, et non plus de Boat People du Sud Vietnam fuyant au prix de mille dangers un régime récemment installé. Une situation analogue, disent les habitants de la colonie, à celle des dizaines de Chinois que la police de Hong Kong reconduit chaque jour, sans qu'une voix s'élève pour défendre leur cause, aux frontières de la République Populaire de Chine.


Droit d'asile : un principe fondamental à réaffirmer

Examiné, hier, à la lumière de la défense des droits de l'Homme, la question des réfugiés est, aujourd'hui, considérée sous l'angle du contrôle des flux migratoires. Ce n'est pas, en effet, sous la simple pression du nombre que s'est opéré ce changement de représentation. Pour la plupart des réfugiés, ce sont les raisons mêmes du départ qui ont changé. Plus que les persécutions individuelles, l'insécurité, la pénurie, la violence, le recrutement obligatoire sont les principaux fléaux qui les poussent sur les routes de l'exil. Il s'agit assurément de graves dangers, mais qui ressortissent avant tout de la menace collective. Pour les gouvernements des pays d'accueil, et aussi pour l'immense majorité des réfugiés eux-mêmes, le plus souvent d'origine rurale, toujours très attachés à leur terre, la solution ne saurait donc être trouvée ailleurs que dans le retour au pays, une fois disparus les motifs de la fuite.

L'attribution du statut de réfugié, dans de telles conditions, est d'autant plus facile qu'elle ne suppose rien d'autre de la part de la communauté internationale qu'un effort budgétaire relativement modeste pour financer l'assistance et, le cas échéant, un travail de persuasion auprès des pays d'accueil provisoire. L'engagement des pays riches — les bailleurs de fonds — est somme toute assez léger, bien que la crise financière que traverse actuellement le HCR montre à quel point ce devoir élémentaire de solidarité est aujourd'hui ressenti comme un fardeau. La question devient encore beaucoup plus sensible lorsqu'il s'agit d'accueil définitif dans un pays occidental : elle se pose pour les Vietnamiens, seuls — dans les pays du tiers-monde — à bénéficier automatiquement jusqu'en 1989 de cette garantieJusqu'au 14 mars 1989, tous les Boat Peple parvenant à quitter le Sud Vietnam bénéficiaient de l'octroi automatique du statut de réfugié, assorti de la garantie d'être acceptés dans un pays d'accueil définitif (Etats-Unis, Chine, Canada, Australie, France, par ordre décroissant). Près de 1,5 million de Vietnamiens ont ainsi été réinstallés en 14 ans, dont le moitié aux Etats-Unis.. Elle se pose également pour les Juifs d'URSS, auxquels les Etats-Unis refusent désormais — glasnost oblige — d'accorder un statut de résident privilégié. Elle se pose potentiellement pour des centaines de milliers d'Européens de l'Est (URSS comprise) que les difficultés économiques et les incertitudes politiques poussent à quitter leurs pays en direction de l’Ouest. Elle se pose, enfin, pour les demandeurs d'asile en Europe, dont le nombre s'est notablement accru : 13.000 demandes par an au début des années 70; 195.000 par an au cours des trois dernières années. Ainsi en France, entre 1981 et 1989, le nombre de demandeurs d'asile passait de 20.000 à 50.000, alors que, dans le même temps, le pourcentage d'attribution du statut de réfugiés s'effondrait, de 75% à 18% (14.600 en 1981, 8.800 en 1989). A l'instar des autres pays démocratiques, la France a raidi sa position, réaffirmant sa volonté de ne pas confondre "migrants" et "réfugiés" avec beaucoup plus de vigueur qu'elle n'en met à défendre le droit d'asile.

A cet égard, l'attitude embarrassée des participants à la dernière conférence de Genève sur les réfugiés d'Indochine, tenue en janvier 1990, est très révélatrice : il ne s'agissait plus de mettre en cause le caractère volontaire ou non des rapatriements de Vietnamiens, mais de négocier le délai de grâce qui leur était accordé.

Devant un enjeu si complexe, l'appel incantatoire aux principes — pas plus que l'ignorance de ces mêmes principes — ne peut tenir lieu de politique. La réaffirmation du caractère fondamental du droit d'asile, en particulier en Europe, devrait se traduire concrètement par :

- le renforcement du soutien matériel et moral au HCR, dont le mandat international est aujourd'hui gravement menacé en raison de ses difficultés financières. Il est urgent de fournir à cette organisation humanitaire internationale, dont la qualité du travail est unanimement reconnue, les moyens qui lui manquent pour accomplir sa mission;

- une politique active, volontariste, de défense des droits de l'Homme en faveur des pays "pourvoyeurs" de réfugiés. Jamais le contexte politique international n'a été plus favorable à l'établissement de liens solides entre aide au développement et démocratisation. L'Europe saura-t- elle affirmer et partager avec plus de force les valeurs auxquelles elle est adossée ? C'est en tous cas l'espoir de tous ceux qui vivent sous le joug de despotismes anachroniques;

- une réflexion à l’échelle européenne portant sur l'élargissement des conditions d'attribution du statut de réfugié : une libéralisation assumée, dont il ne faut pas se cacher les grandes difficultés pratiques, pourrait permettre une distinction plus claire entre migrants économiques et personnes dont la sécurité est menacée du fait des conditions politiques particulières régnant dans leur pays;

- l'accroissement des moyens des organismes chargés de l'instruction des dossiers des demandeurs d'asile, tels l'OFPRAL'Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA), organisme public autonome placé sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères, est le seul organisme habilité à reconnaître à un demandeur d'asile la qualité de réfugié, au sens de la Convention de Genève (loi du 25 juillet 1952), et à délivrer la carte de réfugié. et la Commission des recoursLa Commission des Recours des Réfugiés (CRR) est la juridiction devant laquelle le demandeur d'asile peut contester la décision de l'OPFRA. La CRR est composée d'un magistrat conseiller d'Etat, d'un représentant du Conseil d'administration de l'OFPRA et d'un représentant du HCR. pour ce qui concerne la France. La défense des libertés et du pluralisme dans le monde passe nécessairement par la reconnaissance et la défense du droit d’asile. Prompte à déclarer son attachement aux droits de l’Homme, l’Europe est subitement frileuse dès que l’on aborde le domaine des mesures concrètes. C’est pourtant sur ce terrain, certes semé d’embûches, que sa sincérité et sa crédibilité seront appréciées. Il est vrai que la difficulté du problème et le climat dans lequel il est traité n’incitent guère à l’optimisme…

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Réfugiés, go home ! », 1 avril 1990, URL : https://msf-crash.org/fr/camps-refugies-deplaces/refugies-go-home

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