Une femme fait le ménage autour d'un abris construit avec des tissus et du bois
Tribune

Vous avez dit crise humanitaire ?

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, Rony Brauman appelle à faire preuve de discernement dans la riposte et critique l'utilisation de la formule "crise humanitaire" à propos de la situation en Afghanistan.

L’heure est aux déploiements militaires et aux annonces martiales. Cette série d’attentats inouïs appelle naturellement une riposte, encore à venir au moment où ces lignes sont écrites. Rien ne peut justifier la mise à mort délibérée de milliers de civils et d’ailleurs nul ne semble contester, dans le monde, le droit des Etats-Unis à rechercher et punir les auteurs et les complices de ces actes ignobles. La seule question qui se pose à ce sujet est celle de la proportionnalité, ou plus exactement du ciblage des représailles, placées désormais sous le signe énigmatique de la « liberté immuable ». Mais l’on constate que, parmi les alliés des USA comme au sein de la société et de l’administration américaines, des voix s’élèvent qui appellent à la raison et à la mesure. Les risques d’enchaînement catastrophique menant à un embrasement régional sont suffisamment sérieux pour que ces appels à la retenue ne soient pas disqualifiés comme une vulgaire « morale d’ambulancier », mais pris pour ce qu’ils sont, à savoir une obligation de responsabilité politique.

Des centaines de milliers d’Afghans, qui ont connu l’épreuve des bombardements de haute altitude à l’époque de l’occupation soviétique, ont préféré prendre les devants et s’éloigner autant qu’ils le peuvent des zones potentiellement visées. On veut croire que leur angoisse ne sera pas justifiée par les faits à venir et l’on veut rappeler ici qu’une partie suffisante des sommes gigantesques débloquées pour financer l’aide aux victimes doit leur être attribuée. Ils sont eux aussi victimes des taliban, de leur mentor Ben Laden et des lamentables calculs de ces experts en géopolitique qui croient encore que l’ennemi de leur ennemi est leur ami.

L’Afghanistan est menacé, paraît-il, d’une « terrible crise humanitaire ». Dans ce vaste ensemble que sont les pays d’Afrique d’Amérique latine et d’Asie, un exode, une famine organisée, un ouragan, une guerre, un génocide, un séisme sont nommés crises humanitaires. Il y en a de terribles, il y en a donc de moins terribles. Mais personne, à l’exception notable du Mollah Omar, chef des taliban, n’a eu l’idée de qualifier la catastrophe de Manhattan de crise humanitaire. Sans doute parce que l’on sent bien qu’une telle qualification n’aurait fait qu’ajouter l’humiliation à la douleur, sans rien dire de plus sur la situation elle-même. Car ce que révèle l’emploi de cette formule, c’est l’existence d’une double humanité, autrement dit le fait que certains êtres humains sont plus humains que d’autres. Rappelons-nous, par exemple, que le génocide du Rwanda fut qualifié en juin 1994 (à la demande du président Bill Clinton) de crise humanitaire, ce qui déliait la communauté internationale de toute obligation de mettre un terme au massacre, alors que le monde en général et le Conseil de Sécurité en particulier savaient ce qu’il en était. Rappelons- nous encore la guerre en Bosnie et le traitement humanitaire de cette crise humanitaire qui culmina avec le massacre de Srebrenica en juillet 1995. Dans les deux cas, pourtant, des forces militaires de l’ONU étaient présentes, qui engageaient la responsabilité directe de ceux qui les avaient envoyées. Dans les deux cas, un crime contre l’humanité était perpétré sous nos yeux. Nul gouvernement, nulle autorité politique ne songea pourtant à demander la moindre minute de silence à la mémoire des victimes de ces carnages. Des millions d’élèves des lycées et collèges de la République ont donc appris, le 14 septembre dernier, qu’en dépit de ce qu’on leur enseigne, la vie humaine n’a officiellement pas la même valeur à New York qu’à Kigali.

Le prix accordé à la vie, c’est précisément ce qui distingue la civilisation de la barbarie, assène-t- on souvent dans les nombreux débats du moment comme un argument définitif. On a même entendu, notons-le au passage, que l’interdiction de diffuser des images de cadavres n’était pas ici une censure, mais un signe de respect envers les victimes et leurs familles. Comment ne pas voir dans cet hommage la ratification de la division d’une humanité entre ceux que l’on respecte, donc, et ceux que l’on méprise –fût-ce avec une bienveillance toute « humanitaire »- en étalant leurs viscères à la une de nos journaux ? Mais passons.

La vie sacrée ou le sacrifice de la vie, là se trouverait la ligne de partage entre eux et nous. Au- delà de cette frontière, point de discussions ni de compromis, la chasse est ouverte. De nombreuses voix, et non des moindres, se sont déjà élevées contre une telle division du monde entre Bien et Mal et il faut souhaiter qu’elles parviendront à tempérer les ardeurs de croisés affichées par de hauts responsables de l’administration de George Bush. Faute de quoi, outre que nous entrerions dans la logique infernale de tous les Ben Laden de la planète, nous manquerions une dimension essentielle de la crise actuelle, à savoir les raisons du ressentiment, voire de la haine qu’éprouvent tant de gens dans le monde à l’égard des Etats-Unis.

On a vu tourner en boucle sur nos écrans quelques unes de ces terribles manifestations de joie déclenchées par les attentats, notamment dans les territoires palestiniens, mais aussi dans d’autres pays arabo-musulmans et latino-américains. Ceux qui exultaient visiblement étaient une minorité, certes, mais ils ne sont pas à contre-courant de leurs sociétés. Pour choquantes qu’elles soient, ces scènes nous disent quelque chose sur l’état de l’opinion dans une partie importante du monde qui ne se limite pas, loin s’en faut, aux pays où l’Islam est dominant. Le soutien apporté par les Etats-Unis (et d’autres démocraties occidentales) à des dictatures corrompues, leur engagement aux côtés de régimes pratiquant la torture, voire le crime de masse comme mode de gouvernement sont des faits objectifs. De l’Indonésie à Panama, de la Colombie au Pakistan en passant par le Chili, la Somalie ou le Salvador, beaucoup de gens ont de sérieuses raisons d’en vouloir aux Etats-Unis. Dans de nombreux pays « amis de l’Occident » où l’opposition a été écrasée, la revendication du changement a été peu à peu annexée par des groupes extrémistes et singulièrement par les islamistes dans les pays musulmans.

Qui ira expliquer à un Irakien pourquoi, après avoir été l’allié du monde libre lorsqu’il agressait l’Iran, Saddam Hussein est devenu une figure du diable quand il a envahi le Koweit ? Qui lui dira que c’est au nom des droits de l’homme et du respect de la vie que les Etats-Unis s’acharnent à maintenir l’embargo contre son pays et à le bombarder régulièrement depuis des années ? Ce n’est pas la haine de la démocratie qui a poussé des Palestiniens à crier leur joie dans la rue le 11 septembre, mais le sentiment que cette fois-ci, les destructions étaient du côté opposé. Montées entre deux plans d’apocalypse à Manhattan, ces scènes étaient insupportables. Il est trop facile, cependant, de n’y voir qu’un fanatisme d’un autre âge, en oubliant qu’elles se produisent au sein d’une société humiliée, violentée jour après jour par l’armée et les colons israéliens depuis des années et qui voit Washington comme le soutien indéfectible de ceux qui les oppriment. Il suffit de décentrer quelque peu son regard sur le monde pour comprendre à quel point le discours occidental sur le caractère sacré de la vie et des droits inaliénables de la personne peut apparaître comme une pure tartufferie. Constater ces processus ne revient pas à légitimer le terrorisme, mais à désigner et reconnaître ses racines politiques.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Vous avez dit crise humanitaire ? », 28 septembre 2001, URL : https://msf-crash.org/fr/guerre-et-humanitaire/vous-avez-dit-crise-humanitaire

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