Le cimetière Dakoro, Niger
Point de vue

Devoir d’histoire

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

En septembre 2001, les travaux de la conférence mondiale sur le racisme de Durban avaient été noyés dans le tumulte d’une compétition malsaine pour le titre de victime majeure. La question de la traite esclavagiste et du colonialisme était devenue l’objet d’une rivalité perverse avec la Shoah pour le titre de plus grand crime de l’histoire, à l’ombre du conflit israélo-palestinien. L’écriture de l’histoire sous forme de réquisitoire et sa dilution dans une mémoire de malheur sont le mouvement même de cette compétition malsaine. Lors des cérémonies d’avril dernier au mémorial de la Shoah de Jérusalem, le président polonais Aleksander Kwasniewski, constatant qu’un nombre record de 22.000 jeunes Israéliens s’étaient rendus à Auschwitz au cours de l’année écoulée, regrettait que ces voyages se limitent à un pèlerinage sur les lieux du désastre. Il appelait les participants à s’intéresser aux huit cents ans de vie juive en Pologne et à se souvenir que ce pays ne fut pas uniquement un territoire d’extermination des juifs. Renouer avec une longue histoire qui n’est pas celle d’un supplice séculaire est un but en soi. Cela permettrait aussi d’éviter que la principale leçon retenue par les jeunes Israéliens de ces voyages sur les lieux de la mise à mort de juifs hors d’état de se défendre soit que leur existence tient exclusivement à la puissance militaire de leur pays. On doit respect aux morts, on ne doit que la vérité aux vivants, disait Anatole France. L’importance prise dans l’espace public par la rhétorique de la mémoire tend à reléguer cet impératif dans les limbes.

Invoquant le « devoir de mémoire » et cultivant la nostalgie de la grandeur nationale perdue, l’assemblée nationale a voté le 23 février dernier une « loi portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés. » Cette loi « reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d’indépendance de ces anciens départements et territoires […]. » Remercions au passage les juristes qui rappelèrent à cette occasion qu’une loi peut permettre, obliger, ou interdire, mais qu’elle n’est pas faite pour reconnaître. Ils ne furent pas entendus par les parlementaires, qui allèrent plus loin au contraire : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. » Incitant les professeurs à se faire les porte- voix d’une histoire officielle, cette loi ouvre par là-même la voie à toutes les surenchères revendicatrices. L’historien de l’esclavage Olivier Pétré-Grenouilleau notait« Traite négrière, les détournements de l’histoire », Le Monde du 5 mars 2005., à propos des élucubrations de Dieudonné, que le détournement de l’histoire négrière est considérablement facilité par le fait que l’esclavage n’est pas un véritable objet d’histoire, en dépit des milliers d’ouvrages qui lui sont consacrés, mais d’abord un enjeu politique. D’où la tendance largement partagée à l’appréhender dans des termes d’abord moraux et accusatoires, qui sont le lexique du « devoir de mémoire » et dont divers incendiaires peuvent faire leur miel. Seule l’histoire, qui n’est pas un tribunal mais une discipline intellectuelle, nous permet de saisir la complexité d’un passé qui resurgit constamment dans le présent. Enseigner l’esclavage conduit ainsi, nécessairement, à étudier les trois traites – arabe, africaine et européenne- qui le constituent et à décrire le commerce entre négriers orientaux, noirs et occidentaux. On ne voit pas d’autre antidote au poison de la victimisation par héritage, que ce dépassement du ressassement mémoriel par le savoir historique. Malheureusement, la loi mentionnée plus haut va dans le sens contraire et c’est pourquoi il faut demander son abrogation

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Devoir d’histoire », 1 juin 2005, URL : https://msf-crash.org/fr/droits-et-justice/devoir-dhistoire

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