Avril 1994. Départ vers l’aéroport de Kigali de la première équipe évacuée après trois semaines de mission sur place.
Point de vue

Génocide, la surenchère

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Nous n’en avons pas fini avec le « cas Soudan. » J’évoquais dernièrement dans cette chronique « Génocide, les sens d’un mot », Alternatives Internationales n°16, septembre 2004 les impasses d’une vision ethniste (« arabes contre noirs ») et de la qualification de génocide du conflit du Darfour. La gravité de cette accusation, reprise notamment par les plus hautes autorités américaines et le parlement européen m’incite à y revenir. Rappelons que le terme génocide désigne « toute entreprise criminelle visant à détruire, en tout ou en partie, un type particulier de groupe humain, comme tel, par certains moyens. L’intention spéciale exigée pour le crime de génocide comporte un double élément : l’acte ou les actes doit(vent) viser un groupe national, ethnique, racial ou religieux ; l’acte ou les actes doit(vent) chercher à détruire tout ou partie de ce groupeExtrait de la décision du TPIY : Le Procureur c/Radislav Krstic : ICTY-IT-98-33-T, Chambre 1, Jugement, 2 août 2001. »

Le premier accusé ayant eu à répondre, en Europe, de crimes de génocide est le général Radislav Krstic, l'homme qui commandait les forces serbes lors du massacre de 8000 musulmans bosniaques à Srebrenica, en juillet 1995. « Vous avez consenti au mal…Vous êtes coupable d’avoir consenti au plan d’exécution de masse de tous les hommes [de Srebrenica] en âge de combattre. Vous êtes donc coupable de génocide, Général Krstic », a dit à l’accusé le président du tribunal, le juge Almiro RodriguesCité par Samantha Power, « A Problem From Hell, America and the age of genocide » Ed. Perennial, New York, 2003.. Que les femmes, les enfants et les vieillards aient été épargnés, que des blessés aient été évacués n’excusait évidemment pas ce terrible massacre, mais rendait pour le moins problématique ce chef d’inculpation-là. Les victimes ayant été assassinées pour leur appartenance à un groupe (celui des musulmans bosniaques mâles en âge de porter les armes), c’est pourtant la qualification de génocide qui fut retenue, au terme d’une argumentation très détaillée et bien peu convaincante. Ainsi, la seule existence de préparatifs logistiques (véhicules, carburant, matériel pour le creusement des charniers etc) y suffit à prouver l’intention de détruire le groupe, essentielle pour qualifier le génocide, comme on sait.

Mais enfin ! Un crime de masse n’est jamais commis par accident, c’est le résultat d’une action préparée, donc nécessairement d’une intention. Et un groupe, même lorsqu’il est stable, est toujours une construction arbitraire : il est par définition le produit d’une sélection d’attributs parmi d’autres, comme l’âge, le statut social, la filiation religieuse, la localisation géographique, la pigmentation cutanée et bien d’autres. Sous une telle jurisprudence, tout crime provoquant un « nombre substantiel » de victimes parmi un groupe défini par des critères stables peut être qualifié de génocide. Du Libéria à la Tchétchénie et de la Birmanie aux deux Congos, les situations pouvant donner lieu à cette incrimination vont se multiplier. Il n’y a aucun doute sur la gravité morale singulière que revêt la destruction physique programmée d’un groupe humain. Il y a en revanche de bonnes raisons d’être sceptique quant à la capacité de la justice de rendre compte de la gravité de « ces crimes que l’on ne peut ni punir, ni pardonner » (Hannah Arendt).

Il est possible que le cas Krstic n’ait été qu’un marche-pied pour atteindre Milosevic et étayer l’accusation de génocide contre lui. Il est évident que la question du Darfour est aujourd’hui une ressource de mobilisation électorale aux USA, en direction des chrétiens conservateurs pour George Bush, et des Afro-américains pour John Kerry. A Srebrenica comme au Darfour, des crimes contre l’humanité ont été commis et il est juste que le monde ne reste pas inerte face à de tels événements. Mais la surenchère judiciaire, poussée par des considérations étrangères au droit, dessert la justice internationale, dont elle mine la crédibilité. Plus grave, elle stimule les ardeurs des radicaux en disqualifiant toute possibilité de compromis, car on ne discute pas avec des génocidaires. On les combat jusqu’au bout, ou l’on périt. Les ennemis de la Cour pénale internationale peuvent se frotter les mains. Ils sont les vrais gagnants de cette escalade.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Génocide, la surenchère », 1 octobre 2004, URL : https://msf-crash.org/fr/droits-et-justice/genocide-la-surenchere

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