Des maison détruites par les bombes au nord de la Syrie
Point de vue

En Syrie, l’humanitaire confronté à ses limites

Olivier
Falhun

Ancien rédacteur en chef du blog Issues de secours, Olivier Falhun a travaillé au Crash avant de rejoindre le département communication de MSF. 

Rony Brauman Rony Brauman, Jean-Hervé Bradol et Fabrice Weissman sont tous les trois membres de la fondation MSF (Crash)s'est récemment opposé au concept de «guerre humanitaire», énoncé en Libye sous la forme de «responsabilité de protéger», parce que la guerre est d'après lui le terrain d'élection des entrepreneurs de violence, qu'elle possède sa propre dynamique et qu'elle est incontrôlable. Il a eu l'occasion de réaffirmer cette position à propos de la Syrie, quand le ministre français des Affaires étrangères militait pour la création de corridors humanitaires, quitte à «protéger militairement les convois». R. Brauman ne se veut pourtant pas pacifiste, mais considère qu'on ne peut justifier une guerre qu'à partir du moment où elle est défensive.

Dans une tribune parue le 21 février dernier dans Le Monde, Jean-Hervé Bradol Rony Brauman, Jean-Hervé Bradol et Fabrice Weissman sont tous les trois membres de la fondation MSF (Crash) se place d'un autre point de vue, celui de l'acteur de l'aide. Il souligne que la violence «conduit presque toujours à des excès injustifiables», mais que l'abstention «condamne au suicide altruiste, ou à l'impuissance (...) sous prétexte de ne pas s'immiscer dans les affaires de ses voisins». En tant qu'humanitaire, mieux vaut dès lors s'intéresser à la manière dont une intervention armée est menée plutôt que de se prononcer sur sa légitimité, nous dit J-H. Bradol. Cette solution permet de s'extraire du dilemme qui conduit soit à la passivité, soit au parti pris.C'est cette logique qui a conduit MSF à se prononcer contre la militarisation des corridors humanitaires en Syrie. Pour l'ONG, il s'agit moins de s'opposer ici à la guerre qu'à la conduite de la guerre qui, en l'espèce, pourrait instrumentaliser les humanitaires ou les transformer en cible.

A l'exception de cas extrêmes comme le génocide des Tutsis du Rwanda en 1994, MSF ne saurait par ailleurs se résoudre à appeler aux armes. En cas d'intervention armée, la protection des populations «ne relève pas du maintien de l'ordre à la manière de la police dans un Etat en paix, mais de la création par la violence d'un ordre politique nouveau» explique Fabrice Weissman Rony Brauman, Jean-Hervé Bradol et Fabrice Weissman sont tous les trois membres de la fondation MSF (Crash) dans Alternatives internationales. Il existe d'autres moyens de protéger les non-combattants, comme «la démilitarisation des espaces de soins et de secours, seule à même de garantir un accès impartial à toutes les victimes» précise-t-il. C'est ce qu'a demandé MSF dans le cas de la Syrie, quand le CICR réclamait de son côté un cessez-le-feu quotidien afin de porter secours aux habitants des villes et quartiers assiégés.

Si les trois membres de la fondation MSF s'accordent pour rejeter l'idée d'un humanitaire tenté par les armes, MSF ne se contente pas de définir son action par ce qu'elle n'est pas: «selon nous, le but de l'action humanitaire est de contenir les violences de guerre, ce qui implique qu'elle ne peut en justifier de nouvelles», poursuit F. Weissman.

Dans ce double objectif de sanctuariser les espaces de soins et de contenir les violences de la guerre en Syrie, l'humanitaire tel qu'il est théoriquement défendu par Médecins sans frontières pourrait néanmoins se trouver en pratique pris au piège du dilemme dont il tente de s'extraire: d'un côté l'impuissance parce que MSF ne peut intervenir directement en Syrie aujourd'hui, de l'autre la partialité parce que la logique humanitaire qui vise à contenir la violence pourrait servir à terme - et avant tout - l'intérêt de l'oppresseur.

Tandis que le gouvernement syrien ne peut en effet plus compter sur la violence symbolique pour assurer l'ordre et son maintien à la tête du pays, le pouvoir officiel s'organise et mobilise d'abord les ressources dont il dispose dans le but de rester officiel, autrement dit pour venir à bout de la contestation du monopole de la violence physique et symbolique dont il est officiellement détenteur. Parmi les symboles réversibles des pouvoirs publics, la traditionnelle main gauche de l'Etat qui soigne et protège est mise au service de sa main droite qui contrôle et réprime. La capacité des structures publiques de santé à fournir assistance aux mouvements d'opposants explique ainsi et au moins en partie la brutalité des autorités syriennes pour garder les hôpitaux sous contrôle et contraindre les médecins à agir en fonction de ses intérêts.

Mais ce qui peut expliquer l'impuissance et l'échec des humanitaires à négocier aujourd'hui la démilitarisation des espaces de soin pourrait paradoxalement conduire à des possibilités d'accéder à certaines catégories de victimes demain, dans un contexte de pressions internationales croissantes où des concessions sur l'humanitaire pourraient servir d'exutoire, permettre au gouvernement syrien de diminuer la portée des accusations dirigées contre lui et faire oublier après coup les effets de la violence utilisée pour venir à bout des insurgés. La logique humanitaire qui jouait ainsi - de fait et sans succès - contre les intérêts de l'Etat syrien au départ pourrait à terme contribuer à lui sauver la mise. Sans mésestimer les incertitudes et l'influence des enjeux internationaux sur les possibilités d'évolution du contexte politique en Syrie, le risque pour une organisation comme MSF n'est-il pas de faire ainsi le jeu des partisans du retour au statu quo ante, au nom de la logique visant à contenir les violences de guerre ?

Dans le contexte d'un mouvement de révolte commencé sans violence face à une dictature qui démontre aujourd'hui sa force, la question mérite d'être posée: la définition de l'humanitaire par des humanitaires - qui vise à contenir les violences de guerre - serait-elle aussi définitive qu'elle doive faire abstraction de la logique des événements dans laquelle elle s'inscrit, au risque d'épouser la raison du plus fort? Avant d'envisager une réponse, on serait tenté d'aller puiser des ressources chez Bourdieu « S'il y a une vérité, c'est que la vérité est un enjeu de luttes »,Pierre Bourdieu in « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales n°17/18, 1977.pour proposer de regarder l'humanitaire autrement: s'il existe une vérité sur l'humanitaire, c'est que l'humanitaire est un enjeu de lutte.

Pour citer ce contenu :
Olivier Falhun, « En Syrie, l’humanitaire confronté à ses limites », 12 mars 2012, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/guerre-et-humanitaire/en-syrie-lhumanitaire-confronte-ses-limites

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