Un homme triste se prend la tête dans les mains. En arrière-plan se trouve un enfant mutilé
Point de vue

Viols en temps de guerre : les hommes aussi

Portrait de Marc Le Pape
Marc
Le Pape

Marc Le Pape a été chercheur au CNRS et à l'EHESS. Il est actuellement membre du comité scientifique du CRASH et chercheur associé à l’IMAF. Il a effectué des recherches en Algérie, en Côte d'Ivoire et en Afrique centrale. Ses travaux récents portent sur les conflits dans la région des Grands Lacs africains. Il a co-dirigé plusieurs ouvrages : Côte d'Ivoire, l'année terrible 1999-2000 (2003), Crises extrêmes (2006) et dans le cadre de MSF : Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo-Brazzaville, 1998-2000 (2001) et Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997 (2016). 

Depuis le début des années 2000, plusieurs chercheurs de langue anglaise posent régulièrement la question suivante : pourquoi les organisations d'aide internationales (agences des Nations unies et ONG) prêtent-elles si peu attention aux viols d'hommes et de garçons commis dans des situations de conflit armé ?

En fait, le désintérêt n'est pas aussi systématique que ces chercheurs le déclarent. Ces viols en temps de guerre ont été évoqués par Amnesty international et Human Rights Watch ; le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies a organisé une discussion sur ce sujet en juin 2008, au cours de laquelle un bilan a été dressé et des recommandations définies à l'adresse des chercheurs, en particulier celle-ci : trouver une perspective de recherche qui évite de réduire les hommes au statut de violeurs.
Il reste cependant que depuis les guerres de l'ex-Yougoslavie, toutes les agences de secours se focalisent avant tout sur les viols de femmes et de jeunes filles. C'est un engagement essentiel dans tous les programmes de ces organisations, et en particulier chez celles qui travaillent en République démocratique du Congo, dans les provinces du Kivu et dans le district de l'Ituri. Par rapport à cet engagement dominant, l'intérêt pour les viols d'hommes paraît extrêmement faible : il se traduit rarement par des opérations spécifiques d'assistance.

Or seules ces opérations réussissent à susciter un intérêt public, à commencer par celui des médias.
C'est ce qui commence à se passer en août 2009 avec la publication par le New York Times d'un reportage au Congo soulignant une augmentation sévère des viols d'hommes dans un contexte où les violences militaires s'étaient aggravées. En témoignent des organisations internationales, des victimes, des soignants, et le journaliste Jeffrey Gettleman. Ce dernier souligne que dans une région où l'homosexualité est « tabou », ces viols affectent les victimes d'une dose extrême de honte (« carry an extra dose of shame »). 
Puis, en juillet 2011, Will Storr publie dans The Observer un long article intitulé « Le viol d'hommes ». Il s'agit d'une enquête conduite à Kampala (Ouganda) dans un centre d'assistance aux réfugiés parmi lesquels des Congolais victimes de viols liés au conflit armé ; le journaliste souligne qu'il a pu rencontrer quelques victimes acceptant de témoigner grâce à la médiation du médecin anglais responsable de ce centre. Le journaliste se réfère à la seule enquête médicale qui ait pris en compte les violence sexuelles contre les hommes et évalué leur prévalence : 22% des hommes déclarent avoir été victimes de violences sexuelles liées au contexte de conflit dans l'Est de la RDC (Ituri, Sud et Nord Kivu), entre 1994 et 2010 - 4,4% déclarent avoir été victimes de viols. Le médecin responsable de ce centre d'assistance déclare que les ONG travaillant sur la violence liée au genre (gender-based violence) font systématiquement silence sur ces violences contre les hommes, ou exceptionnellement les mentionnent brièvement à la fin d'un rapport. Ce point de vue critique est partagé par tous les auteurs, femmes et hommes, qui ont tenté et tentent de faire reconnaître l'existence des sévices sexuels contre les hommes en temps de guerre : la perception en termes de genre a eu pour effet de focaliser l'attention sur les femmes victimes et de restreindre aux femmes la définition du viol, ignorant ainsi «le fait que les hommes peuvent être faibles et vulnérables».

A la suite de l'article publié par The Observer, le réseau d'information IRIN dépendant des Nations unies a fait paraître deux articles où est soulignée la méconnaissance institutionnelle des brutalités sexuelles contre les hommes, notamment dans les programmes du HCR. Ainsi le terme « violence liée au genre », dans des zones de conflit, est-il devenu interchangeable avec celui de violence contre des femmes. 
Enfin, en novembre 2011, la Voix de l'Amérique (VOA) publie une dépêche signalant le cas exceptionnel d'un Congolais victime de viol portant plainte contre un lieutenant. Ce dernier fut condamné à 14 ans de prison. 
Peut-être les interrogations répétées de médecins et de chercheurs (en particulier de juristes) commencent-elles à avoir des effets pratiques, même minimes : c'est du moins ce que veulent montrer les reportages en Ouganda et en RDC. Il est vrai que, au moins depuis le début des années 2000, il y a quelques constantes dans les critiques du consensus dominant. En effet si l'on considère les travaux de différents chercheursAugusta DelZotto (2002), Sandesh Sivakumaran (2007), Lara Stemple (2009), Dustin A. Lewis (2009), Maria Eriksson Baaz (2010), leurs analyses se recoupent sur quelques points. Elles ont en commun de souligner l'influence de l'approche en termes de genre : cette influence a conduit les ONG internationales de secours et les Nations unies à privilégier une approche focalisée sur les violences contre les femmes, légitimant ainsi une hiérarchie des victimes sexuelles : les hommes sont situés au bas de cette hiérarchie. En arrière plan de cette hiérarchie tous et toutes reconnaissent l'influence des normes les plus courantes de la masculinité qui conduisent à accepter le stéréotype selon lequel un « vrai » homme, par sa résistance, rendrait le viol impossible. D'où aussi la rareté avec laquelle les hommes se reconnaissent victimes en raison du risque d'apparaître comme un « mâle féminisé ».

Lara Stemple souligne cependant l'émergence juridique de nouveaux points de vue : le statut de la Cour pénale internationale contient une définition neutre des sévices sexuels, neutres en termes de genre, s'appliquant aux femmes et aux hommes, refusant ainsi d'attribuer de façon fixe le rôle de violeur au pôle masculin et l'état de victime au pôle féminin. Reste l'obstacle du silence sur les viols d'homme dont le docteur Dolan, qui travaille à Kampala, souligne l'omniprésence : « le silence est systématique », ainsi un Congolais s'est-il vu répondre par une agence des Nations unies : « Nous avons un programme pour les femmes vulnérables, mais pas pour les hommes ».

Pour citer ce contenu :
Marc Le Pape, « Viols en temps de guerre : les hommes aussi », 5 décembre 2011, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/medecine-et-sante-publique/viols-en-temps-de-guerre-les-hommes-aussi

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