Earthquake in Idleb governorate
Entretien

Aide humanitaire en Turquie et Syrie : « Les États sont des monstres froids qui calculent leurs intérêts »

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Marianne
Entretien

Cet entretien avec Rony Brauman, conduit par Ella Micheletti, a été publié le 7 février 2023 dans le journal Marianne.

Le séisme de magnitude 7,8 qui a touché la Syrie et la Turquie lundi 6 février a causé la mort de plus de 2 600 personnes. L'ensemble de la communauté internationale a aussitôt proposé son aide aux deux pays. Derrière cette initiative, c'est toute une géopolitique de l'aide humanitaire qui est à l'œuvre. Pays amis, pays ennemis, chacun a un intérêt à aider un État à terre.

Marianne : Après le cataclysme qui a touché la Turquie et la Syrie, la communauté internationale a très rapidement proposé son aide, notamment l’Union européenne. Selon vous, est-ce un authentique élan de solidarité ou ce volontarisme a-t-il des arrière-pensées politiques ?

Rony Brauman : Cette rapidité n’a pas grand-chose d’exceptionnel compte tenu des pays qui sont frappés. La Syrie et la Turquie sont au cœur d’actualités chaudes et continues, donc la réaction est plus rapide que s’il s’agissait par exemple des Philippines [N.D.L.R. : après le passage du typhon Haiyan en novembre 2013, qui avait causé la mort de 6 300 personnes, l’aide internationale a été lente, ce qui a suscité la colère des habitants.] Les deux pays touchés aujourd'hui se trouvent à la lisière de l’Europe, ils sont impliqués dans des conflits qui jouent le rôle de stimuli à destination des autres pays. Cela leur confère une importance politique.

Ensuite, l’Union européenne réagit rapidement parce que c’est pour ainsi dire dans ses gènes. L’aide humanitaire est le soft power de l’UE. Elle constitue un affichage important de sa présence mais aussi de sa puissance. Aider, c’est envoyer un signe de sa capacité d’intervention donc de puissance. Il y a une vraie diplomatie européenne des catastrophes. L’UE est le premier bailleur de fonds humanitaire au monde. Le contraire – si l’UE n'avait pas proposé une aide matérielle – aurait été surprenant et très inquiétant. Cela aurait voulu dire que l’hostilité l’emporte sur tout le reste. L’ouverture est censée être le drapeau de l’UE, c’est donc tout à fait attendu que cette dernière se montre aussi réactive.

Le 23 octobre 2011, la Turquie avait déjà été touchée par un séisme (604 morts). Elle avait refusé l'aide humanitaire de tous les pays de la communauté internationale (UE y compris), sauf de l'Azerbaïdjan et de l'Iran. Erdogan, Premier ministre à l’époque, avait affirmé que les équipes turques pouvaient gérer seules un tel séisme. Sous la pression des critiques, ce n’est que trois jours après seulement qu’il avait accepté l’aide internationale. Aujourd’hui, non seulement il l'accepte sans hésiter mais il la requiert. Qu’est-ce qui a changé entre ces deux catastrophes ?

Si je compare ces situations à l’histoire politique des catastrophes naturelles, je dirai qu’il y a quelque chose d’assez classique dans cette attitude. Les pays qui ont une histoire de longue puissance derrière eux comme la Turquie qui est l’héritière de l’empire ottoman, l’Inde ou la Chine, ont déjà refusé de l’aide en situation de catastrophe naturelle. Pour ces pays, c’était une manière de manifester un fort sentiment patriotique, lequel se traduisait par de l’autosuffisance. En 1974, la Chine avait été l’épicentre du plus meurtrier séisme de l’histoire – des centaines de milliers de morts. Pourtant, elle avait refusé toute aide, car il ne fallait montrer aucun signe de faiblesse.

Des années plus tard, ce séisme en Syrie et en Turquie est très intense : 7,8 sur l’échelle de Richter. Il dépasse les capacités de réaction des deux États. Et de nos jours, ce volontarisme basé sur une soi-disant autosuffisance teintée de nationalisme est mal perçu et considéré comme inapproprié par les habitants, face à l’urgence de l’intervention des secours. Les Turcs et les Syriens sont submergés par l’angoisse, il fait froid, ils doivent absolument trouver des logements, donc toute aide, si elle est bien calibrée, leur est bénéfique. De plus, le bilan des premières heures est toujours sous-estimé, il va augmenter dans les prochains jours. Il y aurait donc tout lieu de craindre les réactions des populations qui se trouveraient privées d’aide, y compris internationale. Ni la Syrie ni la Turquie ne veulent que des affrontements aient lieu avec les habitants donc elles ont tout intérêt à accepter les aides.

Damas et Ankara reçoivent, sans surprise, l’aide des leurs alliés comme la Russie et la Chine. Au-delà de l’aspect humanitaire, est-ce une façon pour eux de renforcer leurs alliances par rapport à l’Occident, notamment en pleine guerre russo-ukrainienne ?

Le séisme est un événement important quand il se produit mais il faut garder en tête qu’il va finir par rentrer dans le flot des événements passés. Il faut donc éviter de le surestimer. Cela étant, au moment où nous parlons, la Russie a décidé d’intervenir en proposant un secours d’urgence. Or, c’est une aide apportée par un pays qui se dit agressé par l’Otan et qui aide pourtant un pays de l’Otan, la Turquie, qui est son allié. C’est une diplomatie d’opportunités, une géopolitique de l'aide humanitaire. La Russie monte sur une scène où on ne l’attendait pas. C’est une manière pour elle de perturber l’Otan.

Concernant la Chine, tout ce qui peut contribuer à élargir le camp de ceux qui ont des relations tendues, brouillées ou ambivalentes avec Washington est bon à prendre. C’est une situation intéressante à exploiter pour la Chine parce qu’il y a une brèche entre Damas, Ankara et Washington. Pékin peut tenter de s’y engouffrer, en s’affirmant comme un soutien aux deux pays au moment où ils ont vraiment besoin d’aide. Ce sont des investissements modestes mais qui peuvent donner certains résultats, notamment au niveau de la bonne image que la Chine voudrait donner.

Il n’y a pas que les amis de la Syrie et de la Turquie qui proposent leur aide. La France, par le biais d’Emmanuel Macron, a été l’une des premières à le faire. Or, les relations du président français avec Bachar al-Assad sont écornées depuis qu’il l’a qualifié durant la guerre civile d’« ennemi » du peuple syrien, allant jusqu’à permettre des frappes sur le sol syrien avec l’aide des États-Unis et du Royaume-Uni. Depuis, la France n'a plus de poids sur le dossier syrien. Et avec Erdogan, les relations sont également difficiles. L’aide française peut-elle permettre, dans une certaine mesure, de reconstituer ces liens distendus ?

Dans la mesure où il y a deux pôles, c’est-à-dire que l’aide est offerte et qu’elle est acceptée, ce qui est le cas ici, alors un lien bilatéral s’établit. C’est une façon de réchauffer une relation auparavant froide et distante, même s’il ne faut pas accorder plus de valeur à ce genre de lien qu’il ne peut fournir. Il peut y avoir un réchauffement momentané, sans que cela aboutisse à une alliance à long terme car d’autres problèmes perdurent. On n’efface pas la question des droits de l’homme en Syrie ou en Turquie. Toutefois, il ne faut pas oublier que les États sont des monstres froids qui calculent leurs intérêts. La Syrie a été impliquée dans des attentats anti-Français au Liban dans les années 1980 et cela n’a pas empêché la France d’inviter Hafez al-Assad au bicentenaire de la Révolution en 1989. Il faut garder à l’esprit que les ressentiments sont une chose et que les logiques étatiques en sont une autre.

Autre exemple : quand il y a eu un tremblement de terre en Iran en 1990, la France a envoyé les marins pompiers de Marseille en renfort. C’était trop tard mais la symbolique était là. Avec l'accord de l'Iran, il s’agissait pour Paris de montrer que le contentieux « Eurodiff » [N.D.L.R. : un projet de construction de centrales nucléaires et d’une usine d'enrichissement d'uranium entre la France et le régime du chah d'Iran, abandonné par le nouveau régime des Mollahs en 1979] était en voie de règlement. On manifestait ainsi une bonne volonté, on montrait que des relations étaient en train de reprendre…

La France mène une politique patrimoniale importante à l’étranger et de nombreux chercheurs sont présents en Turquie et Syrie. Or, le patrimoine culturel des deux pays a été lourdement touché (citadelle d'Alep, château de Gaziantep en Turquie). Paris peut-il jouer un rôle dans cette reconstruction ?

La France a une longue tradition de politique étrangère patrimoniale, en Afghanistan, en Éthiopie, en Syrie, au Cambodge. C’est une forme de diplomatie qui a son importance pour elle. Il y a un véritable savoir-faire archéologique français qui est mis en avant par la France. Elle a notamment été impliquée dans la restauration du temple d’Angkor. Néanmoins, cette collaboration s’était faite dans le cadre d’un renouvellement de régime à la fin des années 1990 quand les Khmers rouges ont été définitivement mis hors-jeu. C’était une coopération, une politique commune, ce qui demande des accords plus solides qu’une aide en situation de catastrophe naturelle.

En Syrie et en Turquie, les autorités vont devoir évaluer la situation du bâti, ce qui doit être détruit, reconstruit entièrement ou partiellement. Le logement va devenir le problème majeur des habitants. C'est là que nous verrons quels pays envoient des équipes de désencombrement et des aides à la reconstruction, pas uniquement des aides d'urgence pour les blessés, même si celles-ci sont bien sûr essentielles.