Michaël Neuman & Isabelle Defourny

Directeur d'études au Crash depuis 2010, Michaël Neuman est diplômé d'Histoire contemporaine et de Relations Internationales (Université Paris-I). Il s'est engagé auprès de Médecins sans Frontières en 1999 et a alterné missions sur le terrain (Balkans, Soudan, Caucase, Afrique de l'Ouest notamment) et postes au siège (à New York ainsi qu'à Paris en tant qu'adjoint responsable de programmes). Il a également participé à des projets d'analyses politiques sur les questions d'immigration. Il a été membre des conseils d'administration des sections française et étatsunienne de 2008 à 2010. Il a codirigé "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de MSF" (La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (CNRS Editions, 2016).
Cette tribune a été publiée le 22 novembre 2022 dans le journal Le Monde.
Les opérations de sauvetage en mer sont de nouveau sous le feu des projecteurs après les efforts insensés déployés par les autorités italiennes pour empêcher le débarquement de rescapés sortis des eaux par les navires de trois organisations non gouvernementales, dont Médecins sans frontières (MSF), et les marchandages politico-diplomatiques qui ont suivi.
Ces difficultés s’inscrivent dans le contexte d’années de harcèlement vis-à-vis des personnes migrantes et de ceux qui leur viennent en aide, de mensonges répétés à l’encontre de ces derniers, en particulier sur leur présumée complicité avec les passeurs, ainsi que du démantèlement du dispositif de sauvetage en Méditerranée.
A ces accusations, nous répondons : excusez-nous de vous déranger en ne les laissant pas se noyer ! Il y a une sacrée indécence à accuser nos organisations de favoriser les traversées alors que les Etats européens, France et Italie en tête, n’ont eu de cesse de promouvoir, en soutenant les gardes-côtes libyens, un système de refoulement et de détention fondé entièrement sur la violence. Pour la seule année 2022, plus de 17 000 personnes – hommes, femmes, enfants – ont ainsi été ramenées en Libye et souvent incarcérées dans des centres de détention où elles sont soumises à de multiples abus et privations.
Complices de ces crimes
Or, qui sont ces « gardes-côtes libyens » si ce n’est un assemblage disparate de milices en armes, simples entrepreneurs politico-militaires de la violence ? Ces groupes, dont la porosité avec les réseaux qui organisent le trafic d’êtres humains est largement démontrée, reçoivent le soutien financier de l’Union européenne et de l’Italie, et sont adoubés par l’ensemble des gouvernements européens. En réalité, vous êtes les premiers complices de ces crimes.
Une fois ramenées dans les centres de détention, les personnes interceptées seront pour la plupart soumises à un chantage atroce : rester enfermées dans ces cages fétides des mois encore ou bien payer une rançon pour être libérées ; ou encore se résoudre à intégrer le programme de « retours volontaires » dans leur pays d’origine, organisé par l’Organisation internationale des migrations.
Seuls quelques-uns finiront par bénéficier de la protection du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, qui ne les protégera en rien de la violence et de la détention, mais sera la première étape, pour un nombre très faible d’entre eux, vers une possible relocalisation dans un pays européen.
« Qu’ils retournent en Afrique » ? Mais, en réalité, nulle part au sein des autorités françaises et européennes cette politique ne fait débat ! Plus de vingt-cinq mille personnes sont mortes en Méditerranée depuis 2014, et près de deux mille pour la seule année 2022. Là encore, nul débat au sein des autorités françaises et européennes, moins encore de remise en cause.
Leçons d’humanité
Nombre de responsables politiques et gouvernementaux préfèrent accuser les ONG de faire le jeu des passeurs et les empêcher d’opérer, alors qu’elles ne font que contribuer à une évacuation humanitaire depuis la Libye dont les agences des Nations unies et la Commission européenne reconnaissent elles-mêmes la nécessité.
La France a semblé vouloir se racheter une conscience en acceptant d’accueillir les 234 rescapés de l’Ocean Viking. Pourtant, ce geste humanitaire ne peut faire oublier la participation active de la France à la production de morts en Méditerranée : au moment même où la France se décidait à ouvrir le port militaire de Toulon à l’Ocean Viking, nous apprenions la mort par hypothermie de deux personnes en Italie, une jeune femme et un enfant, au terme de leur traversée de la Méditerranée.
Les autorités françaises osent donner des leçons d’humanité à l’Italie alors qu’elles sont bien en peine de produire des exemples de respect des valeurs qui régiraient la politique d’accueil de notre pays.
Que valent-elles, ces valeurs, lorsque la France criminalise les bénévoles, encourage le refoulement illégal aux frontières, la brutalisation des migrants, laisse sans réagir vingt-sept personnes se noyer dans la Manche, comme ce fut le cas il y a un an, et renouvelle sans ciller un accord avec la Grande-Bretagne qui délègue le contrôle de la frontière britannique à la police et la gendarmerie françaises ?
Dimension raciste de sa politique
Ces dernières années, seul l’accueil de plusieurs dizaines de milliers d’Ukrainiens a permis à la France de présenter un visage plus avenant, tant et si bien que la dimension raciale, pour ne pas dire raciste, de sa politique est apparue à tous.
Ces mêmes autorités appellent à une solution européenne. L’organisation européenne des migrations n’est pourtant qu’une illusion, sauf lorsque celle-ci consiste à faire converger égoïsmes nationaux et réflexes xénophobes. Aujourd’hui, l’Europe est un rêve qui s’échoue sur les récifs d’une politique mortifère. Les mécanismes de solidarité s’empilent sans quasiment être jamais respectés, qu’il s’agisse de soulager la Grèce ou l’Italie. Et les gouvernements et candidats populistes chez nos voisins ont beau jeu de profiter de cette insuffisance.
Ce qu’illustre également la triste séquence à laquelle nous avons assisté c’est l’échec d’une politique migratoire de « trente ans d’âge » qui n’en finit pas de se heurter au monde réel. Car, depuis longtemps maintenant, en ce qui concerne le phénomène migratoire, les mensonges et la mise en scène l’ont emporté sur les faits. Or, les migrations font partie de la vie du monde ; souhaiter s’en prémunir à coups de noyades est aussi inhumain qu’inefficace.
La responsabilité de nos dirigeants est d’oser poser le débat migratoire de façon apaisée, à mille lieues des mensonges partisans. Nous convenons sans mal qu’il ne nous appartient pas, en tant qu’organisation de secours, de définir à leur place quelles devraient être les politiques migratoires française ou européenne. Néanmoins, lorsqu’il s’agira de pallier leurs conséquences, solde de pratiques iniques et terrifiantes, nous réaffirmons notre volonté d’être là, auprès de celles et ceux que les pouvoirs entendent noyer dans le silence.
Pour citer ce contenu :
Michaël Neuman, Isabelle Defourny, « Excusez-nous de vous déranger en ne les laissant pas se noyer »,
2 décembre 2022,
URL : https://msf-crash.org/fr/publications/camps-refugies-deplaces/excusez-nous-de-vous-deranger-en-ne-les-laissant-pas-se-noyer
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