Le Che Guevara au Congo
Analyse

Une expérience de « partenariat », lecture orientée du journal de Che Guevara au Congo

Yann
Santin

Chargé d'études chez Médecins Sans Frontières (MSF) France

Les partenariats opérationnels entre deux organisations sont une modalité possible des interventions humanitaires. MSF l’envisage lorsque l’objectif qu’elle poursuit dans un pays rejoint celui d’une organisation nationale existante, et qu’un rapprochement entre les deux entités présente des potentiels de synergie intéressants.

Je voudrais proposer ici un pas de côté, avec l’aperçu d’une expérience par certains aspects similaire, lorsque Che Guevara tenta de porter la révolution au Congo en soutenant l’organisation de la guérilla dans l’Est du pays.Le parallèle peut dérouter, vu la nature des acteurs et le déroulé des événements. Naturellement, il ne s’agit pas ici d’apparenter nos actions ou de disqualifier l’approche partenariale.

Le contexte

En 1965, Ernesto Che Guevara fait ses adieux à Cuba. Plutôt que de récolter les fruits de la révolution à La Havane, il préfère partir en semer les graines dans des terres restant à libérer. La lutte contre l’impérialisme est une affaire mondiale. L’Afrique lui apparaît un terrain stratégique crucial : c’est de leurs colonies que les impérialistes tirent les ressources qui servent leur puissance. Et puisque des mouvements de rébellions couvent, il s’agit de les appuyer. Dans l’Est du Congo, une république populaire vient d’être déclarée et s’oppose aux forces gouvernementales soutenues par la Belgique et les Etats-Unis.

La Tanzanie socialiste abrite les bases arrière de l’insurrection congolaise. Le Che s’y rend pour en rencontrer les chefs. Parmi eux, le jeune Laurent-Désiré Kabila lui semble le plus solide. Ils partagent un objectif commun : renverser le pouvoir affilié aux occidentaux. Le Che lui propose son aide – des instructeurs et des armes – aussitôt acceptée.

Quelques semaines plus tard, Guevara traverse le lac Tanganyika à la tête d’un détachement de combattants cubains : des soldats qui ont acquis une solide expérience du maquis dans les montagnes tropicales de leur île. Aguerris et portés par leur foi révolutionnaire, ils sont prêts à tous les sacrifices. Ils bénéficient du soutien de Fidel Castro, disposé à les ravitailler en hommes et matériel tout au long de leur expédition. Le profil rustique de ces hommes et leur expertise de l’insurrection armée répondent aux conditions de la jungle congolaise et aux besoins des rebelles : ceux-ci sont demandeurs d’équipement, leur technique militaire est rudimentaire et les différents fronts manquent d’organisation. Le rapprochement de ces deux forces porte la promesse de grandes réalisations.

Mais sept mois après avoir posé le pied au Kivu, en pleine débâcle et en proie à une franche hostilité à leur encontre, les Cubains décrochent. De revers en désillusions, leur mission n’a été qu’un long naufrage.

C’est cette expérience que le Che livre dans son journal : un récit lucide à l’intention de ceux qui le suivront, pour leur éviter de reproduire ses erreurs. Sa plume aiguisée et sa remarquable sincérité nous entraînent dans une aventure dramatique et cocasse.

Ceci est l'histoire d'un échec. On y trouvera des détails anecdotiques propres aux récits de guerre, mais aussi des remarques nuancées et critiques, car je considère que ce récit n’aura d'importance que dans la mesure où il permettra de mettre en lumière une série d'expériences utiles à d'autres mouvements révolutionnaires.

Son rapport, tenu secret par le pouvoir cubain pendant 34 ans, sera finalement rendu public puis traduit en francais (Passages de la guerre révolutionnaire : Le Congo. Métaillé, 2000Réédité dans Combats d'un révolutionnaire - Journaux de voyage et autres textes, Robert Laffont, 2010.). 

Les symptômes de l’échec

Quelle est l’approche des Cubains ? Ceux-ci se placent sous les ordres du commandement congolais, mais avec une marge d’autonomie dans l’organisation de leur support aux troupes.

Leurs premiers objectifs sont relativement simples : il s’agit d’entraîner les hommes à tirer, à tendre des embuscades et de leur enseigner certains principes militaires d'organisation qui permettent de concentrer toute la puissance de feu sur le point attaqué. Quant à la méthode, elle consiste à établir une base centrale d’entraînement avec des instructeurs cubains et à mettre en application les acquis à travers des actions tactiques de difficulté progressive, menées par des unités mixtes commandées dans un premier temps par les Cubains. Les plans paraissent clairs, les ambitions atteignables, les nouveaux arrivants sont confiants :

Nos camarades étaient arrivés débordants d’optimisme et de bonne volonté, pensant réaliser une promenade triomphale au Congo.

En pratique, ce que les Cubains proposent à leurs camarades congolais sur le terrain n’intéresse pas ces derniers. 

Nous nous lançâmes à nouveau dans la tâche pénible d'enseigner le BA : BA de l'art de la guerre à des gens dont la détermination ne sautait pas aux yeux, c'est le moins qu'on puisse dire. Tel était notre labeur de semeurs, lançant avec désespoir des graines d'un côté l'autre, essayant d'en faire germer une avant l'arrivée de la mauvaise saison.

Les étrangers se trouvent paralysés par le manque d’intérêt des soldats congolais pour leurs propositions. Ils ne parviennent pas à s’extirper de la multitude d’événements venant contrarier leurs initiatives. Ils sont englués dans le magma des informations contradictoires. La nature et les caractéristiques des groupes de la résistance rendent ceux-ci imperméables à toute tentative d’organisation de la part des Cubains. De fait, aucune base ne vit le jour, aucun plan d’entraînement ne se concrétisa et les quelques tentatives d’embuscades tournèrent toutes au fiasco.

Les trois aspects sur lesquels nous devions insister – le tir, la technique des embuscades et la concentration des unités en vue d'attaques plus importantes – ne se concrétisèrent jamais au Congo.

A mesure que le temps passe, les objectifs s’éloignent. 

Nous étions là depuis près de deux mois et nous n'avions encore absolument rien fait.
L’observation des éléments laissait voir une telle masse de problèmes que je commençai à réajuster mes calculs quant au temps nécessaire ; cinq ans constituaient un terme très optimiste pour mener la révolution congolaise à la victoire.

Un survol rapide des titres de chapitre procure une image éloquente : ‟Mort d’une espérance”, ‟L’état du malade empire”, ‟Le commencement de la fin”, ‟Désastre”, ‟Le tourbillon”, ‟L’effondrement”.

Disons tout d'abord qu’ici, selon mon entourage, j'ai perdu ma réputation d'individu objectif, à force de conserver un optimisme sans fondement face à la réalité de la situation existante.

Les déconvenues du Che et de ses hommes sont rocambolesques. Leur consternation devant la tournure des événements et l’adversité dans laquelle ils s’enfoncent devient tragi-comique. A mesure des déconvenues et de l’avancée des troupes gouvernementales, ils adaptent leur stratégie pour sauver ce qui peut l’être de leur mission. Sur la fin, leurs ambitions se réduisent à rassembler un noyau dur de quelques Congolais, resserré autour des Cubains et autonome du reste de la rébellion – c'est-à-dire finalement se détacher de celle-ci – afin de former les germes d’une nouvelle armée à venir. Mais même ce petit groupe ne dépasse pas le stade de l’espérance. Bientôt tout se délite et ils sont condamnés à la fuite.

Finalement, le seul effet tangible et fédérateur de tous leurs efforts aura été le développement d’une défiance croissante à leur égard et c’est en bouc émissaires de la série de défaites militaires qu’ils quittent le terrain.

Les ressorts de l’échec

Derrière la cascade de rebondissements malheureux se profile un malentendu profond autour des objectifs et des motivations des partenaires. Le fossé entre la conception cubaine de ce qu’est une armée de libération et la nature sociale et politique des mouvements de guérilla congolais est abyssal. Derrière une même appellation, une apparente proximité des causes et des formes de l’insurrection, se cachent des phénomènes fondamentalement distincts. Les raisons d’être des soldats cubains et congolais n’ont rien en commun. Le concept de révolution des uns ne correspond à aucune réalité des autres. Autrement dit, l’esprit et le dispositif que Che Guevara projetait de transplanter à l’Est du Congo n’étaient pas adaptés à l’écosystème local.

Dans toutes les guerres de libération de ce type, on observe, comme caractéristique fondamentale, la soif de terre, la grande misère de la paysannerie exploitée par des latifundistes, des seigneurs féodaux et, dans certains cas, par des compagnies de type capitaliste ; ce phénomène n'existe pas au Congo. Il n'y a pas d'ouvriers industriels et je n'ai pas vu de signes de travail salarié. L’argent n'a pas de conséquences profondes sur les rapports de production. L’impérialisme donne seulement des signes de vie sporadiques dans la zone. L’un de nos camarades disait, sur le ton de la plaisanterie, qu’on trouve rassemblés au Congo toutes les anti-conditions de la Révolution. Que pouvait offrir l'armée de Libération à cette paysannerie ? C’est la question qui nous a toujours inquiétés.

Par-dessus cette inadéquation primordiale, viennent se greffer un ensemble de difficultés qui contribuent à l’échec global. Ainsi les structures sociales congolaises sont appréhendées de manière rudimentaire et perçues comme des obstacles à l’organisation de l’appareil révolutionnaire souhaité par les Cubains.

Il est évident que si l’on ne va pas vers la destruction du concept tribal, on ne peut pas avancer. Les hommes n'étaient pas catalogués selon leurs positions personnelles, mais englobés dans le concept de tribu dont il est très difficile de sortir ; quand une tribu est amie, tous ses membres le sont, et quand elle est ennemie, c'est la même chose. Il est clair que ces schémas, non seulement ne permettent pas le développement de la Révolution mais ils sont dangereux car, comme cela a été démontré par la suite, certains membres des tribus amies étaient des informateurs de l'armée ennemie et, à la fin, presque toutes devinrent nos ennemies.

Les hommes du Che se trouvent également en difficulté pour concilier certaines de leurs conceptions avec celles de leurs partenaires de combat.

Le lieutenant-colonel m'expliqua comment pour eux les avions ne comptaient absolument pas, car ils possédaient la "dawa", une médecine qui rend invulnérable aux balles.– Moi on m’a tiré dessus plusieurs fois et les balles retombent par terre sans force. Cette dawa se révéla plutôt dommageable pour la préparation militaire.

En somme, entre les deux groupes les incompréhensions sont nombreuses.

Je m'adressais à eux en français, fou de rage ; avec mon pauvre vocabulaire je leur disais les choses les plus terribles que je pouvais trouver. Et pendant que le traducteur leur assénait mon coup de gueule en swahili, tous les hommes se regardaient entre eux, écroulés de rire, avec une ingénuité déconcertante.

Enfin, un des aspects de la collaboration qui préoccupait le Che et sur lequel il tenta régulièrement de peser, sans guère de succès, était la qualité de la relation entre les hommes.

Il a été très difficile d'établir des relations cordiales entre eux et de faire que les Cubains abandonnent leur mentalité de grand frère méprisant, avec des droits particuliers.

Nous n'avions pas su établir des relations totalement fraternelles et nous nous sentîmes toujours, un petit peu, des gens supérieurs venus donner des conseils. Il convient de faire une analyse de notre groupe. La grande majorité étaient noirs. Cela aurait pu apporter une note sympathique, propice à l’unité avec les Congolais mais cela ne fut pas le cas ; il n’est pas évident que le fait d’être noir ou blanc ait eu beaucoup d’influence sur les relations ; les Congolais savaient discerner le caractère de chacun. Il n’y a jamais eu l’intégration nécessaire et on ne peut l’imputer à la couleur de peau. Les nôtres étaient des étrangers, des êtres supérieurs, et le faisaient sentir avec trop d’insistance. Le Congolais, sensible à l’extrême à cause des vexations subies de la part des colonialistes, remarquaient certains gestes de mépris dans le comportement des Cubains et le ressentaient profondément.

Pour conclure

Révolutionnaires cubains et rebelles congolais partageaient en apparence le même objectif: celui de défaire un ennemi commun. Les premiers disposaient d’une expertise indéniable et apportaient aux seconds des ressources qui leur manquaient objectivement et qu’ils étaient désireux de recevoir. Ainsi présenté, l’accompagnement de la guérilla dans son projet constituait une initiative prometteuse. Mais la greffe fut rejetée.

On parlerait aujourd’hui de « retour d’expérience » pour qualifier l’exercice auquel s’est livré Che Guevara. Le fait que ce soit un récit – et un récit savoureux – permet de transmettre cette expérience ‟Non pas en énumérant abstraitement les savoirs et compétences qu’elle suppose, mais en racontant des situations. L’expérience est « prise » dans une histoire, et c’est cette configuration narrative qui œuvre à sa transmissibilité et à son appropriation.Selon la formule de Christine Delory-Momberger, professeure en sciences de l’éducation (« Expérience », in Vocabulaire des histoires de vie et de la recherche biographique, ERES, 2019, pp. 81-85)” 

Pour citer ce contenu :
Yann Santin , « Une expérience de « partenariat », lecture orientée du journal de Che Guevara au Congo », 25 janvier 2021, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/acteurs-et-pratiques-humanitaires/une-experience-de-partenariat-lecture-orientee-du-journal-de

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