Food distribution in Borno state
Entretien

Borno, Nigeria : un regard critique sur nos opérations

Elba Rahmouni
Elba
Rahmouni

Chargée de diffusion au CRASH depuis avril 2018, Elba est diplômée d’un master recherche en histoire de la philosophie classique et d’un master professionnel en conseil éditorial et gestion des connaissances numériques. Lors de ses études, elle a travaillé sur des questions de philosophie morale et s’est intéressée notamment à la nécessité pratique et à l’interdiction morale, juridique et politique du mensonge chez Kant.  

En 2016, la direction des opérations de MSF a souhaité réaliser une revue critique des opérations conduites par l’association dans l’Etat du Borno, au nord-est du Nigéria, entre 2015 et 2016. En réponse, Judith Soussan et Fabrice Weissman du CRASH ont produit, avec le soutien d’Epicentre – le centre d’épidémiologie de MSF – un récit détaillé retraçant la façon dont les équipes de terrain, de capitale et du siège ont analysé la situation, les objectifs qu’elles se sont donnés, les actions qu’elles ont entreprises, les obstacles qu’elles ont rencontrés et les résultats qu’elles ont obtenus. Dans le cadre de ce travail, les directeurs et les cadres opérationnels s’interrogent sur leurs propres pratiques : ont-ils fait preuve d’une mobilisation tardive face à la situation catastrophique des camps de déplacés en zone rurale et à la périphérie de Maiduguri, la capitale de l’Etat du Borno, en 2016 – et si oui, pourquoi ? Que penser a posteriori des choix opérationnels et de l’efficacité des stratégies d’intervention adoptées ? Au-delà de cette mission, que nous apprend cette histoire sur le fonctionnement de MSF et les façons de travailler des équipes ? Entretien avec Isabelle Defourny, directrice des opérations à MSF-OCP, rédigé par Elba Rahmouni.

 

Pourquoi avoir commandé cette revue critique ?

Au mois de juin 2016, lorsque l’équipe arrive à Bama – une ville située à 71.4 km de Maiduguri et où environ 20 000 déplacés avaient été rassemblés dans l’enceinte de l’hôpital, sous le contrôle de l’armée nigériane – elle découvre avec stupeur une situation sanitaire catastrophique, caractérisée par des taux de mortalité atteignant les 10 pour 10 000 personnes par jourAlors que le seuil d’urgence couramment utilisé est de 1 pour les adultes et de 2 pour les enfants.. La présence d’environ 1200 tombes dans l’enceinte de l’hôpital témoignait de l’ampleur d’une crise qui n’était pas récente. 

Quelques mois plus tôt, en janvier 2016, au vu de notre analyse de la situation dans la ville de Maiduguri où se trouvaient un million de personnes déplacées, j’avais décidé de transférer la responsabilité du projet de la Cellule des Urgences à la Cellule régulière. Nous considérions alors la situation sanitaire sous contrôle : une épidémie de choléra avait pris fin, les taux de mortalité et de malnutrition étaient au-dessous des seuils d’urgence. Après un important déploiement opérationnel tout au long de l’année 2015, il convenait de mettre de l’ordre dans nos activités. Si nous pensions que la situation dans les localités sous contrôle du gouvernement nigérian autour de Maiduguri – comme Bama – ne devait pas être très bonne, nous étions cependant très loin d’envisager une telle gravité de la situation. Pourtant, d’autres acteurs humanitaires (notamment les agences des Nations unies, le Comité international de la Croix-Rouge, ECHO – le bailleur de l’Union européenne) avaient connaissance de la situation à l’extérieur de la ville depuis longtemps. En septembre 2015, le CICR avait par exemple relevé des taux de malnutrition sévère de 25% dans le camp de Dikwa. 

D’où mon interrogation, comment avons-nous pu passer à côté d’une telle crise alors que d’autres en avaient connaissance ? Je savais que la situation était compliquée et qu’il y avait d’importants obstacles externes. Il était difficile de se rendre à Bama, où nous savions que se trouvaient de nombreux déplacés, pour des raisons de sécurité (la route entre Bama et Maiduguri était une zone de conflit active et il y avait déjà eu des attaques sur la route) ; le gouvernement nigérian cachait la situation et le CICR n’en parlait pas ouvertement, même en bilatéral. Ces contraintes étaient réelles – mais je redoutais également la présence d’obstacles internes qui nécessiteraient la révision de certaines de nos pratiques collectives.

Passer cette opération au crible du regard critique c’était essayer de comprendre ce qui s’était passé. J’anticipais le moment où l’échec et le retard allaient être les seuls points que l’on retiendrait de cette urgence et je pensais qu’il était nécessaire de partager nos expériences opérationnelles, les difficultés, les réussites. A un moment où nous affirmions notre volonté de travailler les évaluations différemment, sur un mode interdisciplinaire, réunissant le CRASH et Epicentre, c’était là une occasion d’apprendre, de travailler à l’amélioration de nos opérations en les discutant.

 

Après ta lecture du récit documenté et du papier d’opinion des rédacteurs principaux, quelle est ton analyse de nos opérations en réponse aux conséquences de la guerre du nord-est du Nigeria en 2015 et 2016 ? Avons-nous eu du retard ? 

En étant plus attentifs et en allant chercher la parole des acteurs extérieurs, nous aurions pu, il me semble, arriver à Bama au mois d’avril et gagner ainsi deux mois. Il y avait dans trois documentsJoint UN Multi-Sector Assessment, Borno & Yobe State, Nigeria, Summary Report, April 2016, Final, qui est le rapport d’évaluation officiel inter-agences ; le Executive Brief – over 500,000 people in Borno State face Emergency food security conditions, April 2016, qui est le rapport du PAM ; et le Borno Food Security Assessment, April 15, Internal, qui est une présentation PowerPoint de son analyse de vulnérabilité (Vulnerability Analysis and Mapping). des Nations unies et notamment du PAM, datant d’avril 2016, quelques chiffres qui auraient pu nous interpeller. C’est une aptitude importante pour nous de savoir décrypter des documents parfois très politiquement corrects envers les gouvernements de nos pays d’intervention. Dans ce cas précis, le rapport ne mentionnait pas directement une situation dramatique. Mais si nous avions fait attention à ces quelques chiffres et si nous avions abordé des personnes des Nations unies sans a priori, nous serions probablement allés à Bama un peu plus tôt. L’isolationnisme de MSF à l’égard des autres acteurs est une de nos difficultés. 

Lors de la passation de la mission des Urgences à la Cellule régulière, il n’y a pas eu, selon moi, de lecture du contexte assez solide. Il est significatif à cet égard que l’on ne retrouve aucun écrit d’analyse de la situation dans le nord-est du Nigeria daté de cette période. C’est une critique que je m’adresse également, car en tant que directrice des Opérations, j’aurais pu demander à la Cellule des Urgences de fournir une analyse du contexte après un an d’intervention dans le Borno. Si j’avais fait cette animation-là, nous aurions probablement obtenu une réponse. Peut-être que la Cellule des Urgences aurait dit : la situation sanitaire à Maiduguri est sous contrôle, en dehors nous ne savons pas et nous allons y aller.

Je ne sais pas si le volume de l’opération d’urgence mise en place en 2015 a concouru au retard de notre intervention en nous faisant passer à côté d’autres priorités. En revanche, il est clair pour moi que le volume n’est pas en soi un problème et que le déploiement des secours pour des centaines de milliers de personnes déplacées – dans la ville de Maiduguri – peut être considéré comme une réussite. Dans toutes les opérations d’urgence de masse, les difficultés de gestion et les détournements qui vont avec ne sont ni étonnants, ni insurmontables. Ce n’est pas le détournement en soi qui est le vrai problème mais le fait de ne pas en parler et a fortiori de ne pas le traiter. Lors d’un déploiement en urgence, la courbe du nombre de cas d’une maladie et celle des ressources humaines sont toujours décalées parce qu’il faut du temps pour trouver les bonnes personnes, s’assurer de leur disponibilité, obtenir les visas… Dans la première phase, l’équipe est souvent insuffisamment pourvue par rapport à l’ampleur de l’urgence et des difficultés de gestion peuvent apparaître. Puis, il arrive un moment où les ressources humaines sont davantage disponibles tandis que la gravité de la situation s’atténue, la mortalité, les cas de choléra, la malnutrition diminuent. C’est à ce moment-là qu’il faut mettre de l’ordre et s’attaquer aux détournements s’ils existent.

Schéma

A l’aune de cette revue critique, quelles sont tes priorités de travail ? 

Sur toutes nos missions, et davantage encore dans les missions d’urgence, nous avons une difficulté à faire émerger en temps et en heure une analyse de situation consolidée et collective afin de pouvoir faire de meilleurs choix opérationnels. Concrètement, il s’agit d’arriver à synthétiser dans des écrits les différents éclairages qui émanent du terrain, du siège, de la coordination, des cellules, de la direction... Cela nécessite qu’en dépit de nombreuses difficultés (la taille de MSF, le turnover récurrent, le travail en « silo » département par département), à tous les niveaux, nous soyons capables de fournir et de rédiger de véritables analyses dans les différents documents qui circulent, comme les rapports de visite ou les rapports de situation. Puis qu’un responsable opérationnel puisse produire un document reflétant les divergences d’analyse et qu’aucun avis ne soit passé sous silence. Dans les missions d’urgence, où le temps qu’on a pour se faire une lecture de la situation est réduit, où il y a souvent des problèmes d’insécurité, où il n’y a pas de choix opérationnels évidents, l'explicitation des divergences de points de vue et leur argumentation sont essentielles pour soutenir les arbitrages que l'on va opérer et mobiliser ensuite nos forces dans une direction déterminée - comme par exemple lorsqu'on tranche une question telle que : choisissons-nous, oui ou non, d’avoir recours à des escortes armées pour visiter Bama ? 

Ce que je retiens de ma propre expérience à Bama c’est par ailleurs que, lors des visites de terrain, les recommandations faites par les personnes très expérimentées du siège ne sont pas toujours réalisables par les équipes sur le terrain au regard de leur charge de travail et des ressources humaines disponibles. Il est donc inutile de donner une liste interminable de recommandations, même si, idéalement, tous s’accorderaient pour dire qu’il faudrait pouvoir tout faire. Avec leur expérience, les personnes en support seraient probablement plus capables de mettre en œuvre leurs recommandations et pourtant il est rare qu’elles soient impliquées dans leur réalisation. Parfois aussi, elles n’assument pas la responsabilité de trancher, par exemple de dire : bien sûr, il faudrait mettre en place les dix recommandations mais d’après nos moyens d’action nous n’en mettrons d’abord que trois en place. Ecouter le terrain puis faire des choix, prendre une décision ‘risquée’ même si a posteriori cette  décision n’était pas la meilleure, c’est le rôle des cadres opérationnels. Autrement, ils risquent fort de se borner à constater que les choses qu’ils demandent ne sont pas faites sur le terrain et ce qui relève du support se transforme petit à petit en contrôle du travail des équipes.

Nous arrivons à faire des distributions de nourriture, des campagnes de vaccination, de la prévention et de la prise en charge du paludisme..., toutes ces choses nécessaires dans des situations catastrophiques comme celle du Borno. Mais, dans un deuxième temps, nous avons des difficultés à effectuer une bonne transition entre ces opérations de masse vers d'autres qu’on pourrait caractériser de plus subtiles. Par exemple, la prise en charge des violences – notamment sexuelles – dans les camps est souvent un point faible de notre réponse. Après la mise en place des opérations de masse, il faudrait se concentrer sur les gens qui sont les plus vulnérables parmi les vulnérables : les femmes, les personnes soupçonnées d’appartenir à Boko Haram… Pour savoir ce qui se passe dans les camps où nous travaillons, il faut parler aux gens. C’est le rôle de chacun dans l’équipe de comprendre ce qui se passe pour les personnes concernées, de vérifier que nos secours leur sont utiles. A Bama, il me semble que nous aurions pu nous en préoccuper plus tôt – discuter avec les femmes du camp, tenter de mieux comprendre le contexte de violence dans lequel elles vivaient et faire ainsi émerger de nouvelles questions médicales). Dans la revue critique sur le Borno, on découvre qu’il n’y a que la psychologue qui évoque cette violence. Ses rapports sont intéressants parce qu’ils nous parlent de la réalité que vivent les personnes dans les camps. Sans cette donnée, il est compliqué de mettre en œuvre de belles opérations.        
 

Pour citer ce contenu :
Isabelle Defourny, Elba Rahmouni, « Borno, Nigeria : un regard critique sur nos opérations », 1 juillet 2019, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/acteurs-et-pratiques-humanitaires/borno-nigeria-un-regard-critique-sur-nos-operations

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