une tente Médecins Sans Frontières pour les réfugiés
Entretien

"Nous mesurons les limites de notre territoire légitime"

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Dans cet entretien avec le journal Libération, Rony Brauman s'explique sur la supposée discrétion des humanitaires ainsi que sur les enjeux de leur légitimité.

« Nous mesurons les limites de notre territoire légitime »

Entretien avec Rony Brauman réalisé par Thomas Hofnung et Yann Libessart

Fini les ONG toutes puissantes, les Etats entendent désormais reprendre la main sur l'humanitaire. Rony Brauman, ancien président de MSF, s'interroge sur les nouveaux enjeux auxquels les organisations doivent s'adapter.

Ethiopie, Rwanda, Bosnie, Tchétchénie, Gaza : depuis le début des années 70, on s'était habitué à entendre la voix critique - et souvent salutaire - de Médecins sans frontières (MSF) sur les conflits en cours. Mais depuis quelque temps, l'ONG cofondée par Bernard Kouchner semble s'être recroquevillée sur ses activités médicales au détriment de sa fonction traditionnelle de témoignage. Rony Brauman, qui dirigea l'ONG de 1982 à 1994 et ne cesse de réfléchir sur les évolutions de l'humanitaire, explique les raisons de ce profil bas.


Plusieurs centres de vaccination, montés par MSF avec l'accord du gouvernement, ont été attaqués simultanément par l'armée congolaise en guerre contre des rebelles hutus, début novembre. Comment a réagi votre ONG et que faire pour éviter la répétition de telles attaques ?

Tous les belligérants étaient informés des lieux et dates de ces vaccinations et nous avions leur accord, ce qui rend ces attaques d'autant plus inacceptables. Nous avons protesté par voie de presse en exposant les faits et en mettant en cause l'armée qui est très mécontente de cette accusation publique et l'a fait savoir. Pour l'instant, nous tentons d'obtenir à nouveau des engagements sérieux de l'armée en espérant que les pressions médiatiques et diplomatiques produiront leurs effets. Nous avons suspendu la vaccination, mais nous poursuivons nos activités de soins dans cette région où elles sont vitales pour beaucoup de gens.


Pourquoi ce relatif silence observé aujourd'hui ?

En Bosnie, qui fut sans doute un moment presque paroxystique d'expression des ONG, celles-ci dénonçaient l'alibi humanitaire et faisaient la promotion d'une intervention militaire comme solution au problème. Avec le recul, je n'arriverai plus à prendre de telles positions. L'expérience des interventions armées visant à geler une guerre puis a être à la base d'une solution politique, a fait long feu dans les années 1990. On l'a vu avec les conflits en Somalie, en Bosnie, mais plus encore en Afghanistan et en Irak. A MSF, les leçons de l'expérience nous empêchent de développer des solutions qu'on croyait à l'époque être les bonnes et qu'aujourd'hui nous trouvons simplistes.


Ces expériences passées vous auraient-elles conduit à adopter un profil bas ?

Le Sri Lanka a alimenté beaucoup de discussions orageuses à MSF, mais la dénonciation des crimes de l'armée et l'appel à une mobilisation internationale ne pouvaient plus passer aussi facilement. D'abord parce que le Sri Lanka a un gouvernement très nationaliste, intolérant à toute critique extérieure, mais aussi parce que plus personne ne peut désormais défendre une version très "ONUisée" de l'ingérence. Son échec fracassant n'est un mystère pour personne. Nous devons adapter notre discours à l'affirmation par les Etats de leur prééminence sur les ONG dans les situations de conflits. C'est une réalité politique émergente, mais bien réelle. Il y a un problème, voilà la solution : nous ne croyons plus à ce type de décision très schématique. Mais cette légitimité à s'exprimer et à interpeller n'a pas été perdue sur le plan médical. MSF n'hésite pas à proposer des solutions sur des questions médicales particulières comme l'accès aux médicaments essentiels, les maladies négligées, le sida, la nutrition ou encore la santé des femmes.


Y a-t-il un retour de votre part sur la profession de médecin, où MSF se sent plus à l'aise pour émettre des avis concrets ?

Estimer que nous sommes, en tant qu'acteurs de terrain, détenteurs d'une sorte de vérité sur la situation politique et les mesures qui seraient propres à l'améliorer est devenu un terrain extrêmement fragile. MSF s'estime plus solide, plus concret, plus propositionnel, voire critique le cas échéant, en adossant ses positions à des compétences pratiques plongées au cœur du problème, que ce soit sur le sida, la nutrition, la question des épidémies. Parfois, nous sommes d'ailleurs à contre-pied, comme lors du tsunami. Cette culture du contre-courant et de l'interpellation n'a pas disparu à MSF ni dans d'autres ONG. Mais, avec l'expérience de l'âge, nous mesurons mieux les limites de notre territoire légitime.


MSF serait-il un contre-pouvoir à l'OMS et non plus à des Etats ?

Prenons l'exemple du Darfour. Notre position était contre le lobbying "droit de l'hommiste", comme en Bosnie : il y a un génocide, il faut une intervention. Et contre le discours du gouvernement soudanais qui était l'exact contraire : il ne se passe rien, quelques bandits qu'on a ramenés à la raison... MSF-France a joué un rôle très spécifique en produisant ses propres taux de mortalité, son analyse politique du conflit, contre - symétriquement - le gouvernement soudanais et le lobby interventionniste. On n'apparaît pas, comme on pouvait le faire auparavant, comme une sorte de "docteur Justice", qui tranche le problème. Nous avons introduit de la complexité. On est rarement dans le noir et blanc.


Le président du Soudan, Omar el-Béchir, a expulsé treize ONG du Soudan après le mandat d'arrêt lancé par la CPI. Les ONG, jugées trop pro-occidentales par certains gouvernements, sont-elles victimes d'un procès d'intention ?

On a beau être sans frontières, on n'est pas sans passeport. Partout, les ONG sont évaluées politiquement par les gouvernements des pays d'accueil en fonction de leur nationalité. Ce n'est pas MSF qui a été expulsé du Soudan, mais une organisation française. Notre indépendance n'est pas une souveraineté absolue, sans lien avec un quelconque pouvoir politique. Nous sommes nombreux au sein de MSF à nous en vouloir : nous aurions dû avoir une réaction vive sur le racket que le gouvernement soudanais a exercé sur les ONG expulsées avec la saisie des comptes en banque, du matériel et des voitures... Mais nous craignions de mettre en difficulté les autres sections de MSF, demeurées sur place [MSF-Hollande et MSF-Suisse, ndlr].


Les ONG ne sont-elles pas les victimes collatérales du droit d'ingérence ?

C'est une réalité politique avec laquelle il faut compter. Mais on ne peut pas tout imputer à cet avatar des années 1990, celui d'un pouvoir beaucoup plus ancien qui tient à l'idée que se fait l'Europe de sa supériorité morale, de son droit à régenter le monde. A cet égard, l'ingérence humanitaire ne fut que l'une de ses modalités historiques. L'ingérence, c'est un discours sans main. On franchissait les frontières clandestinement comme en Afghanistan dans les années 80. Mais il fallait des conditions géopolitiques particulières : un Etat voisin complice qui soutenait activement la guérilla au sein de laquelle on agissait. On entrait sans visa, mais nous ne représentions aucune menace avec nos médicaments, notre bonne volonté et notre savoir-faire médical. Après la chute du mur de Berlin, dans la nouvelle donne post-guerre froide, cela a pris l'allure d'une intervention. Le Kosovo, à la fin des années 90, fut une sorte de point culminant. Auparavant, la Somalie fut la première "guerre humanitaire". De fait, les ONG qui se présentaient comme le porte-drapeau des droits de l'homme et qui prenaient position sur le terrain pouvaient être considérées comme les têtes de pont d'une invasion. Le thème de l'ingérence, porté par la France, et maintenant par l'ONU avec la "responsabilité de protéger", nous met dans des situations délicates par rapport aux gouvernements.


Quel est l'avenir pour les ONG, type MSF, dans cette nouvelle donne ?

Dans des situations de crise aiguë, les Etats sont débordés. Ce fut le cas pour les Etats-Unis lors de l'ouragan Katrina en septembre 2005. Les ONG, qui ont une capacité de mobilisation souple, sont loin d'avoir dit leur dernier mot. Les crises majeures ne manquent pas : catastrophes naturelles ou industrielles, moments climatiques aigus, conflits, autant de catégories qui sont parfois imbriquées, comme au Darfour (où le facteur climatique n'est pas négligeable). La question de la médecine environnementale - du Kosovo à la Côte-d'Ivoire, en passant par la Somalie ou la Tchétchénie - se pose de plus en plus quand on voit l'ampleur des dégâts. Les intoxications par des déchets industriels ou aux métaux lourds, par exemple, touchent un grand nombre de personnes et sont porteuses de pathologies invalidantes, mais souvent curables. Or, qui d'autre qu'une ONG d'action humanitaire indépendante de tout lobby ou de force politique ou économique peut agir ? Voilà un domaine dans lequel MSF est en train de prendre place. Les grands mouvements de population, qui ne sont pas liés directement à des conflits, aboutissent à des situations critiques. A Kinshasa, au Congo, les conditions de vie des déplacés de guerre dans les faubourgs de la ville sont pires qu'au Darfour.


En quoi est-ce pire que le Darfour?

Chaque personne qui se lève le matin se demande comment elle va tenir jusqu'au lendemain, ce qu'elle va pouvoir manger. Au Darfour, de nombreux besoins sont assurés par l'aide internationale, il existe un filet de sécurité. Au Congo ou en Birmanie, si le travail n'est pas fait par les ONG, il ne sera de toute façon pas fait par l'Etat. De plus, loin de dissuader les autorités de prendre leurs responsabilités, la présence d'ONG est perçue sur place comme une dénonciation des carences de l'Etat. Cela a tendance à stimuler les autorités.


MSF avait reçu le Prix Nobel de la paix il y a dix ans. Aujourd'hui, pourriez-vous encore le recevoir ?

Je n'en sais rien, mais l'idée d'un âge d'or est un mythe. Dans les années 80 et 90, on ne voyait que les problèmes : l'instrumentalisation de l'aide par les Ethiopiens, les carnages, les famines. Il n'y avait pas de quoi triompher... Nous sommes confrontés en permanence à des enjeux contradictoires avec lesquels l'humanitaire doit réapprendre à se débrouiller. Avec Internet et les téléphones portables, les questions de témoignage se posent différemment, comme pour les médias d'ailleurs. Nous ne sommes plus, aussi bien en tant que citoyens qu'en tant qu'humanitaires occidentaux, ceux qui fixent l'agenda mondial ou tracent une ligne universelle de partage entre le bien et le mal. Rien ne sert de le regretter. Il faut le prendre positivement.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « "Nous mesurons les limites de notre territoire légitime" », 15 décembre 2009, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/nous-mesurons-les-limites-de-notre-territoire-legitime

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous pouvez nous retrouver sur Twitter ou directement sur notre site.

Contribuer