une voiture de Médecins Sans Frontières
Recension

Note de lecture sur l’ouvrage "la légende des vols d’organes"

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Mr et Mrs Hare tenaient une pension bon marché dans la ville d’Edimbourg. Pour se rembourser de la somme que leur devait un locataire mort sans avoir réglé son loyer, ils vendirent son corps au Dr Knox, un célèbre anatomiste. La somme rondelette qu’ils touchèrent pour ce petit travail les encouragea à poursuivre. Mais les cadavres n’étant pas si fréquents dans une pension écossaise, ils décidèrent d’en fabriquer. Ce fut d’abord un autre locataire, malade, qui fut enivré et étouffé pour être vendu à l’école de Knox, lequel paya rubis sur l’ongle. Puis, avec leur complice William Burke et son épouse, ils se procurèrent par les mêmes voies une quinzaine d’autres corps, douze femmes, deux jeunes handicapés et un vieillard, qui suivirent le même chemin. L’affaire se passait en 1828. Seul Burke fut jugé et condamné à mort devant une foule immense, mais il lui reste le privilège d’être passé à la postérité : il a inspiré plusieurs écrivains dont Robert L. Stevenson pour sa nouvelle The Bodysnatchers, et son patronyme est resté jusqu’à nos jours comme verbe dans le vocabulaire anglais courant, signifiant étouffer ( une personne ou un scandale ).

La “médecine cannibale”, dont parle Véronique Campion-Vincent, anthropologue au CNRS, appartient aussi bien à la réalité, comme le montre l’histoire précédente rapportée dans son livreLa légende des vols d’organes, Véronique Campion-Vincent, Éd. Les Belles Lettres, Paris, 1997, qu’au fantasme : en 1768 à Lyon, c’est contre des Oratoriens dont le collège abritait une École de médecine que fut dirigée une violente émeute accusant religieux et chirurgiens d’enlever des enfants pour les disséquer, leur couper un bras dans le but de l’adapter à un prince manchot. On pourrait, pour faire une histoire de ces peurs singulières, remonter plus loin dans l’histoire, du côté de Gilles de Rais - le modèle d’où fut tiré le personnage de Barbe-Bleue. Ou encore évoquer les enlèvements et meurtres rituels “ rapportés ” dans le Protocole des Sages de Sion, ce texte fabriqué par la police secrète de la Russie impériale dans les premières années du XXème siècle pour accréditer l’idée d’un complot juif.

Mais c’est d’abord à une réflexion sur l’actualité que nous invite cette spécialiste des légendes urbaines. Une actualité où se mêlent l’existence de réseaux internationaux d’adoption d’enfants, le commerce des produits humains, le progrès des techniques de transplantation et la pénurie d’organes, les exécutions d’enfants des rues comme au Brésil et en Colombie, le ressentiment des humiliés… C’est sur ce fond que sont réapparues, au cours des années 80, les peurs dont Véronique Campion-Vincent s’efforce de démonter les mécanismes. On les repère fugitivement sous nos latitudes, par exemple lorsque sont signalées des disparitions d’enfants peu après l’ouverture d’Eurodisney, qui est naturellement accusé de dissimuler ces drames. La rumeur rapporte que les enfants sont retrouvés quelques jours plus tard, un rein en moins. Mais ces histoires ne durent guère, comme si nos pays industrialisés ne leur offraient pas de véritable prise. C’est dans les pays du tiers monde qu’elles se déploient à l’infini, relayées par la presse internationale qui les valide souvent sans les vérifier, et leur donne ainsi la consistance de faits avérés. Les rumeurs de bébés en pièces détachées, de vols de reins et de vols d’yeux sont ainsi minutieusement examinées. Techniquement, seules les cornées pourraient faire l’objet d’un véritable trafic de ce type, mais aucune preuve digne de ce nom n’existe à ce jour, en dépit de ce qui est affirmé dans plusieurs films dont Voleurs d’Yeux, un documentaire récompensé ( avec réserves, il est vrai ) par le Prix Albert Londres en 1996. En anthropologue, l’auteur analyse les structures des différentes rumeurs et légendes et tente de comprendre comment celles-ci diffusent, bien loin de leur lieu d’apparition sans se priver d’égratigner durement, au passage, les institutions et personnes qui s’en sont fait les amplificateurs.

L’anti-américanisme a joué un rôle dans la diffusion de certaines rumeurs, comme celles sur le Sida et les voleurs d’yeux, parties de Cuba en 1987. Mais ce sont bien plus la violence sociale d’une part, les angoisses profondes réveillées par les greffes d’organes d’autre part, qui sont analysées et c’est là que réside l’intérêt majeur de ce livre.

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Note de lecture sur l’ouvrage "la légende des vols d’organes" », 1 octobre 1997, URL : https://msf-crash.org/fr/medecine-et-sante-publique/note-de-lecture-sur-louvrage-la-legende-des-vols-dorganes

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