Des inondations au Malawi
Point de vue

L’humanitaire, porno chic

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

L’ampleur du séisme et le nombre de pays touchés, l’explosion venue du fond des mers et l’incroyable violence du déferlement ont compté pour beaucoup dans l’exceptionnelle réaction provoquée par le tsunami, et le nombre des victimes n’en est qu’une des raisons. Souvenons- nous qu’au moins une dizaine de catastrophes naturelles, dont plusieurs récentes ont emporté un nombre comparable de vies humaines dans le siècle. Quant aux catastrophes humaines, plus étalées dans le temps, elles sont infiniment plus meurtrières mais moins visibles. Les milliers de touristes occidentaux emportés par le tsunami nous ont associés à la douleur lointaine, attestant un peu plus encore le caractère « pur » de ces victimes, par opposition aux situations de conflits ou d’épidémies comme le Sida. Dans ces désastres provoqués par les hommes, les victimes, à l’exception des enfants, ne peuvent en effet être perçues comme totalement extérieures à leur malheur.


Le politique au gré du courant médiatique

Les réactions gouvernementales et les surenchères auxquelles elles ont donné lieu se comprennent facilement au vu de ce qui vient d’être dit. Ce grand protocole compassionnel doit cependant être rapproché de certaines décisions internationales, comme celles qui détruisent toute possibilité sérieuse de lutter contre les épidémies les plus meurtrières : « Quand on parle de mondialisation des consciences et de la solidarité, il y a quelque chose d’insultant pour tous ceux qui sont les oubliés de cette mondialisation-làin Les Inrockuptibles, n°XXX – janvier 2005 . ».

Les grand-messes télévisées, la transformation des télévisions en acteurs de solidarité, c’est-à- dire en collecteurs de fonds, rendaient un peu plus difficile encore le recul indispensable pour penser les priorités, rapprocher ce désastre d’autres qui se déroulent en même temps sur la planète. Que l’émotion ressentie par les responsables des télévisions soit évidemment sincère, comme celle de tous, n’empêche pas que le marketing et la stratégie d’image se soient vite emboîtés dans la compassion. « [Les télévisions] entretiennent l’idée de leur toute puissance, de leur capacité d’intervention sociale (...) Quand PPDACélèbre présentateur du journal télévisé de la première chaîne privée française (TF1) conclut une émission spéciale « solidarité » en s’adressant aux Français dans le blanc des yeux pour leur dire : « vous êtes formidables », qui est-il pour dire ça ? Mon père, mon tuteur ? in Télérama n°2870 – loc. cit.».


L’aide en son miroir déformant

Pris par cette logique de marketing de la compassion, on en vient refabriquer le réel pour qu’il se conforme à l’image qu’on en donne. Car entre les risques d’épidémies et les effets d’annonces pour les prévenir, la surenchère du pire joue à plein [voir page X, entretien avec Philippe Guérin, épidémiologiste], comme s’il fallait absolument s’auto convaincre de la nécessité d’intervenir. Au risque de l’inefficacité des secours, d’un travestissement de la réalité, d’une « sidération de la raisonR. Brauman in Le Figaro magazine – 15 janvier 2005 » : « on dirait que seuls les secours internationaux sont de vrais secours et que secours local signifie carence internationale. Un médecin sri-lankais ne compte pas vraiment comme médecin, alors même que des centaines d’entre eux se sont immédiatement mobilisés pour aider leurs collègues des zones sinistréesibid. ». L’accumulation insensée d’images de cadavres désarticulés, de corps en décomposition rappelle son contraire absolu : l’interdiction de montrer le moindre corps après le 11 septembre, au nom de la décence et du respect dû aux victimes. « Ce n’est plus l’expression collective d’un sentiment humanitaire, c’est du racolage pornoibid. ».


MSF, vilain petit canard ?

Cette compassion n’a, bien entendu, rien de risible, mais elle est à distinguer du sentimentalisme bruyant et menteur qui prétend l’exprimer. « Le risque c’est qu’à la fin tout ce travail soit considéré comme une tromperie, une impostureR. Brauman in Les Inrockuptibles, janvier 2005 », alimentées par un mélange des genres malsain :« J’attends des journaux que je lis et regarde qu’ils m’informent, pas qu’ils me mobilisent. Mobiliser, c’est le rôle de la presse totalitaire. C’est de la propagande. (...) Ce n’est pas le rôle des télévisions d’appeler à donner aux ONGibid. ». Qui va répondre de l’usage des sommes énormes collectées, rappelons-le, pour le sauvetage d’urgence ? Certes, des responsables d’organisations d’aide entendent s’engager sur le long terme et dépasser la phase des secours d’urgence. Sans aucun doute y aura-t-il des choses à faire, mais ce ne sont pas la Croix Rouge, MSF ou l’Unicef qui vont reconstruire les régions dévastées. Ce sont les administrations et les autorités locales, les entreprises et les financements de l’aide publique qui y tiendront, et de loin, les premiers rôles.

En déclarant ne plus prendre de dons pour les victimes du tsunami, MSF a déclenché un débat très positif, jouant sur l’intelligence et pas seulement sur les tripes des donateurs. Soutenu par de nombreux membres d’autres ONG, cet acte a pourtant déclenché une polémique en raison des questions qui se posaient dès lors pour les autres. Certains ont perdu leur calme, se sentant peut- être personnellement mis en cause. Ce n’était pas l’intention, mais c’était le risque de cette décision aussi difficile qu’indispensable. Gageons qu’il faudra peu de temps avant que les mêmes questions ne se posent à nouveau.

 

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « L’humanitaire, porno chic », 1 février 2005, URL : https://msf-crash.org/fr/catastrophes-naturelles/lhumanitaire-porno-chic

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