Des hommes en prison
Point de vue

Rwanda, vérité et mensonge

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Parmi les nombreux ouvrages parus ces derniers temps sur la tragédie rwandaise, un témoignage et une enquête ressortent. Le premier a été écrit par un ex officier de l’Armée patriotique rwandaise, Abdul Ruzibiza, le second par un journaliste-enquêteur, Pierre Péan« Rwanda. L’histoire secrète », Ed. Panama, Paris, 2005 et « Noires fureurs, blancs menteurs », Ed. Mille et une nuits, Paris 2005. Très différents l’un de l’autre, voire opposés dans leurs analyses du régime Habyarimana, ils se rejoignent sur un point : contrairement à ce qui a été souvent affirmé, ce ne sont ni des extrémistes hutus, ni des mercenaires à la solde de la France qui ont assassiné Habyarimana. Le Falcon 50 qui transportait les chefs d’Etats rwandais et burundais le 6 avril 1994 a été abattu par un commando du FPR (le Front patriotique rwandais) sur ordre de Paul Kagamé, devenu entre-temps président du Rwanda. Celui-ci, insiste Ruzibiza, savait quelles en seraient les conséquences pour les populations tutsies puisque toutes les attaques du FPR contre des objectifs gouvernementaux avaient déclenché de sanglantes représailles à leur encontre depuis le début du conflit ouvert, en 1990. Mais cela ne gênait pas Kagamé, qui y voyait une occasion de se gagner la sympathie de l’opinion internationale et un chemin plus rapide vers le pouvoir.

Abdul Ruzibiza avait 20 ans en 1990, quand il s’est engagé dans la lutte armée, après avoir fui son pays où il était interdit d’études pour cause de discrimination anti-tutsie. Devenu officier de renseignements, il était membre du commando qui tira les deux missiles sur l’avion présidentiel et décrit précisément dans son livre les préparatifs de l’attentat. Le lieutenant Ruzibiza, qui a perdu toute sa famille dans le génocide et a fui à nouveau son pays en 2001, révolté par la terreur qu’y fait régner Kagamé, est le principal témoin du juge Bruguière dans le cadre de l’instruction ouverte pour l’assassinat des deux pilotes français qui étaient aux commandes du Falcon. Son livre, préfacé par une des meilleures spécialistes françaises du Rwanda, est un document de première importance pour qui veut comprendre de l’intérieur le processus de construction et de mise en place d’un régime fondé sur le mensonge et la violence. On ne peut en dire autant du livre de Pierre Péan qui a récemment défrayé la chronique. Certes, celui-ci nous informe sur les nombreuses allégations mensongères qui ont permis au FPR de se présenter comme la voix et le bras de victimes innocentes, persécutées et tuées pour le seul crime d’être tutsies. Faux témoins et fabrications propagandistes, enquêtes internationales tronquées et faits manipulés y sont épinglés, parfois à juste titre mais par ailleurs de manière tout aussi manichéenne que ceux qu’il dénonce et avec des méthodes comparables. Entre autres énormités, outre la négation de massacres attestés, on y apprend que les Tutsis sont élevés dans « la culture du mensonge et de la dissimulation » ou que les quotas ethniques – dont Ruzibiza fut lui-même victime – n’ont jamais existé. De ces deux livres ressort toutefois une confirmation : les méthodes de guerre et de pouvoir de Paul Kagamé font de ce chef d’Etat l’un des plus éminents criminels contemporains. Mais seul celui de Ruzibiza montre que les tueries de civils étaient considérées par les deux camps – du moins par une partie importante de ceux-ci – comme une technique de pouvoir. La lecture de « Noires fureurs », au contraire, nous laisse penser que le régime d’Habyarimana était sur la défensive, réagissant parfois maladroitement mais légitimement aux forcenés du FPR. Le génocide de 1994 se ramène, dans cette perspective, à une éruption de colère consécutive à l’assassinat du président rwandais, et le soutien de la France à ce dernier y apparaît comme une politique de sagesse. Ce n’est pas l’histoire du Rwanda mais la mémoire de la politique de Mitterrand, que Pierre Péan a voulu honorer. Ces outrances ne la grandissent pas. Le récit rigoureux de Ruzibiza est au contraire un hommage aux victimes, toutes les victimes et un appel au jugement des criminels dans les deux camps. Il faut soutenir le soldat Ruzibiza.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « Rwanda, vérité et mensonge », 1 mars 2006, URL : https://msf-crash.org/fr/droits-et-justice/rwanda-verite-et-mensonge

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