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Point de vue

La manne humanitaire

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

A quels besoins l’aide internationale répond-elle ? Quels sont les problèmes auxquels les ONG et les agences de l’ONU tentent d’apporter des solutions ? Les réponses à ces questions semblent aller d’elles-mêmes. Ce sont les maux du sous-développement qui se nomment, dans leur forme aiguë : faim, misère, maladie, ou encore analphabétisme, exclusion sociale, sous-équipement, sous-médicalisation. Traduit dans la langue de l’assistance, cela s’écrit sous la forme des besoins fondamentaux et de la satisfaction de ceux-ci. Rien de plus simple, rien de plus évident. En apparence du moins, car le monde réel est bien loin de ces évidences.

La notion de « besoins essentiels », forgée par la Banque mondiale au début des années 70 est fondée sur l’idée d’une progression des sociétés par étapes qu’on pourrait résumer ainsi : le « vital » d’abord, indispensable, le « social » ensuite, nécessaire, et le reste, le superflu, qui vient après, comme une récompense. Mais en pratique, seuls les camps de réfugiés dont l’existence dépend des programmes d’assistance, sont organisés de l’extérieur, par les acteurs de l’aide, en fonction de la préservation des fonctions vitales Cf Gilbert Rist, « Le développement, histoire d’une croyance occidentale », Presses de Sciences Po, Paris, 1996..

C’est au nom de cette conception fondamentalement technocratique des besoins que des milliers de puits, très vite ensablés, ont été creusés dans la région du Sahel et qu’autant de dispensaires, de périmètres irrigués et autres « projets générateurs de revenus » ont vu le jour avant de s’ensabler, eux aussi. Jusqu’à la fin des années 80 environ, l’argent était relativement rare, les fonds publics étaient octroyés avec parcimonie aux ONG. Cette pénurie permanente était à la fois frustrante et bonne conseillère. Frustrante parce que les moyens disponibles - logistiques et humains - étaient bien loin des besoins ; et bonne conseillère parce que les restrictions imposaient de penser les priorités de l’action pour chaque ONG.

Depuis la fin de la guerre froide, des centaines de millions de dollars et d’Euros se sont déversés sur le mouvement humanitaire, du fait de l’entrée des États et des organisations internationales sur la scène de la solidarité. Une véritable industrie de l’humanitaire est apparue, avec une logique, des méthodes et des enjeux progressivement transformés. Une partie importante de l’action des ONG est alors passée, pour employer le vocabulaire de la théorie économique, d’une économie de la demande à une économie de l’offre : combien de programmes d’assistance - distributions de produits de base, réhabilitation de bâtiments, aide médicale - ont été engagés au cours de ces années, pour la simple raison qu’un budget était débloqué à cet effet et que, les « besoins » étant immenses, l’aide était toujours bienvenue.

Par le truchement d’ONG ravies de cette aubaine, on fait rouler une flotte de camions au Kosovo, on organise des distribution de boîtes de conserves au Tadjikistan, on finance des dispensaires au Timor ou au Libéria, simplement parce qu’il est bon que flotte dans ces contrées le drapeau bleu frappé des étoiles d’or. Comment les responsables d’ONG parviennent-il à distinguer entre les missions répondant aux besoins des destinataires, et celles qui répondent aux besoins de l’organisation elle-même ?

Si ce genre de dérive prend de l’importance, ce n’est pas uniquement parce que les bailleurs de fonds les suscitent. Dans nos régimes malgré tout démocratiques, les ONG sont libres. Ici se pose le problème du contrôle démocratique du fonctionnement des associations. Le débat y est trop souvent disqualifié au nom de l’impérieuse nécessité des tâches à accomplir, et la contradiction présentée au mieux comme une perte de temps, au pire comme un bavardage destructeur. Pourtant, bien avant la réglementation et le contrôle, ce sont la délibération interne et le pluralisme qui sont les mieux à même de venir à bout de ces dérives. Ce sont donc, avant tout, les adhérents et les volontaires des ONG qui sont en situation de redresser la barre. A eux de le vouloir.

Pour citer ce contenu :
Rony Brauman, « La manne humanitaire », 1 décembre 2004, URL : https://msf-crash.org/fr/acteurs-et-pratiques-humanitaires/la-manne-humanitaire

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