Seringues de vaccinations
Point de vue

Poliomyélite: vacciner les enfants nigérians jusque sous les lits?

Claire
Magone

Directrice de la communication de Médecins Sans Frontières, basée à Paris

Après des études de communication (CELSA) et de sciences politiques (La Sorbonne), Claire Magone a travaillé plusieurs années avec des associations humanitaires, notamment en Afrique au Libéria, en Sierra Leone, au Soudan ainsi qu'au Nigéria. En 2010, elle devient directrice d’études au Crash, puis directrice de la communication de MSF en 2014.

Le vice-gouverneur de l'Etat de Kano, au Nord du Nigéria, vient d'annoncer que le gouvernement arrêterait et poursuivrait les familles refusant de soumettre leurs enfants à la vaccination contre la poliomyélite. Dans une conférence de presse, il a précisé que des femmes policières, accompagnées de leurs homologues Hizbah, force de sécurité islamique mi-police mi-milice veillant au respect de la Sharia, escorteraient désormais les équipes de vaccination de maison en maison afin d'assurer que chaque enfant sera vacciné. Le personnel de sécurité "passera au peigne fin" chaque maison, «jusque sous les lits», pour débusquer les enfants que des parents chercheraient à soustraire à la vaccination.Cette attitude devrait combler les attentes de la Fondation Gates, qui continue à faire de l'éradication de la poliomyélite un combat prioritaire. Ainsi, le 5 janvier dernier, la Fondation a obtenu que les 36 gouverneurs du Nigéria souscrivent à un «défi vaccination», qui promet aux Etats ayant atteint certains objectifs quantitatifs, une subvention de 500 000 $ destinée à financer une initiative de santé de leur choix: malaria, rougeole, méningite etc.

L'initiative musclée du vice-gouverneur de Kano dénote un changement d'attitude radical de la part des autorités nord nigérianes, qui s'étaient mondialement illustrées par le boycott de la vaccination polio en 2003. L'histoire a retenu que les arguments opposés à cette campagne étaient irrationnels et relevaient de l'obscurantisme religieux, certains dirigeants et leaders nationaux ayant accusé le vaccin d'être contaminé par des agents stérilisants. Mais d'autres arguments méritaient d'être entendus. Lors d'une rencontre avec des représentants de l'OMS, de l'Unicef et du programme national d'immunisation, l'émir de Kazaure, dans l'Etat nord nigérian de Jigawa, avait notamment questionné le choix au Nigeria d'un vaccin abandonné en occident. Il s'était aussi inquiété de l'absence de dispositifs de prise en charge des effets secondaires, et avait relevé des contradictions dans la posologie entre deux recommandations de l'organisation mondiale de la santé (OMS). « Votre manuel préconise « quelques gouttes » de vaccin pour chaque personne. Mais vous venez tous les ans depuis cinq ans maintenant. Vous vous contentez de venir et d'inoculer quelques gouttes à nos enfants, et, un an après, vous revenez et recommencez à vacciner les mêmes enfants que l'année précédente. »

Force est de constater aujourd'hui que l'éradication de la poliomyélite est devenu un horizon sans cesse repoussé posant la question, si ce n'est du réalisme de l'objectif d'éradication, tout au moins de la pertinence de la stratégie retenue pour y parvenir. Après des résultats spectaculaires - le nombre de personnes infectées par la poliomyélite passe de 350 000 en 1988 à 1604 en 2009 -, les « derniers miles » sur la voie de l'éradication semblent en effet n'en plus finir : le virus a continué d'être transmis au Nigéria, mais aussi en Inde, au Pakistan et en Afghanistan, et des pays ayant été déclarés exempts de poliomyélite ont été re-contaminés, comme le Tchad, l'Angola et la République démocratique du Congo. En 2010, le Congo Brazzaville, dont le dernier cas y avait pourtant été signalé en 2000, a été frappé par une épidémie de poliomyélite très meurtrière -180 décès sur 431 cas de paralysie répertoriés, majoritairement sur les jeunes adultes, plongeant les équipes médicales de Médecins sans frontières sur place dans un grand désarroi. Car si de gros efforts ont été faits ces dernières années pour vacciner autant d'enfants que possible, la littérature scientifique sur le traitement des patients date... de l'épidémie au Danemark en 1952. Un article publié dans le Lancet en juin 2011 évoque en outre un «déficit de connaissance» de l'efficacité du vaccin oral lui-même sur certains segments de la population: en 2010, sur les 144 cas de poliomyélite confirmés au Pakistan, 43% avaient reçu au moins 4 doses de vaccin. Le dernier rapport du comité de suivi indépendant de l'Initiative mondiale contre la poliomyélite met en garde contre un «excès d'optimisme»: «[la communication du] Programme d'éradication de la poliomyélite se base sur une mise en récit positive -donnant une impression envahissante de «on y est presque». Le danger vient de la façon dont le programme gère les informations qui ne s'inscrivent pas bien dans cette mise en récit. (...). Il y a plusieurs zones géographiques dans lesquelles la situation progresse peu. Dans ces zones, le Programme doit trancher: la stratégie retenue fonctionne-t-elle globalement, et est-ce la lenteur de sa mise en œuvre qui pose question? Ou est-ce le signe d'un échec de la stratégie retenue? Dans le premier cas, il conviendra alors de renforcer la stratégie, de l'appliquer encore et encore, de lui accorder plus d'argent et de temps. Mais dans le second, si c'est la stratégie qui est en cause, ces actions seraient alors précisément celles à proscrire".

Au Nord Nigeria, les dispositifs de surveillance sanitaire sont particulièrement dysfonctionnels, et les taux de vaccination sont parmi les plus bas en AfriqueVoir « Nigéria, relations de santé publique », in Agir à tout prix ?, ed. La Découverte., laissant présager d'immenses difficultés à maintenir, au-delà d'opérations choc comme celle que propose l'Etat de Kano, les niveaux de couverture vaccinale et de vigilance nécessaires pour espérer éliminer définitivement le virus. De plus, une épidémie due au poliovirus dérivé du vaccin (PVDV) y circule depuis 2005 (371 cas signalés de 2005 à 2011 par l'OMS). Enfin, la population nord nigériane peine à comprendre, et trouve suspect, qu'une maladie qui ne touche que quelques dizaines de Nigérians par an, mobilise tant d'attention et de moyens, quand des dizaines de milliers d'autres meurent de la rougeole ou du paludismeElisa Rennes, The politics of polio in Northern Nigeria, 2010.. Suffisamment d'éléments qui autorisent à questionner la pertinence de poursuivre coûte que coûte la même stratégie, a fortiori quand elle s'appuie sur des méthodes coercitives.

Pour citer ce contenu :
Claire Magone, « Poliomyélite: vacciner les enfants nigérians jusque sous les lits? », 1 mars 2012, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/medecine-et-sante-publique/poliomyelite-vacciner-les-enfants-nigerians-jusque-sous-les-lits

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