Des mères nigériennes font la queue pour accéder au centre de rééducation nutritionnelle
Analyse

Nourrir les enfants dénutris : pas si simple

Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé
Bradol

Médecin, diplômé de Médecine tropicale, de Médecine d'urgence et d'épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, Somalie et Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d'administration de MSF USA et de MSF International. Il est l'auteur de plusieurs publications, dont "Innovations médicales en situations humanitaires" (L'Harmattan, 2009) et "Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997" (CNRS Editions, 2016).

A partir de l'exemple du Niger, ce texte tente d'exposer les dilemmes d'une réponse médicale à la dénutrition juvénile quand cette dernière est à la fois fortement présente en permanence (endémie) et donne lieu à une aggravation saisonnière (épidémie) chaque année. C'est sous cette forme que la dénutrition continue à peser lourdement sur la mortalité dans un peu moins d'une quarantaine de pays, où se perpétue un phénomène autrefois commun à l'ensemble de l'humanité et qui a disparu progressivement au cours des deux siècles précédents dans quatre pays sur cinq.

Depuis 2005, dernière année identifiée comme celle d'une crise alimentaire et nutritionnelle au Niger, l'effort a surtout porté sur le traitement de la malnutrition aiguë sévère, le marasme grave de l'enfant devenu squelettique que la moindre complication (le plus souvent une infection) peut tuer. Et dans ce domaine, les progrès ont été impressionnants : le traitement de cas sévères à domicile avec une nouvelle génération d'aliments thérapeutiques a permis, lors de la crise de 2005, de décupler le nombre de cas traités (de quelques milliers à plusieurs dizaines de milliers) en obtenant la guérison dans une proportion jamais atteinte. Ces résultats ont placé le Niger en tête des pays qui luttent contre la malnutrition. Mais attendre le dernier stade de la maladie pour intervenir ne donne pas les résultats qui pourraient être obtenus par une intervention plus précoce. Dans la situation actuelle, si comme prévu par le plan d'action cette année, 340 000 enfants sévèrement malnutris étaient traités et dans une hypothèse optimiste d'une proportion de décès se limitant à 4%, le nombre de morts atteindrait toujours 10 000.

De plus, limiter la distribution d'un aliment thérapeutique aux seuls cas de marasmes graves présente d'autres inconvénients. En particulier dans les lieux où la malnutrition est déjà fortement endémique et où un important pic saisonnier annuel amplifie le phénomène. Si le traitement de ces cas sévères à domicile et non plus en hospitalisation est privilégié, cela ne doit pas faire oublier qu'environ un enfant sur six présente des complications nécessitant un séjour à l'hôpital. Quand l'incidence est élevée, au moment du pic saisonnier annuel, le nombre d'hospitalisations devient rapidement ingérable pour les centres de santé et les hôpitaux. Démarrer tardivement le traitement de la malnutrition quand elle est fréquente et meurtrière, c'est se condamner à un engorgement des centres nutritionnels. Dans ces conditions, le personnel de santé qualifié ne peut se concentrer sur les cas les plus compliqués qui sont pourtant les plus à risque de décès.

En finir avec le rationnement des compléments alimentaires

Pour éviter la survenue de trop nombreux cas sévères et permettre de faire en partie l'économie des hospitalisations, il serait préférable de ne pas limiter l'action aux seuls cas de malnutrition aiguë sévère et distribuer un complément alimentaire à un stade moins avancé de carences nutritionnelles.

L'expérience a été réalisée, en 2006 et 2007, dans le département de Guidam Roumji, province de Maradi. Cela a permis de montrer, en 2006, que le travail de triage des enfants (mesure de la taille, du poids, etc...) pour différencier les cas de malnutrition aiguë modérée des autres est si lourd qu'il engloutit à lui seul une grande partie des ressources disponibles. Il reste alors seulement un tiers du budget pour l'achat des aliments destinés aux enfants.

L'option de ne plus trier selon des critères anthropométriques (poids, taille, périmètre brachial) mais de traiter tous les enfants de la classe d'âge la plus à risque a été mise en oeuvre en 2007 dans le même département. Elle montre une répartition plus équilibrée des dépenses, dont les deux tiers sont alors consacrés à l'achat d'aliments pour les enfants. Les deux modes d'intervention ont eu le même impact sur la diminution du nombre de cas sévères attendus. Mais traiter l'ensemble de la classe d'âge est mieux en rapport avec les données épidémiologiques du Niger. Au sein d'une population d'enfants, une forte proportion des cas de malnutrition aiguë indique l'existence de carences nutritionnelles quasi-généralisées.

Pourtant, en dépit d'un faisceau d'arguments scientifiques et expérimentaux concordants, le traitement plus précoce de la dénutrition ne fait pas l'objet du consensus nécessaire pour devenir une pratique commune et pérenne. En conséquence, le peu d'expériences démontrant l'efficacité de cette approche lors des interventions en cours aujourd'hui risque de conduire à l'abandon d'une pratique dont le financement n'est pas garanti au-delà de quelques opérations ponctuelles.
En dépit de ce contexte difficile, le Niger se singularise une nouvelle fois sur la scène internationale par une approche innovante. En 2010, l'administration et les organismes d'aide ont prévu de distribuer une aide alimentaire à environ 500 000 enfants avant qu'ils n'atteignent le stade de la malnutrition aiguë sévère.

L'examen de l'opération prévue invite à formuler plusieurs remarques sur les conditions de la réussite d'une telle entreprise. La première contrainte est biologique : l'organisme des jeunes enfants en phase de croissance rapide impose l'utilisation d'un complément alimentaire qui réponde à l'ensemble de leurs besoins et qui soit distribué pendant toute la durée de la période où le risque de décès et de séquelles définitives est maximal. Les données épidémiologiques disponibles désignent comme cible la tranche d'âge comprise entre 6 et 24 mois. Le deuxième ordre de contrainte est social. L'intention de distribuer une aide à un groupe particulier ne garantit pas sa réalisation. La première étape est l'établissement d'une liste de bénéficiaires cohérente avec l'objectif sanitaire initial. Ensuite, il faut que la distribution respecte la liste établie. Enfin, le complément alimentaire doit être consommé par le bénéficiaire théorique de la distribution et non par une autre personne, par exemple un membre de sa famille. La dernière contrainte est économique. Le modèle économique qui soutient l'action doit couvrir l'ensemble des dépenses en rapport avec les éléments clefs d'une réussite, tout au long de la durée prévisible de l'action.

Couvrir l'ensemble des besoins nutritionnels des nourrissons

Pour l'instant, le produit retenu par le Programme Alimentaire Mondial (PAM) pour des distributions temporaires de quelques mois est un mélange de farines enrichi en micronutriments, le CSB+, qui ne couvre pas les besoins en protéines animales indispensables à la bonne croissance des enfants de cet âge.

L'UNICEF aurait préféré un aliment couvrant l'entièreté des besoins alimentaires des nourrissons. Afin d'avancer dans cette direction, MSF a proposé il y a quelques mois de fournir un produit nutritionnel adapté pour environ 200.000 enfants. L'idée est de compléter la distribution de farine, dont l'utilité est évidente pour les autres membres de la famille en période de disette. En fait, le point critique pour la qualité du produit est l'absence de lait dont le prix est trop élevé, à la fois pour les familles et également pour les institutions qui luttent contre la malnutrition.

L'absence d'un modèle économique adéquat des programmes actuellement en place fragilise à la fois la qualité du complément alimentaire et limite la durée pendant laquelle les enfants le recevront. Le changement de régime politique et la persistance des difficultés alimentaires, voire leur aggravation en 2010, crée un moment opportun pour renouveler les modalités de lutte contre la dénutrition de la petite enfance. Des propositions de réponse à la malnutrition, qui autrefois n'intéressaient pas un régime en fin de course, peuvent aujourd'hui être débattues. La tentation devient forte pour les opérateurs de saisir cette opportunité. Encore faut-il ne pas perdre de vue que pour obtenir un effet de santé publique par des distributions de masse, la préparation et l'exécution de ces dernières doivent être minutieuses. Les échecs de santé publique sont souvent faits d'une proposition solide du point de vue de la biomédecine mais qui, socialement et culturellement, résonne tout autrement dans l'esprit de ses supposés bénéficiaires. En outre, sur un sujet qui donne lieu à de vives controverses, le succès ne se décrète pas mais s'argumente à partir de données épidémiologiques qu'il faut également avoir pris le temps de construire. Faute d'un sérieux travail de documentation scientifique, le camp des sceptiques sortira renforcé et de nombreux enfants demeureront privés d'aliments indispensables à leur croissance, et parfois à leur survie.

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Pour citer ce contenu :
Jean-Hervé Bradol, « Nourrir les enfants dénutris : pas si simple », 23 juillet 2010, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/medecine-et-sante-publique/nourrir-les-enfants-denutris-pas-si-simple

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