Un travailleur MSF aide un enfant qui a perdu une jambe à se tenir debout
Chapitre
Portrait de Marc Le Pape
Marc
Le Pape

Marc Le Pape a été chercheur au CNRS et à l'EHESS. Il est actuellement membre du comité scientifique du CRASH et chercheur associé à l’IMAF. Il a effectué des recherches en Algérie, en Côte d'Ivoire et en Afrique centrale. Ses travaux récents portent sur les conflits dans la région des Grands Lacs africains. Il a co-dirigé plusieurs ouvrages : Côte d'Ivoire, l'année terrible 1999-2000 (2003), Crises extrêmes (2006) et dans le cadre de MSF : Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo-Brazzaville, 1998-2000 (2001) et Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997 (2016). 

Suzanne
Bradol

Suzanne Bradol est diplômée en sociologie de l’université égyptienne de Khartoum, Soudan. Elle est intervenue comme interprète, traductrice et assistante de recherche.

Date de publication

PARTIE 2 ENTRETIENS

Pour expliciter certains aspects du projet Amman, pour donner une place aux discussions et réflexions en cours sur le présent et l’avenir de ce projet nous avons interrogé Chiara Lepora, responsable de programme, et Antoine Foucher, chef de mission. Les entretiens ont été conduits par Jean-Hervé Bradol.


Entretien avec Antoine Foucher (3 juin 2013)

Jean-Hervé : La prise en charge des patients par MSF est concentrée principalement à Amman. Le transfert à Amman est-il dans tous les cas nécessaire ? Peut-on envisager des prises en charge dans le pays d’origine (Yémen, Irak) ?

Antoine : Dans sa forme actuelle, le programme est le fruit d’une capitalisation technique et d’un investissement humain et financier de MSF sur plus de 7 années. Il serait donc onéreux, et probablement peu pertinent, de le répliquer à l’identique.

Il demeure que nos moyens sont limités en regard de l’ampleur de l’enjeu de santé publique et qu’il n’est pas interdit de réfléchir à en augmenter l’influence à coût constant. À titre principal, nous travaillons sur trois pistes de développement :

- La mise en place de partenariats avec des structures hospitalières disposant d’un plateau technique utile à nos patients et qui décideraient de dédier une partie de leur activité à l’action humanitaire. Dans cette perspective, la valeur ajoutée de MSF serait sa capacité de détection, documentation, référence et suivi des patients. Nous avons d’ores et déjà approché des hôpitaux en Arabie Saoudite et au Liban dans ce sens ;

- La délégation de certaines séquences du traitement à des partenaires, ONG, MOH, etc. : physiothérapie, prise en charge psy, suivi post-opératoire, etc. MSF conserverait alors la maîtrise de la cohérence du cycle de traitement et pourrait augmenter son niveau de prise en charge à coûts constants. Un partenariat ambitieux est entrain d’être scellé avec le Croissant-Rouge Irakien qui nous permettra de référer des patients irakiens sur la dernière séquence de leur traitement ;

- La formation de personnels de missions MSF ou autres désireux de s’engager dans la chirurgie reconstructrice. Nous avons d’ores et déjà formé des chirurgiens et anesthésistes de MSF Suisse en Iraq et travaillons aussi avec la mission Yémen de l’OCP.

L’enjeu pour MSF est de développer une capacité politique qui permette le suivi et le développement de notre réseau de relations sur le temps long. À cette fin, la coordination sera renforcée en 2013 et un poste de chef de mission en charge de cette dimension de notre dispositif sera adjoint au dispositif existant.

Jean-Hervé : Pour l’instant, on offre des soins à des personnes qui doivent être opérées, pour lesquelles une intervention chirurgicale est envisageable mais toutes les personnes qui ont un handicap ne relèvent pas d’une intervention chirurgicale ; la prise en charge nécessaire peut être simplement la physiothérapie, les soins de santé mentale, l’assistance sociale, l’adaptation du logement. Est-ce que l’on envisage de faire quelque chose pour ce type de patients très handicapés, des patients moins chirurgicaux qui demandent un autre type d’action que la chirurgie ?

Antoine : La crise syrienne a été l’opportunité d’adapter notre offre médicale - auparavant relativement standard - aux spécificités d’un contexte chaud. Nous avons ainsi développé une prise en charge en physiothérapie « physio-only », du suivi post-opératoire, des consultations OPD, etc.

D’une manière générale, nous nous sommes récemment attachés à développer les moyens d’une prise en charge « globale » de nos patients en prenant en compte des aspects de protection juridique, de handicap, d’éducation pour les enfants, de détresse psychologique nécessitant une prise en charge de long terme, etc.

De gros efforts restent à produire dans ce domaine qui renvoie à un sens profond de notre programme - la réhabilitation de nos patients dans leur capacité sociale - mais qui a souvent cédé le pas à la technicité chirurgicale.

Là encore, nous devons nous doter des moyens d’un suivi individuel de nos patients et de développement de partenariats innovants avec des organisations présentant une offre complémentaire. Un meilleur service pour nos patients, un enrichissement mutuel des organisations, c’est dans la connectivité des compétences et des énergies que nous réaliserons l’essentiel de notre gain de valeur ajoutée humanitaire dans les années à venir.

Jean-Hervé : Que fait MSF pour les patients qui ont un problème de protection particulier, qui sont menacés dans leur pays d’origine, ne peuvent y retourner après la période de soins ?

Antoine : Oui, c’est une dimension importante du champ exploré à la question précédente. En pratique, nous sommes en relation avec le HCR et nous nous efforçons de faciliter les démarches administratives visant à l’obtention d’une protection juridique. Sur demande, nous produisons aussi des certificats médicaux susceptibles de permettre à nos patients d’interjeter en justice, d’obtenir compensation.

Cela pose cependant la question de savoir comment organiser et animer la vie des patients en dehors du champ strictement médical.

Pour l’essentiel, cette responsabilité a historiquement pesé sur notre équipe santé mentale, ce qui a occasionné une grande confusion s’agissant du périmètre exact de leur mission et donc des moyens à leur allouer. Sous la houlette de Frédérique Drogoul (référente santé mentale, OCP), nous menons actuellement une réflexion qui débouchera probablement sur une claire séparation des fonctions entre une équipe psychiatrie/psychothérapie et une équipe psycho-sociale en charge de la vie sociale et du suivi individuel des problèmes non-médicaux des patients.

Jean-Hervé : Tu voulais t’exprimer sur le service de restauration.

Antoine : Le projet « catering » visait à proposer à nos patients un service de restauration qualitativement et quantitativement adapté à leurs besoins médicaux et compatible avec leurs cultures alimentaires.

Ce projet a suscité nombre de réticences, principalement au motif qu’il allait priver les patients des interactions sociales générées par la préparation des repas, le partage de la ressource, etc... Il a de ce fait été caricaturé comme une entreprise technicienne visant à priver les patients de leur subjectivité.

À ce propos, il n’est pas inintéressant de noter que lorsque le per-diem alloué au patient a été brutalement divisé par deux voici de cela quelques années, la mesure n’a donné lieu à aucun débat interne détectable, alors même qu’il a été documenté que ce niveau de per-diem ne pouvait permettre aux patients de se procurer l’apport énergétique nécessaire à leurs traitements, ni même un niveau nutritionnel minimal pour les accompagnants.

L’activité sociale générée par la gestion en commun d’une contrainte inique n’était de ce fait que l’externalité positive d’un système insuffisant sur le plan nutritionnel et prétentieux dans sa visée sociale et psychologique.

Le romantisme de ce débat ayant cependant sapé la base de motivation du projet, décision a été prise d’y renoncer et d’opter pour une augmentation du per-diem assorti d’un accompagnement « health education » visant à l’amélioration des pratiques nutritionnelles des patients, un objectif ambitieux, pour le dire ainsi. La perspective d’extension du projet (du changement de site) permettra, je le pense, de reposer le problème de la nutrition sur des bases saines et ne nous permettra plus non plus d’éluder le problème de l’activité sociale.

Jean-Hervé : Que penses-tu de la notion de troublemaker ?

Antoine : J’étais en état de choc la première fois que j’en ai entendu parler. C’est un peu le label que les équipes soignantes ont donné à des gens qui causaient des troubles ou qui affichaient des comportements dits «déviants». Dire de quelqu’un qu’il cause des troubles c’est limiter sa personnalité à un seul trait d’expression mais c’est aussi éviter de se poser des questions sur les problèmes qui sont à la source de son comportement. En d’autres termes, dans un tel système, le patient souffrant de problèmes psychologiques ou psychiatriques est appréhendé par le symptôme de sa souffrance et pas en tant que sujet d’attention médicale.

Jean-Hervé : La première fois que j’ai entendu parler du troublemaking à Amman, c’est il y a un an. Il y avait le constat d’un problème disciplinaire qui inquiétait l’équipe soignante. Il y avait une source légitime d’inquiétude sur les perturbations, sur les tensions occasionnées par certains patients. Un an après, est-ce qu’il y a toujours autant de troublemakers ?

Antoine : Non. L’équipe psy a été mieux intégrée dans le circuit du patient et sa légitimité considérablement renforcée au sein du programme. Le fait même de questionner le label « troublemaker » a aussi fait évoluer la réflexion.

À terme, il faut aussi penser au personnel soignant pour lequel il n’y a aucun dispositif de formation et de sûreté dans ce domaine. Tu exposes les personnels à des populations qui posent effectivement problème d’un point de vue fonctionnel, sans leur donner les moyens de compréhension de l’environnement psychique des patients, sans leur donner d’outils, sans les accompagner dans la gestion du stress induit par une telle activité professionnelle.

C’est un sérieux problème car nos personnels sont exposés. Un physiothérapeute sur notre programme travaille dur et quand, deux fois par semaine, un patient pète les plombs, d’autres ne viennent pas au rendez-vous ou refusent de faire les exercices, on ne peut pas s’attendre à ce qu’il soit spontanément en mesure de donner un sens à cela, ni qu’il ait les moyens d’organiser son travail en conséquence comme par miracle.

Remédier à ces réactions est un problème d’organisation et de formation car la sûreté et la dignité du patient passent notamment par la sûreté et la dignité du personnel soignant. Nous travaillons à un projet de formation de tous nos personnels sur le sujet.

Jean-Hervé : Dans quelles directions souhaites-tu que le programme évolue ?

Antoine : Le projet a selon moi vocation à disséminer le capital technique qu’il a accumulé, par le biais des partenariats évoqués en réponse à la première question. Mais si nous dispensons du savoir technique et de la connaissance (publications, etc...), alors nous devons aussi nous organiser pour accueillir convenablement du savoir technique et de la connaissance. C’est ce à quoi nous travaillons via le partenariat que nous avons scellé avec le CHU de Bordeaux qui est appelé à catalyser les énergies médicales positives disponibles en France et ailleurs. Beaucoup de gens brillants sont intéressés par une contribution au programme et nous devons nous constituer en plateforme d’accueil des différentes formes de disponibilité. Le potentiel de ressources est considérable dans ce domaine et c’est sans doute un des aspects les plus passionnants du programme.

Nous devons aussi politiser le programme, publier sur la réalité de la prise en charge des blessés de guerre et sur les séquelles individuelles et collectives, une fois passée la phase aigüe des conflits. Nous devons aussi politiser la réflexion médicale : que peut-on attendre de l’explosion des résistances antibiotiques en terme d’accès aux soins ? Nous sommes en première ligne dans ce domaine, nous devons communiquer et engager la lutte.

Nous devons évoluer d’une communication compassionnelle (à laquelle nous avons trop souvent cédé sur le programme et je ne m’exclus pas du champ de la critique !) vers une communication stratégique et militante.


Entretien avec Chiara Lepora (3 juin 2013)

Jean-Hervé : La prise en charge des patients par MSF est concentrée principalement à Amman. Le transfert à Amman est-il dans tous les cas nécessaire ? Peut-on envisager des prises en charge dans le pays d’origine (Yémen, Irak), comment l’organiser, pour quels cas ?

Chiara : Il est important de réinscrire le projet d’Amman dans une logique régionale. Il y a déjà un système médical de la région. Les patients sont habitués à voyager d’un pays à l’autre pour se faire soigner, pour accéder à des soins spécialisés. Dans ce sens, le projet d’Amman est peut-être quelque chose d’exceptionnel pour MSF, mais il ne l’est pas dans la région moyen-orientale. Il reste qu’un effort continuel doit être fait pour ne pas référer à Amman les patients, s’ils peuvent recevoir les soins chez eux, pour diminuer au maximum les temps à l’extérieur. C’est en ce sens que nous essayons aujourd’hui de développer beaucoup plus de capacités de physiothérapie et de prise en charge des infections dans les pays d’origine pour les périodes de soins les plus longs et qui demandent moins de suivi direct chirurgical.

Cette ambition de décentraliser une partie du projet répond aujourd’hui au problème de ne pas garder trop de patients pendant trop de temps à Amman. Il s’agira aussi de développer la prise en charge des handicapés dans leur pays, de créer un dispositif qui nous aide à prendre en charge nos handicapés, y compris quand les handicaps sont de moindre gravité.

Jean-Hervé : Sélectionnons-nous seulement des personnes dont les déficits vont donner lieu à une ou plusieurs interventions chirurgicales, ou bien acceptons-nous aussi des personnes pour lesquelles il n’y a pas de solution chirurgicale, mais toujours un handicap à faire évoluer ?

Chiara : Aujourd’hui déjà nous avons beaucoup de patients à Amman qui ne font que la physiothérapie ou la psychothérapie.

Jean-Hervé : C’est vrai dans la suite des soins, mais au début une chirurgie n’était-elle pas prévue pour eux ? Il n’y a jamais eu de chirurgie prévue pour eux ?

Chiara : Il y a des patients que l’on admet en sachant que l’on ne va pas faire de chirurgie. On les admet comme patients non chirurgicaux. C’est nouveau en fait. On a commencé en août de l’année passée (2012).

Jean-Hervé : Ces patients sont-ils nombreux ?

Chiara : À Amman, il y a un total de presque 300 patients dont une cinquantaine non chirurgicaux. C’est une évolution récente du projet. Les Syriens en représentent aujourd’hui la plus grande partie.

Jean-Hervé : Les treize médecins déployés par MSF en Irak n’acceptent que des patients pour la chirurgie.

Chiara : Oui. Mais si on arrive à développer le network de physiothérapie sur lequel on essaie de travailler en Irak aujourd’hui, l’accès à la physiothérapie deviendrait possible sans faire suite nécessairement à une chirurgie spécialisée.

Jean-Hervé : Un nombre important de patients souffrent d’un handicap de longue durée. Après Amman, ils retournent dans leur pays. Comment se passe le suivi, la prise en charge après Amman? Quelles réponses sont données à leurs demandes de soins ?

Chiara : Nous voulons vraiment donner une possibilité de soins de longue durée dans les pays d’origine. Ce qui est en place aujourd’hui est assez limité. Les patients restent en contact avec les médecins du réseau MSF. Certains reviennent après un an parce qu’il y a eu échec de la chirurgie, parce qu’une autre infection s’installe, parce qu’il y a un autre problème...

Certains restent parfois en contact avec les psychologues, car la plupart des patients ne veulent pas se faire référer à des psychothérapeutes locaux et préfèrent continuer la psychothérapie par Skype avec les psys qui les ont suivis à Amman. Une petite partie des patients reste en relation de cette manière, mais la plus grande partie rentre chez eux. On les recontacte après six mois pour l’évaluation fonctionnelle, après c’est fini.

Jean-Hervé : Ces patients qui reviennent chez eux, qui sont évalués à six mois, on considère qu’ils n’ont plus besoin de soins. Est-ce qu’ils poursuivent des physiothérapies par eux-mêmes ? Considérons-nous que ce n’est pas nécessaire ?

Chiara : Pour nous, les soins sont terminés. Ils sont terminés même par définition. La définition qui est donnée à la sortie dans un cas considéré comme « successful », c’est le « maximum benefit achieved », c’est-à-dire que médicalement on ne peut plus rien faire de mieux. Cela se discute évidemment...

Si on fait sortir un patient, c’est parce que nos capacités d’Amman ont atteint, pour ce cas, leur limite. Cela ne veut pas dire que le cas ne pourra plus jamais s’améliorer. Après, il y a la vie d’un patient. Pour un patient handicapé, l’espace d’amélioration n’est pas forcément limité à un moment donné. La personne va rester handicapée, le reste de sa vie. Tout au long de sa vie, elle aura un besoin de soins, besoin plus ou moins aigu, plus ou moins différencié entre le social et le médical. Ce sont des malades chroniques.

Jean-Hervé : Ce sont des malades chroniques, donc la logique voudrait qu’ils s’inscrivent dans une prise en charge chronique, mais quand ils rentrent en Irak par exemple, les possibilités de ces prises en charge chroniques sont très réduites et la plupart de nos patients n’en trouvent pas finalement.

Chiara : Exactement. C’est pour cela que nous essayons de développer des possibilités de soins pour les handicapés en Irak, au Yémen, etc., en partenariat avec d’autres organisations, comme le Irak Red Crescent. Et, en même temps, on voudrait que les médecins du network MSF assurent un suivi de long terme. Le médecin en Irak devient le médecin traitant d’un patient chronique qu’il a référé pour des soins spécialisés à un moment donné. Ce n’est pas complètement possible aujourd’hui...

Le dispositif d’Amman doit rester un projet spécialisé qui offre des soins d’une durée la plus courte possible et le projet du network en Irak doit être de plus en plus distingué du projet Amman.

Le projet du network aujourd’hui est vécu par beaucoup de gens comme la porte d’entrée pour le projet d’Amman, comme un satellite d’Amman. Notre ambition est de séparer ces deux projets et qu’ils aient des objectifs complètement différents l’un de l’autre. L’objectif du projet du network est d’améliorer l’offre des soins dans des pays en crise pour des patients compliqués qui nécessitent un traitement de reconstruction qui n’existe pas ou n’est pas accessible chez eux. Cela veut dire que le network prend en compte le contexte sanitaire, le contexte sécuritaire, etc., et aussi à la limite le contexte social, économique.

Jean-Hervé : Et Amman devient un prestataire de services dans des domaines techniques, mais dans le cadre d’un projet de soins beaucoup plus large, coordonné par les médecins qui sont dans les pays d’origine.

Chiara : Exactement, c’est l’idée. Mais, actuellement, c’est plus une idée qu’une réalité ! On y a réfléchi pendant longtemps et c’est ce vers quoi on tend. Avec beaucoup de difficultés. Ce n’est pas un concept facile à mettre en œuvre.

Il faut se rendre compte que le besoin est beaucoup plus grand que nos capacités. Cela veut dire qu’un projet comme ça sera un projet qui doit accepter de travailler avec un taux de refus beaucoup plus important que le taux d’admission et avec des choix à faire qui ne sont pas du tout faciles.

Jean-Hervé : Tu parles de la sélection des patients dans le projet.

Chiara : Je ne pense pas que ce soit quelque chose à laisser au médecin seul. Le coordinateur d’un projet comme celui-ci devrait être une personne qui va monitorer le contexte de tout un pays ou de plusieurs pays, décider qu’il va mettre ici quatre Medical Liaison Officers (MLO) et là deux MLO parce qu’il pense qu’il y a plus de besoins ici ou là. Encore une fois, les choix qui relèvent de ces MLO ne sont pas seulement d’ordre médical mais aussi d’ordre social, etc.

Jean-Hervé : Et d’ordre quantitatif aussi finalement parce qu’il n’y aura jamais assez de places... Il y aura donc des quotas ?

Chiara : Je pense que ce ne sont pas les médecins qui doivent fixer les quotas. Cela doit être le coordinateur qui décide des priorités, adapte le nombre des MLO et leur fonctionnement par rapport à ces priorités.

Jean-Hervé : C’est clair. Il est logique que les chefs de projet fassent ce choix. Mais cela aboutit au fait que le MLO tient compte d’un ensemble de critères. Le changement, c’est que la chirurgie n’est plus obligatoire et les critères médicaux moins orientés vers des critères techniques chirurgicaux. Vous rendez plus explicites les critères sociaux, humanitaires.

Chiara : On pense qu’il faudrait quand même laisser deux types de filtre. Avec le premier filtre mis en place par le network (et donc par le nombre de MLO), il s’agit de critères non strictement médicaux, mais aussi politiques, humanitaires (on les appelle comme on veut).

Mais il y a quand même un deuxième critère de choix qui est mis en œuvre à Amman. Cela signifie que les chirurgiens, physiothérapeutes ou autres, qui font partie de ce comité de spécialistes, doivent quand même encore garder un pouvoir de choix et celui de dire : « Je peux intervenir sur ces patients, mais sur ces autres patients, franchement je ne pense pas pouvoir faire grand-chose ». Donc je pense qu’il faut maintenir ce deuxième filtre.

Jean-Hervé : Les MLO devront-ils continuer à faire valider leurs décisions d’inclusion d’un patient par le physiothérapeute ou le chirurgien d’Amman ?

Chiara : Cela dépend. Si les patients ne doivent pas aller à Amman, les MLO ont toute liberté. S’ils doivent référer à Amman, c’est Amman qui choisit. Sur ces patients référés d’un pays à l’autre, on continue donc à garder deux filtres. Le filtre utilisé par le chirurgien doit être complètement technique. Je ne veux pas que le chirurgien se mette à distinguer entre les Chiites et les Sunnites, les Yéménites et les Irakiens, etc.

Jean-Hervé : Parlons justement de ces distinctions. Comment imagines-tu que le coordinateur de projet, le chef de mission, toi-même, vous organiserez votre déploiement par rapport aux Chiites, Sunnites, Kurdes, Syriens et Irakiens ? Comment raisonnez-vous pour organiser votre déploiement ?

Chiara : L’idée n’est pas très différente de ce qui a été fait au début. Au début, pour pouvoir toucher des populations suffisamment variées, il y a eu une intention explicite de faire appel à des MLO différents par leurs histoires personnelles, leurs appartenances, etc.

Jean-Hervé : C’est ce que tu appelles la définition humanitaire du projet au sens de non discrimination entre les différentes communautés ?

Chiara : Pas seulement. Je prends un exemple. Entre un pays qui est en guerre et un pays où il y a des troubles, je pense qu’il y a plus de raisons d’augmenter le nombre de MLO du pays en guerre. Pas forcément parce qu’il y a des besoins médicaux en plus. Il y en a sûrement, mais je pense qu’il y a aussi des raisons humanitaires d’être présents dans un contexte qui se détériore et qui est difficile pour les gens. C’est ce que j’appelle la dimension humanitaire dans les choix effectués. C’est logique ou pas ?

Jean-Hervé : Tu donnes la priorité là où les gens subissent la situation la plus difficile.

Chiara : ... la situation la plus dure, à laquelle ils sont le moins habitués.

Jean-Hervé : Finalement, c’est un peu ce qu’on appelle l’impartialité.

Chiara : C’est concentrer plus de moyens là où les besoins sont plus importants. On ne définit pas les besoins juste en termes médicaux, parce qu’on ne peut pas le faire quand il s’agit de toute une région avec des milliers de handicapés et qu’on en prend en charge un petit nombre. Il nous faut ajouter aussi d’autres filtres d’impartialité.

Jean-Hervé : Quels autres filtres par exemple ?

Chiara : Par exemple, le contexte médical. Est-ce qu’il y a plus d’accès, moins d’accès ? Est-ce qu’il y a une offre de soins meilleure ou moins bonne ? Est-ce que l’accès est plus ou moins déterminé par un type de maladie ou un type ethnique ? On essaie d’équilibrer tous ces besoins.

Ah, j’ai oublié de dire autre chose. L’autre objectif du network que l’on veut développer aujourd’hui, ce ne serait pas seulement de recruter et de faire des choix entre les contextes et les patients, d’identifier les patients qui n’ont pas d’accès, mais aussi d’identifier et d’élargir le network médical. Identifier de plus en plus de structures médicales qui pourraient faire partie de ce network et prendre des patients en charge d’une façon compassionnelle.

Jean-Hervé : Comme par exemple un groupe de physiothérapeutes dans une ville irakienne, un cabinet collectif...

Chiara : Qui vont nous dire qu’ils accepteront gratuitement cinq de nos patients. Ou par exemple un hôpital de chirurgie plastique au Qatar qui va nous dire qu’il réserve un lit en permanence pour des patients MSF.

Jean-Hervé : Tu auras de toute façon un nombre limité de places dans la filière de soins. Il faudra que tu gardes de la place pour les Irakiens, les Syriens, etc., il va donc y avoir un raisonnement en termes de pays. Il va y avoir aussi un raisonnement en termes médicaux, un raisonnement sur l’état de l’offre de soins dans la région où la personne vit. Il faudra aussi tenir compte de l’appartenance communautaire.

Chiara : Ces critères n’ont pas tous la même importance partout. Selon le contexte et selon le moment, il y aura des critères qui deviendront plus importants ou qui le deviendront moins. L’essentiel pour le network c’est la flexibilité, la capacité de s’adapter à des régions différentes, à des zones différentes, à des problématiques différentes, etc. Au final, les choix à faire vont être très difficiles.

Il faut quand même se rendre compte que ce que nous offrons aux patients de la région n’est pas tellement extraordinaire. Je prends l’exemple irakien. MSF est très fière d’avoir transféré en 2012 plus ou moins 350 Irakiens à Amman. La même année, le ministère de la Santé a envoyé 2 000 Irakiens à l’étranger pour des soins spécialisés. Donc notre budget de 8 millions d’euros, dont on est tellement fier et tellement inquiet en même temps à MSF parce que c’est énorme, ce n’est rien du tout par rapport au budget que le ministère de la Santé irakien consacre à l’envoi de patients à l’étranger, il dépense 40 millions par an seulement pour ça.

Jean-Hervé : Nous faisons quand même 1/7e de leur volume annuel.

Chiara : En même temps, les conditions que nous offrons ne sont pas tellement bonnes. Ces patients qui sont envoyés par le ministère ont une allocation beaucoup plus importante que notre per diem, ils ont toute une série d’avantages que nous n’offrons pas. Les gens qui viennent chez nous soit ils n’ont pu être traités dans le système public, soit ils sont vraiment pauvres et n’ont même pas la capacité d’arriver au système public, soit ils ont failli dans tous les autres systèmes. Donc ce sont des cas, soit socialement très difficiles, soit médicalement très difficiles. En fait on n’offre pas quelque chose de tellement attractif. La raison pour laquelle on reste quand même attractif, c’est le désespoir, ce qui n’est pas trop mauvais.

Jean-Hervé : Vous ramassez les cas abandonnés finalement. Soit parce qu’ils sont médicalement trop durs, soit parce que les patients sont trop pauvres. Quelles transformations, améliorations, redéfinitions du programme pourraient être envisagées ?

Chiara : La redéfinition du network et son expansion, c’est vraiment, pour moi, l’objectif important.

Il y a aussi un deuxième aspect sur lequel l’équipe a beaucoup travaillé, c’est l’ouverture scientifique. Cela a commencé avec les publications scientifiques qui se font déjà depuis longtemps. Il y a aussi maintenant des collaborations scientifiques avec des centres spécialisés de différents types. On commence à recevoir des étudiants en médecine, en chirurgie ou en physiothérapie par exemple, qui viennent faire une partie de leur formation chez nous. Je pense à un aspect supplémentaire, ce serait de développer au maximum l’utilisation de nos données aussi par l’intermédiaire des étudiants. Des étudiants qui utiliseraient notre cohorte de patients (qui est assez exceptionnelle) pour faire de la recherche et créer des notions beaucoup plus généralisables que celles dont on dispose aujourd’hui. La cohorte d’Amman représente une des cohortes les plus importantes de patients civils blessés. Il est important de s’en rendre compte et de se rendre compte aussi que l’on a six ans de données sur ces cas, données dont on ne fait pas assez. Je pense que l’on a la responsabilité d’ouvrir ces données. Je trouve à la limite un peu problématique que MSF garde une propriété sur ces données sans les utiliser. Je ne vois pas pourquoi on se permet de faire ça.

Jean-Hervé : Est-ce qu’on a des demandes ?

Chiara : Non, pas que je sache.

Jean-Hervé : À distance, l’image que je me suis formée, c’est que dans ces trois sous-spécialités chirurgicales (maxillo-facial, plastie et orthopédie), on a la plus grosse série de vieux cas...

Chiara : ... de vieux cas de blessés de guerre civils...

Jean-Hervé : Les armées ont des cas frais la plupart du temps donc le type de chirurgie est différent.

Chiara : Ce qui signifie qu’on a développé toute une série de techniques chirurgicales spécifiques qui n’existent nulle part ailleurs.

Jean-Hervé : Oui. N’y a-t-il pas d’autres hôpitaux privés ou publics en Irak qui ont des séries importantes ?

Chiara : Oui je pense par exemple à l’hôpital Wassity à Bagdad, ils ont des séries de patients comme les nôtres mais ils ne font pas de recueil de données. Ils le font en termes d’admissions et de sorties à la limite, mais pas du tout avec les détails et les dossiers.

Jean-Hervé : Il n’y a quasiment pas de dossiers. Ont-ils des cohortes de patients plus importantes ?

Chiara : Nous avons une cohorte qui est quand même assez cohérente, les cas anciens, compliqués. Eux ont beaucoup plus un mélange de cas, frais, anciens, etc. Donc probablement si on prend les cas identiques à ceux que nous avons, ils n’en ont pas autant. Si on prend tous les cas, ils en ont beaucoup plus. Mais, encore une fois, c’est une cohorte qui est plus difficile à utiliser du point de vue scientifique parce que les cas sont plus mélangés. Alors que la nôtre est beaucoup plus cohérente.

Jean-Hervé : Elle est plus cohérente et plus documentée.

Chiara : Exactement. Encore une fois, on a une responsabilité...

Jean-Hervé : Il y a des savoir-faire originaux qui se développent dans ces circonstances et qu’il faudrait transmettre. Dans le serment d’Hippocrate, il y a une obligation de ce point de vue.

Chiara : La troisième transformation, amélioration et redéfinition, c’est vraiment une redéfinition des « résultats du programme ». Comment évaluer la qualité d’un programme qui se base sur des résultats sur lesquels finalement on n’est pas d’accord ? Aujourd’hui, on évalue le succès ou l’échec de notre programme avec des critères qui sont très « chirurgicaux ». C’est le chirurgien qui définit le maximum benefit achieved. Il le définit sur des bases plutôt fonctionnelles et plutôt relatives à sa capacité à lui, parce que tous les chirurgiens ne vont pas donner le même maximum benefit achieved pour le même patient. Je pense que, s’agissant d’un programme dans lequel personne ne meurt, on se doit de redéfinir des objectifs de soins beaucoup plus spécifiques, liés aux patients plus qu’à la structure médicale.

Aujourd’hui, on essaie de donner un peu de substance et de contenu au mot qualité médicale, mais on ne sait pas bien comment le faire et dans quel sens. C’est un programme dans lequel les patients sont des patients chroniques mais qui ne restent à Amman que pour une période limitée, des gens qui avaient une vie avant et vont avoir une vie après. Ce ne sont pas des malades au sens d’une personne qui reste au lit et qui est socialement complètement handicapée. Non, ce sont des personnes qui ont un temps de soins spécifiques dans le temps de leur vie générale.

Jean-Hervé : Pour être sûr de bien comprendre, quand tu parles de redéfinir les objectifs, c’est par exemple pour un jeune patient, le fait de pouvoir retourner à l’école ?

Chiara : Je pense que le seul résultat qu’on doit se fixer, c’est la satisfaction du patient.

Est-ce qu’il va retourner à l’école ? Est-ce qu’il va pouvoir se marier ? Est-ce qu’il peut prendre son gobelet ? Ce n’est pas à nous de choisir. Si on parle de la satisfaction des patients, c’est pour arriver à les remettre au centre de leur traitement comme des personnes qui le guident vers où elles veulent aller. Après, évidemment, c’est très difficile de quantifier ces objectifs.

Jean-Hervé : Oui et non, il y a des évaluations qualitatives avec des catégories (satisfait, moyennement satisfait, etc.). Si tu veux créer des chiffres, tu as toujours la possibilité de le faire. À ce moment-là, tu construis des définitions de cas, tu étudies des fréquences par rapport à des définitions de cas que tu as construites, même quand ce sont ces catégories subjectives.

Chiara : Oui, sauf que l’on parle de patients chroniques. Il y a donc un facteur temporel qui joue énormément. Est-ce qu’on leur demande s’ils sont satisfaits après la première intervention, s’ils sont satisfaits quand ils rentrent dans leur pays d’origine, s’ils sont satisfaits un an après et combien d’autres facteurs vont entrer dans cette évaluation.

Jean-Hervé : Oui, c’est le cas dans toutes les maladies chroniques. Tu répètes les évaluations.

Chiara : Sauf que dans les autres maladies chroniques, il y a une mortalité. Pas dans celle-là.

Jean-Hervé : J’ai essayé de comparer la grille d’évaluation que les chirurgiens utilisent à d’autres normes.Je l’ai comparée à des normes d’assurances.J’ai trouvé que notre grille était très fonctionnelle au sens physiologique, mais qu’il y avait quand même une bonne série de questions assez essentielles sur la vie sociale, sur la capacité à avoir des activités dans la société, des activités relationnelles dans la société qui vont au-delà du fait de demander au patient s’il peut mettre sa main derrière le dos. Ces critères qui ne sont pas strictement chirurgicaux figurent aussi dans la grille officielle.

Chiara : Oui, sauf qu’on ne les utilise pas aujourd’hui pour évaluer notre travail. Cela veut dire que les statistiques et les baselines d’Amman, c’est le maximum benefit achievement défini par les chirurgiens. Cela donne une situation très paradoxale. Attention, aujourd’hui, si on regarde les statistiques 2012, seuls 54% des patients ont un maximum benefit achievement. Tous les autres, ce sont des échecs, soit presque 1 patient sur 2. Mais je ne pense pas que cela corresponde à la réalité.

Jean-Hervé : D’un point de vue orthopédique, cela correspond à une réalité, une réalité orthopédique.

Chiara : L’équipe d’Amman a fait une étude pour chercher à démontrer qu’il fallait arrêter de prendre des cas de plus de deux ans, il fallait arrêter de les prendre parce qu’alors, selon les chirurgiens, les améliorations ne peuvent être que limitées. Finalement, l’enquête montre exactement le contraire que ce qu’attendait l’équipe. Les patients qui sont les plus contents de venir chez nous, sont les cas les plus vieux, les plus compliqués, les plus infectés, etc. Ils ont probablement une amélioration fonctionnelle moins importante. Si on considère l’autonomie, ils n’ont pas forcément connu une amélioration importante. Mais dans leur perception ils étaient désespérés avant et ils le sont un peu moins après. Cela suffit à les rendre, en comparaison, beaucoup plus satisfaits.

Jean-Hervé : Ce dont tu parles, c’est d’essayer d’inventer un système d’appréciation des résultats du parcours de soins qui puisse désormais devenir commun à la fois à l’équipe soignante et au patient. Au fond, c’est presque quelque chose de contractuel au début.

Chiara : Je voudrais parler de la notion de troublemaker. Je vais d’abord raconter une situation.J’étais en visite à Amman. Les psys m’ont demandé une réunion spéciale. Ils ont soulevé le problème des intentions suicidaires. Il n’y avait eu qu’un ou deux cas de tentatives de suicide mais les intentions étaient assez répandues. Le projet n’était pas vraiment capable de prendre suffisamment en charge ce type de problème, et l’on n’avait pas assez d’attention médicale, de collaboration des psys avec les autres. Ils nous ont montré des données qui étaient assez inquiétantes.

Jean-Hervé : Des donnés sémiologiques ?

Chiara : Oui.

Jean-Hervé : Donc en termes psychiatriques ou psychologiques, ce sont des personnes dépressives.

Chiara : Exactement.

Jean-Hervé : Le suicide n’est qu’un aboutissement. Les pathologies où les patients deviennent suicidaires, il y en a un certain nombre, mais c’est dominé par la dépression.

Chiara : Exactement. Et donc les psys nous parlaient de cela.

Jean-Hervé : Ils parlaient de la fréquence de la dépression relativement sévère ?

Chiara : Tout à fait. Ils nous disent qu’ils ont préparé un questionnaire spécifique pour détecter ces types de cas et se rendre compte s’il y a des intentions suicidaires. On leur dit que c’est bien, que c’est un très bon outil qu’il faut utiliser à l’entrée. Là, ils disent que non, c’est un outil de triage. En fait, ils veulent donner ce questionnaire aux MLO pour qu’ils fassent le screening de telle manière que si une personne a des pensées suicidaires, elle soit exclue.

Jean-Hervé : Ils sont vraiment terribles. C’est fou ! Les expatriés cliniciens étaient là aussi ?

Chiara : Oui.

Jean-Hervé : D’exclure les dépressifs de soins chirurgicaux ça ne leur posait pas de problème ?

Chiara : Pas vraiment...

Jean-Hervé : Pour moi, c’est devenu assez clair depuis que j’ai découvert que d’avoir une addiction était aussi potentiellement un motif d’exclusion. C’est-à-dire que je me suis aperçu qu’ils voyaient un alcoolique non pas comme un malade atteint d’une addiction mais comme un troublemaker. C’est radical ! Faire d’un porteur de maladie un troublemaker, c’est en général ce que tu trouves dans la société et ce que le médecin combat. Enfin, normalement... si j’ai bien compris ce qu’on m’a enseigné pendant mes études !

Chiara : Sauf que le projet d’Amman est une petite société et la relation patient/soignant n’est pas une relation typique parce que les patients ne sont pas exclusivement des patients, ils sont beaucoup plus comme des personnes dans une communauté. Le fait d’arriver à fixer comme première règle du règlement intérieur qu’il ne faut pas discuter politique et religion, c’est que tu considères ton patient comme assez dangereux et qu’il n’est pas tellement dans son lit en train de s’occuper de sa maladie. Donc, tu dois lui donner des règles sociales, des règles assez conservatrices, et même contre les droits de tout type.

Jean-Hervé : En général, on constate avec ce type de règles qu’elles vont toujours être surinterprétées et dans un sens le plus durci possible.

Chiara : Si ce que tu veux dire c’est « ne créez pas de la violence », il suffit de le dire, tu n’as pas besoin après d’expliquer « attention parce que si vous parlez de politique, de religion... ». Ces gens viennent tous de contextes qui sont hyper difficiles, c’est assez de leur dire « faites attention, vous êtes avec des gens différents de chez vous, faites attention ».

Jean-Hervé : Les gens comprennent tout seuls.

Chiara : Si tu leur dis comme règle de ne pas parler de politique, ils ne comprennent pas. Mais « ne créez pas de la violence », ils comprennent mieux, enfin je l’espère.

Jean-Hervé : Le coup des psys de dépister les dépressifs pour qu’ils ne puissent pas avoir accès au programme chirurgical ... les bras m’en tombent !

Chiara : Après on arrive au discours sur les addictions. Mais le concept de troublemaker, il ne faut pas le rendre caricatural, le lire seulement dans une version caricaturale qui existe bien évidemment et qui est la première qui saute aux yeux. Il faut se rendre compte que lorsqu’il y a 300 personnes restant six mois sous notre responsabilité dans des hôtels-centres de réhabilitation, c’est une société. Et il y aura de tout dans cette société. Nous, en tant que médecins, praticiens, nous n’avons pas forcément une capacité de gestion d’une communauté de ce type et de cette complexité. Donc, par rapport aux dérives disciplinaires auxquelles nous sommes arrivés (je pense qu’on a vraiment dépassé les limites sur plusieurs aspects), nous avons une responsabilité en tant que maison, organisation et association MSF. Pendant six ans, nous avons exposé le staff d’Amman à la complexité et la difficulté de gérer cette communauté sans les accompagner et les aider à trouver des solutions. Juste une anecdote (mais qui ne l’est pas tellement) : quand on a exposé à Paris ces dérives disciplinaires hallucinantes, la réponse a été : « Il faut sanctionner les médecins, les praticiens et les expats qui ont fait ça ». C’est exactement la même logique.

Jean-Hervé : C’est également une approche disciplinaire de problèmes sociaux, culturels, politiques. Des gens sont accusés d’abus de pouvoir et donc on les sanctionne. « Sanctionnons les sanctionneurs », c’était la réaction.

Chiara : Oui. Sauf qu’il ne faut pas nier cette complexité. Il y a des solutions à chercher et à trouver. Je pense que la première solution serait de diminuer le temps des soins, de la prise en charge à Amman.

Jean-Hervé : Il y a inévitablement un travail disciplinaire, presque de « police », avec une institution comme celle-là, qui est une communauté de plusieurs centaines de personnes en permanence.

Chiara : Je pense qu’il faut aussi encore une fois prendre des exemples que nous avons dans d’autres traitements des maladies chroniques, en responsabilisant par exemple les patients beaucoup plus. Je ne parle pas des patients d’une façon individuelle mais des patients d’une façon communautaire, en créant des groupes et en créant un système de compagnonnage comme dans le traitement du sida, où le compagnon qui connaît déjà ce qui se passe accompagne le nouvel arrivant en disant ce qu’il faut faire et ne pas faire. Donc de remettre à la communauté beaucoup plus de responsabilité dans la gestion de cette communauté. Le patient qui rentre à 23h, qui réveille tout le monde parce qu’il a envie de parler ou de garder la musique à fond, il ne faut pas non plus que cela devienne un problème MSF. Il va falloir que les gens sachent se gérer entre eux.

Il doit donc y avoir une distinction des niveaux de problèmes. Les problèmes individuels qui ont des causes et des conséquences médicales doivent être traités d’une façon médicale, les problèmes qui ont une conséquence sociale, comme par exemple une attitude sociale qui pose problème aux autres, doivent être traités en première intention par le groupe de patients.

Par contre, il nous reste aussi une conduite à définir sur des problèmes criminels qui existent, qui vont exister et qui sont très difficiles. Encore une fois, on n’est pas dans notre pays, mais les patients non plus ne sont pas dans leur pays.

Un recours légal n’est pas envisageable. Exclure quelqu’un du système de soins parce que c’est un criminel n’est pas forcément le meilleur choix non plus.

Jean-Hervé : S’il a des activités criminelles à l’intérieur du système de soins, là tu as un motif valable.

Chiara : Institutionnellement, on ne peut pas garder cette personne. Mais au niveau médical, théoriquement, ce ne sont pas sur des raisons criminelles qu’on exclut un patient des soins.

Jean-Hervé : Sauf quand la criminalité s’exerce à l’encontre de l’institution de soins. Par exemple, quelqu’un qui vient voler dans le cabinet du médecin, le médecin est tout à fait fondé de lui dire qu’il ne peut plus l’avoir comme patient.

Chiara : Oui, mais tu vas jusqu’où avec ce raisonnement ? Est-ce que tu exclurais des soins quelqu’un qui a des activités criminelles dans l’institution mais qui est en même temps en danger de mort ?

Jean-Hervé : En danger de mort, non, s’il est vraiment en danger de mort, tu n’exclus personne. Mais les gens restent en danger de mort pendant des périodes assez courtes en général. Après, dans le cadre de soins chroniques, si c’est quelqu’un qui s’en prend aux autres patients, aux matériels, aux personnels, tu es tout à fait fondée de lui dire qu’on ne peut pas le soigner, qu’on pense qu’il devrait recevoir des soins mais que son comportement ne le permet pas chez nous. De lui dire : « On est dans une situation d’impasse thérapeutique, mon conseil est que vous continuiez à chercher des soins et que vous réfléchissiez avant de recommencer les mêmes pratiques avec votre nouvelle équipe soignante. Avec nous, vous ne pouvez pas me prendre mon portefeuille pendant la consultation, je ne peux pas vous soigner dans ces conditions. Même la meilleure des éthiques médicales ne peut pas me convaincre de vous soigner dans une situation comme ça ». Évidemment, tu as toujours des cas limites, je ne veux pas dire que c’est facile. Mais sur un plan théorique, ce n’est pas d’une grande difficulté. C’est d’une grande difficulté en gestion pratique, mais sur un plan conceptuel, ce n’est pas très difficile.

Chiara : Cela le reste quand même dans la définition des limites. Si tu prends des cas très extrêmes, évidemment, il n’y a aucune difficulté. Il y a des conditions dans lesquelles il n’est pas possible de soigner quelqu’un. Alors, on n’essaie même pas parce que ce n’est pas possible. Mais si tu vas dans les « zones grises », par exemple le patient ne suit pas tes conseils, il essaie de passer devant les autres, il est très pénible, de telle façon que cela ne te permet pas de faire un bon travail. Je pense que c’est cette zone grise qui est problématique, que nos équipes ont eu du mal à gérer.