An MSF plane landed in Old Fangak
Entretien

« Il faut passer l’humanitaire à la moulinette de la critique » - Entretien avec Rony Brauman

Rony Brauman
Rony
Brauman

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie. Engagé dans l'action humanitaire depuis 1977, il a effectué de nombreuses missions, principalement dans le contexte de déplacements de populations et de conflits armés. Président de Médecins Sans Frontières de 1982 à 1994, il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et il est chroniqueur à Alternatives Economiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont "Guerre humanitaires ? Mensonges et Intox" (Textuel, 2018),"La Médecine Humanitaire" (PUF, 2010), "Penser dans l'urgence" (Editions du Seuil, 2006) et "Utopies Sanitaires" (Editions Le Pommier, 2000).

Marianne
Entretien

Dans cette interview, Rony Brauman donne son point de vue sur certaines critiques fréquemment adressées aux ONG, comme leur responsabilité dans les limites du développement des pays dits « du Sud ». Cet entretien a été conduit par Régis Soubrouillard et publié le 17 novembre 2022 dans l’hebdomadaire Marianne.

Marianne : Vous avez fait carrière dans l’humanitaire. Pourtant, vous en avez une approche assez critique. Comment en êtes-vous arrivé à porter un tel regard ?

Rony Brauman : J’ai longtemps pensé, quand j’étais jeune, que l’humanitaire était de la poudre aux yeux. Quand j’étais mao, j’étais contre ce type de démarche. J’ai dépassé le gauchisme, mais il m’est resté un regard critique. Il faut, je crois, passer l’humanitaire à la moulinette de la critique, même si je ne crache pas dans la soupe. Plus tard, j’ai été proche de gens comme Jean-François Revel. J’étais alors dans une sorte d’écartèlement affectif et intellectuel. Je m’étais éloigné de l’extrême gauche mais je ne reniais pas pour autant la critique que l’on pouvait faire du tiers-mondisme, lequel avait tendance à exempter la responsabilité des gouvernements du Sud, qui, parfois, consacrent plus d’argent à la police et l’armée qu’à l’éducation ou la santé.

Médecins sans frontières affiche souvent son indépendance, réelle sur le plan financier, mais certains la relativisent car, comme de nombreuses ONG, MSF entretient des relations et des liens avec des pouvoirs étatiques. Qu’en dites-vous ?

MSF fait effectivement grand cas de son indépendance, non sans raison. Mais, dans la pratique, dans la soixantaine de pays où nous sommes présents, nous nouons des relations contractuelles avec les autorités gouvernementales. Nous ne sommes pas un pouvoir souverain, nous discutons avec les autorités. Notre action est l’objet de compromis, de tractations avec les autorités, donc cette revendication d’indépendance, c’est de la langue de coton humanitaire.

Certains estiment que les ONG ont une responsabilité dans les limites du développement des pays du Sud, notamment en Afrique. Partagez-vous ce constat ?

Je fais le même constat, je l’ai dit précédemment. Mais, tout de même, ce ne sont pas les ONG qui, à l’origine, ont choisi de ne pas financer les systèmes de santé. Les ONG arrivent parce qu’elles constatent la déficience de ces systèmes. Les ONG n’ont pas à répondre sur leur responsabilité dans le manque de médicaments, la pénurie de soins, les hôpitaux délabrés, le personnel non payé, insuffisamment formé, etc. Ce sont les Etats qui sont responsables, ou encore le Fonds monétaire international (FMI), qui, dans les années 1980, demandait aux Etats de réduire leurs investissements publics.

Est-ce que le « sans-frontiérisme » n’est pas dépassé aujourd’hui, alors que la plupart des pays ont pour priorité leur souveraineté ?

C’est un faux débat. On ne rentre pas clandestinement dans des pays. La plupart du temps, c’est avec l’autorisation des autorités du pays, des visas, un protocole d’accord. Dans les années 1980, nous avons pu entrer « clandestinement » en Afghanistan par le Pakistan, mais les exemples de ce type se comptent sur les doigts d’une main. Il y a, par ailleurs, certains pays qui rejettent totalement l’entrée des ONG, comme l’Ethiopie, la Chine, etc. Ce qui est vrai cependant, c’est qu’il y a des signes inquiétants d’occidentalophobie, qui rendent parfois difficiles les interventions d’ONG dans certains pays.

Un autre reproche que l’on entend, c’est que les ONG seraient devenues des sortes de multinationales soumises aux lois du marché, qui traverseraient une véritable crise de croissance compte tenu de leur dimension…

La crise de croissance, je souscris complètement. Le bémol que je mets, c’est que c’est moins lié à la dépendance à une logique de marché qu’à la complexité du fonctionnement quotidien. On a parfois le sentiment d’être dans une machinerie où les machinistes sont paumés, à supposer même qu’ils existent encore ! Sans exagérer. Imaginez un peu : MSF, c’est 2 milliards d’euros de budget et plus de [60 000] salariés. Quand j’y suis entré, c’était 300 000 « balles » de budget…