illustration micro-enquête sur les vocabulaires MSF (OCP)
Point de vue

Micro-enquête sur les vocabulaires MSF (OCP)

Portrait de Marc Le Pape
Marc
Le Pape

Marc Le Pape a été chercheur au CNRS et à l'EHESS. Il est actuellement membre du comité scientifique du CRASH et chercheur associé à l’IMAF. Il a effectué des recherches en Algérie, en Côte d'Ivoire et en Afrique centrale. Ses travaux récents portent sur les conflits dans la région des Grands Lacs africains. Il a co-dirigé plusieurs ouvrages : Côte d'Ivoire, l'année terrible 1999-2000 (2003), Crises extrêmes (2006) et dans le cadre de MSF : Une guerre contre les civils. Réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo-Brazzaville, 1998-2000 (2001) et Génocide et crimes de masse. L'expérience rwandaise de MSF 1982-1997 (2016). 

Dans ce blog, Marc Le Pape s'intéresse au vocabulaire couramment utilisé à MSF-OCP pour exprimer des points de vue ou des critiques, et aux connotations attachées à celui-ci. Il dresse ainsi une liste de termes positifs, péjoratifs et interprétatifs dont il analyse et illustre les usages.

Depuis plusieurs années le CRASH a voulu engager une enquête sur les notions, les formules couramment en vigueur dans le secteur de l’aide humanitaire. Un projet a été élaboré et discuté en 2020-2021. La préfiguration d’un « dictionnaire critique de l’aide humanitaire » a été proposée par Fabrice Weissman et Michaël Neuman. La suite reste incertaine.

Je propose une micro-enquête portant sur quelques documents MSF rédigés en 2021-2022 : quels mots sont utilisés couramment pour exprimer des points de vue, des engagements, des critiques. Il en ressort une première liste de termes. Cependant, cet essai est partiel, il ne porte ni sur les vocabulaires spécifiques des opérations, des terrains, ni sur les variations de terminologie et de significations des mots selon les périodes de l’histoire MSF, selon les départements. Ma sélection ne se veut ni critique, ni élogieuse, ni politique, ni épistémologique, c’est un essai.

Pour clarifier l’analyse du vocabulaire MSF, je propose de distinguer trois types.
Des termes positifs : ils expriment, en les soutenant, des choix de priorités, des politiques opérationnelles, des points de vue.
Termes fréquemment utilisés en ce sens : transversalité, partenariat, redevabilité, transparence, procédures, mémoire, capitalisation.
Cependant les points de vue sur certaines de ces notions varient ; c’est par exemple le cas de « procédure », terme dont l’usage est valorisé en tant qu’instrument de régulation des pratiques ; mais, pour ma part, dans l’insistance sur la nécessité de fixer des procédures je vois plutôt une attitude de pouvoir, pas toujours opportune.

Des termes péjoratifs : il s’agit de critiquer, s’opposer, d’alerter contre des comportements, des méthodes.
Relevé : discrimination, bureaucratie, silo, corruption, abus, détournements, fraudes.

Des termes interprétatifs (parfois ambivalents) : ils sont utilisés pour caractériser des situations, soutenir des choix d’action, expliquer des comportements ; à MSF ils sont valorisés en tant que termes pratiques, utiles ; c’est le cas du terme « culture ». L’appliquer à un terrain c’est assumer l’existence dans une communauté de « valeurs publiques », fondant une stabilité des comportements. Quand des personnes appartiennent à la même culture « elles doivent avoir en commun un ensemble de conventions », affirme l’anthropologue Edmund Leach dans Magical Hair. Tandis que son collègue Clifford Geertz, dans « Qu’est-ce que la culture ? »https://www.berose.fr/article1934.htmlsoutient que la meilleure façon de concevoir la culture c’est de la considérer comme « un ensemble de mécanismes de contrôle destinés au gouvernement du comportement » ; il conçoit la culture comme un « mécanisme de contrôle » en vigueur dans une communauté. Le recours par MSF aux termes culture et communauté concorde avec les analyses de ces anthropologues, auxquels j’ajouterais Mary Douglas (De la souillure), et d’autres ; pour MSF il s’agit, sur le terrain, d’appréhender les valeurs et les usages communs en produisant ainsi un repérage de ce qui est ou paraît stable, donc prévisible. Les recours à la catégorie de culture facilite la formulation de pronostics utiles à l’activité de secours, ils suscitent le sentiment (ou la certitude) que la norme culturelle est stable.
Relevé : culture, communauté, identité, témoignage, expérience, frustrations.

Que faire de ce classement en trois types ?
Une première remarque sur les termes négatifs : c’est l’usage qui établit des significations péjoratives. Il en va ainsi d’un mot a priori neutre : « silo ». A MSF, il devient péjoratif, opposé à un ensemble de termes pratiques désignant la division du travail positive, valorisée. Plusieurs termes renforcent l’opposition au silo en exprimant ce qui, à l’inverse, est souhaitable : « transversalité », « pluridisciplinarité », « décloisonnement ».

L’opposition silo/transversalité est affirmée de manière répétée comme une directive : il s’agit de « casser les « pratiques en silo, profondément ancrées », des pratiques auparavant familières (dont certaines subsistent), puis jugées problématiques. Dit autrement : « La transversalité, c'est un mot un peu bateau mais si on le prend au sérieux, on s'apercevra que c'est quelque chose de difficile à faire, qui demande un réel effort, parce que l'inclination de chacun est de travailler dans son propre secteur, dans son silo et dans son sillon. » (William Hennequin, 21 avril 2022) 

Soit un mot utilisé principalement de manière péjorative et ce de longue date : « la bureaucratie ». Il est parfois précisé, en général à partir d’une position de pouvoir, qu’il ne s’agit pas de condamner la bureaucratie en général, mais la « bureaucratie inutile ». Cependant le terme est tellement banalisé qu’il sert couramment à qualifier de multiples conduites que l’on veut dénoncer : accumulations hiérarchiques, aveuglements, lenteur de prises de décision, etc. Le mot veut donc dire plusieurs choses à la fois mais, quoi qu’il désigne, la connotation négative est générale, banale dans le langage commun de MSF - des usages et des vocabulaires identiques sont courants hors de MSF.

Deuxième remarque. Le 12 avril 2022 eut lieu un atelier MSF-OCP traitant des « détournements », des actes de « corruption », des abus : les intervenants présentèrent des descriptions minutieuses de cas, des récits d’enquêtes, des commentaires sur les veilles institutionnelles, sur les dénonciations, sur les lanceurs d’alertes. Mais aussi plusieurs intervenants s’interrogèrent sur les qualifications de comportements, sur le risque d’essentialiser/de figer les mots, de stabiliser exagérément l’adoption de notions péjoratives. Cela donna lieu à une discussion très intéressante sur l’utilisation des mots « corruption », « détournement » et sur la nécessité de tenir compte des circonstances et des incertitudes, avant de dénoncer et sanctionner. « La définition même de la corruption est instable. En observant nos propres pratiques, il y a de toute évidence de la corruption qui est jugée acceptable. Tout n'est pas que technique dans cette appréciation » (intervention de Jean-Hervé Bradol ; Rony Brauman s’exprime également dans ce sens lors de l’atelier détournement).

Une analyse comparative des vocabulaires de plusieurs organisations de secours serait pertinente. Un rappel cependant : la subjectivité de celui qui rédige ne peut être négligée ; je veux dire que, pour ma part, lire une masse de documents d’organisations de secours est un engagement en temps et en énergie de lecture qui me paraît redoutable. Ayant participé à la vie de MSF depuis 1996-1997, je perçois les archives de celle-ci comme une histoire vivante, dont j’ai connu nombre d’acteurs ; je n’ai rien expérimenté d’équivalent pour l’ensemble des organisations du champ humanitaire. C’est pourquoi je me limite aux usages verbaux, aux notions présentes dans des documents MSF, anciens et actuels. Quels choix de termes ont été opérés, les rendant dominants ; pourquoi, depuis quand, contre quels autres termes, par rapport à quelles situations ? Enfin pour obtenir des gains de connaissance, est indispensable l’étude socio-historique des modes intellectuelles, des environnements idéologiques successifs ayant influencé puis influençant actuellement le langage MSF. Enquêtons sur ceux-ci et sur leur imprégnation dans les langages MSF, ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui.

Pour citer ce contenu :
Marc Le Pape, « Micro-enquête sur les vocabulaires MSF (OCP) », 30 septembre 2022, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/acteurs-et-pratiques-humanitaires/micro-enquete-sur-les-vocabulaires-msf-ocp

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