couverture violences extrêmes
Recension

La violence au microscope

Benoît
Guillou

Benoît Guillou, docteur en sociologie et journaliste, est rédacteur en chef de la Revue Projet.

Cet article est une recension du livre Violences Extrêmes. Enquêter, secourir, juger écrite par Benoît Guillou et publiée le 13 mai 2022 dans la Revue Projet n°388 (juin-juillet 2022).

Treize auteurs interviennent dans ce livre : chercheuses et chercheurs en sciences sociales, journalistes, intervenants dans des actions humanitaires médicales. Leurs contributions portent sur le génocide des Tutsis au Rwanda, sur la guerre civile en Syrie, sur des parcours d’enquête dans plusieurs zones d’affrontements à l’est du Congo. En tant que témoins, ils nous éclairent sur trois moments clés qui jalonnent ces épisodes tragiques : l‘enquête, le secours et la mise en place des procédures de justice menant au jugement.

Ces enquêtes ne sont pas envisagées à la manière d’exploits ou de confrontations solitaires à des risques. Nulle ostentation dans les récits de ces expériences de travail. Concernant le Rwanda, c’est un an après le génocide des Tutsis, perpétré en avril 1994, que débutent des enquêtes respectant les règles du travail scientifique, à l’initiative de Human Rights Watch et de la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme, en collaboration avec l’historienne Alison Des Forges. Timothy Longman, professeur de science politique à Boston et co-auteur de l’ouvrage, avait, avant le génocide, mené des recherches au Rwanda. Il y revient en 1995, à l’image de plusieurs académiques qui enquêtèrent à nouveau au Rwanda, publièrent des études, s‘engagèrent dans les débats publics internationaux sur la catastrophe, sur les responsabilités, sur l’explication des haines ethniques.

Ces interventions s’insèrent dans un champ de controverses cognitives évoquées par les six chapitres de Violences extrêmes traitant du Rwanda. Leur ensemble constitue une histoire et une présentation d’enquêtes successives menées sur le génocide à partir de 1995, et de la progression de ces travaux ; progression, soit ce que l’on apprend par les différences entre les méthodologies et par les discussions successives entre chercheurs. Ceci est fécond, car ces six auteurs ont en commun de situer historiquement leurs démarches, leurs interrogations, leurs méthodes, la diversité des données construites. Il en a résulté, entre autres, des restitutions ethnographiques des massacres au niveau des communautés locales, des connaissances sur les statuts sociaux des exécutants (non pas des marginaux, mais des paysans moyens, ordinaires), des analyses concernant leur enrôlement et leurs modes d’appartenance aux bandes miliciennes ; il en a résulté aussi une mise en évidence des divers genres de vérités qui émergèrent lors des tribunaux populaires de justice transitionnelle.

Faisceau d’approches

Quatre auteurs relatent leurs enquêtes sur la guerre civile en Syrie ; deux autrices ont effectué des terrains à l’est du Congo, où les violences de bandes armées sont récurrentes. Ce livre fait ressortir plusieurs approches, plusieurs types de ressources, de données. Autrices et auteurs décrivent leurs conditions d’enquête. Plusieurs soulignent ainsi l’importance de la « veille internet » permettant de collecter nombre d’informations provenant d’organisations combattantes, ainsi que de multiples types de témoins souvent liés à des réseaux internationaux d’humanitaires, de défenseurs des droits humains, de communicants divers, de journalistes, etc.

Les deux médecins et auteurs syriens, Abdulkarim Ekzayez et Ammar Sabouni, exilés au Royaume-Uni, soulignent la nécessité de l’entretien de contacts avec le personnel de santé présent en Syrie. Hakim Khaldi, acteur humanitaire au sein de l’association Médecins sans frontières (opérationnelle en Syrie à partir de 2012), relate ses missions et ses observations dans les « zones libérées » ainsi que son soutien aux équipes médicales de terrain.

Dans le cas de la Syrie apparaît la nécessité d’enquêter à distance, notamment à partir d’un pays voisin ; ainsi la chercheuse Sophie Roborgh revient-elle sur les entretiens menés en Turquie avec des acteurs humanitaires et des représentants d’ONG médicales ; eux-mêmes procèdent en établissant des connexions (si possible régulières) avec des correspondants en Syrie. Son objectif d’investigation : établir des données recevables sur les attaques perpétrées contre des sites médicaux. Elle associe cette enquête de terrain à une analyse minutieuse de différents dispositifs internationaux de suivi de telles attaques et s’interroge sur la fiabilité de ces derniers.

Au Congo, la démarche de type ethnographique a été adoptée pour observer les collaborations et les tensions entre les membres internationaux de l’organisation Médecins sans frontières et le personnel congolais originaire de la zone d’intervention (Myfanwy James). Une seconde étude traite de chefs de guerre en prenant appui sur des sources judiciaires, en l’occurrence les procès-verbaux du procès de l’un d’entre eux, Bosco Ntaganda, condamné par la Cour pénale internationale à trente ans d’emprisonnement en mars 2021 (Marc Le Pape). Enfin, une journaliste fait le récit de ses conditions de travail au Sud Kivu en tant que pigiste : son récit montre, dans des contextes compliqués, la nécessité, pour pouvoir enquêter, d’établir des contacts réguliers avec nombre d’ONG et d’institutions locales et internationales présentes durablement, de construire des liens avec des témoins, de connaître les champs de discussion et de discorde entre pouvoirs, entre organisations humanitaires, entre chercheurs (Justine Brabant).

Pour conclure : comment les auteurs de Violences extrêmes ont-ils travaillé ? Toutes et tous relatent de manière méticuleuse les méthodes auxquelles ils ont recouru pour parvenir à constituer des connaissances. C’est pourquoi ils et elles ont lié leurs enquêtes à des réflexions sur les conditions de la réalisation de leurs travaux, sur leurs choix d’approches, sur les contextes historiques de leurs démarches. Par ailleurs, est frappante l’interdépendance entre chercheurs et autres spécialistes en raison de leurs fonctions, de leurs ressources et des connaissances qu’ils mobilisent. D’une certaine façon, le colloque dont est issu cet ouvrage, organisé conjointement par la Maison des sciences de l’homme et Médecins sans frontières, en atteste.

couverture violences extrêmes

Pour citer ce contenu :
Benoît Guillou, « La violence au microscope », 25 mai 2022, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/guerre-et-humanitaire/la-violence-au-microscope

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous pouvez nous retrouver sur Twitter ou directement sur notre site.

Contribuer

Ajouter un commentaire

CAPTCHA
Cette question consiste à tester si vous êtes ou non un visiteur humain et à éviter les demandes automatisées de spam.