illustration l'humanitaire s'exhibe
Analyse

L’Humanitaire s’exhibe (1867-2016)

Bertrand Taithe
Bertrand
Taithe

Né en France, Bertrand Taithe a étudié à la Sorbonne avec le Professeur François Crouzet. Il a débuté sa carrière en tant qu'historien s'intéressant d'abord à la sociologie urbaine puis à l'histoire de la médecine et de la sexualité. Il dirige le Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI) et travaille sur l'histoire de l'humanitaire. Ses publications externes sont disponibles ici.

L'éditeur suisse Georg vient de publier en accès libre un recueil d'articles dirigé par Sébastien Farré, Jean-François Fayet et Bertrand Taithe. L'ouvrage couvre une grande partie des périodes politiques et institutionnelles de l'histoire de l'humanitaire, du XIXe siècle à la période contemporaine et s'intéresse aux diverses manières dont les humanitaires se sont adressés à un public plus large pour expliquer leurs objectifs et leurs outils. Le livre soutient que la nécessité de présenter, d'expliquer et de démontrer (le besoin de développer un processus pédagogique par lequel les activistes peuvent être en mesure de donner un sens à leur activité, de partager leur enthousiasme et de mobiliser des donateurs potentiels) est au cœur de l'humanitaire en tant qu'entreprise sociale. Si les représentants d'associations caritatives locales avaient depuis longtemps construit des réseaux et des méthodes commerciales pour faire connaître leurs entreprises et récolter des fonds, les humanitaires avaient une tâche plus difficile. Alors que les organisations caritatives locales pouvaient exposer leurs activités de manière très directe (et ne se privaient pas de le faire), les philanthropes, qui prétendaient toucher des groupes éloignés ou nouveaux ayant besoin d'aide, devaient trouver des moyens d'expliquer leurs objectifs. Représenter leur travail lors de guerres, de famines, d'épidémies ou de catastrophes impliquait des formes de communication complexes, dont la plus participative était celle des expositions. À l'époque de l'apparition des médias, les expositions sont devenues un mode de représentation permettant de nouvelles formes d'engagement. Ce livre est consacré à l'émergence d'expositions humanitaires, soit au sein d'événements plus larges, soit en tant que telles, comme une tentative d'attirer l'attention et de donner un sens à l'aide apportée par les humanitaires. L'ouvrage soutient que ce processus d'exposition était essentiel à la narration du travail humanitaire : il ne s'est pas contenté de le représenter, il a contribué à en façonner l'identité et la finalité en développant de nouvelles façons de penser les besoins et les urgences.

Le volume est organisé en trois parties qui couvrent trois des principaux objectifs des expositions humanitaires au fil du temps : la mise en scène de l'humanitaire dans son contexte universaliste ; l’utilisation des expositions pour représenter la diplomatie humanitaire ; et enfin leur présence croissante dans les médias ainsi que le développement des genres médiatiques humanitaires. Ces trois objectifs se sont côtoyés et ne constituent pas des étapes dans l'histoire des expositions humanitaires.

La première partie du livre est consacrée aux événements mondiaux. Le chapitre de Bertrand Taithe, qui constitue le point de départ de ce volume, fait référence à l'exposition de Paris de 1867. Il analyse comment les expositions ont participé à un effort de représentation de l'humanitaire comme une cause universelle illustrant un « processus civilisateur » et sa modernité. Le chapitre de Wendy Asquith interroge les objectifs humanitaires des expositions de la Société des Nations des années 1930, à une époque où l'humanitaire était contesté par les idéologies fasciste, nazie et soviétique. En retraçant les stratégies de représentation des organisateurs de la Société des Nations, elle illustre comment des images poignantes d'humanité ont été affichées dans un effort vain de maintenir un espace politique pour un universalisme assiégé. Le chapitre de Peter Gatrell montre comment l'Année mondiale du réfugié (1960), parrainée par les Nations unies, a donné lieu à une myriade d'expositions - petites et grandes, spontanées et bien financées - pour attirer l'attention sur le sort des réfugiés et en faire un sujet humanitaire prioritaire. Ce chapitre cartographie la manière dont les initiatives humanitaires sont nées dans le contexte de la mondialisation croissante des voyages et de la consommation. Talita Cetinoglu clôt cette section par son étude du Sommet humanitaire mondial des Nations unies en 2016. Elle met en évidence la manière dont l'hôte du sommet développe ses propres objectifs par rapport à l'universalisme humanitaire.

La deuxième partie thématique de l’ouvrage porte sur l'exposition de la diplomatie humanitaire. Dans cette section, les auteurs examinent comment les expositions humanitaires ont produit des formes concurrentes de diplomatie humanitaire et se sont alignées sur la reconfiguration du marché humanitaire avant et après la Première Guerre mondiale. L'article de Julia Irwin est consacré aux camps et villages construits par des organisations américaines pour les personnes déplacées en Italie et dans le nord-est de la Chine à la suite de catastrophes naturelles au début du vingtième siècle. Financés par la Croix-Rouge américaine et administrés par les militaires, le personnel consulaire et diplomatique ainsi que les organisations bénévoles, ces camps ont été considérés dès leur création comme des lieux d'exposition, accueillant des visiteurs et suscitant des témoignages photographiques et des témoignages de visiteurs. De l'autre côté du clivage idéologique, les expositions soviétiques et, plus généralement, la mise en scène (kul'tpokaz) des valeurs et des réalisations des Soviétiques ont été l'un des moyens de légitimer le régime à l'intérieur et à l'extérieur au lendemain de la guerre civile. Dans son chapitre, Jean-François Fayet montre ainsi que, malgré leur réticence à embrasser la philanthropie bourgeoise, la Croix-Rouge russe est devenue un agent parrainé par l'État dans le cadre du soft power soviétique. Le chapitre de Patrick Bondallaz s'intéresse à la stratégie de communication du Secours aux Enfants de la Croix-Rouge Suisse (CRS-SAE), l'une des organisations soutenant la politique étrangère suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. La situation de ce pays pendant le conflit a conduit les CRS-SAE à imaginer des stratégies de financement durable qui pourraient susciter l'adhésion de l'ensemble de la population à leur projet humanitaire national. La contribution de Sébastien Farré à ce volume montre et interroge la manière dont le CICR a exposé les objets produits par les détenus dans les camps de prisonniers. Ceux-ci étaient exposés à l'intérieur des camps dans un premier temps, puis dans des musées ou des expositions mobiles en train qui sillonnaient la France et la Suisse.

La dernière section sur les expositions médiatiques humanitaires s'intéresse aux différentes formes et stratégies d'exposition. Marie-Luce Desgrandchamps montre, dans ce volume, comment les écrits autobiographiques des humanitaires ont façonné « une représentation spécifique du travail humanitaire dans l'imaginaire public ». Ces écrits ont donné une trame et un sens aux souvenirs et à la remémoration des émotions, puis ont joué à leur tour un rôle central pour les organisations humanitaires. Certains sont devenus des textes « fondateurs » dont le meilleur exemple est le récit canonique d'Henri Dunant, Un Souvenir de Solferino (1862). Ana Carden-Coyne a étudié les différents développements de l'exposition de 1949 consacrée à la déclaration universelle des droits de l'homme, organisée par l'UNESCO à Paris. Dans le but d'éduquer la communauté internationale sur ces principes universels de l'ONU, l'exposition s'est transformée en un livre et un album : Album des droits de l'homme. Album de l'exposition sur les droits de l'homme. A mi-chemin entre un catalogue d'exposition et un kit d'exposition, cet album présentait des panneaux, des photographies et des textes autour de la déclaration de 1948. Il avait pour but d'être une exposition portable et de circuler dans le monde entier. Luis Velasco-Pufleau s'appuie sur les travaux de Jacques Rancière sur le partage des sensibilités pour étudier une série de chansons humanitaires qui ont marqué la mémoire publique, notamment We are the world (1984) ou Des Ricochets (2012). Son analyse des textes, de la musique et de la mise en scène de ces chansons l'amène à conclure qu’elles simplifient le discours humanitaire pour le rendre uniquement centré sur l'aide d'urgence et jamais sur la justice sociale ou la redistribution des richesses. Valérie Gorin s'intéresse au matériel visuel et consacre son chapitre au reportage graphique, notamment à travers l'engagement de MSF dans ce média depuis le début des années 2000. Selon elle, les dessinateurs et les scénaristes ont joué un rôle dans la ré-imagination de la représentation des « victimes » avec plus de sensibilité que ce que l'on trouve souvent dans les médias grand public.

L’ouvrage est une collaboration bilingue entre des universitaires américains, britanniques, français et suisse qui porte sur des archives neuves et des sources que peu d’historiens de l’humanitaire ont travaillé : des archives privées, des films, des timbres, des enregistrements etc. Ce livre est le premier ouvrage qui tente d’ouvrir une nouvelle perspective sur les expositions humanitaires et de démontrer comment les humanitaires ont façonné et ont été façonnés par leurs expositions sous de multiples formes.

Sommaire

L’exposition universelle humanitaire

  • Bertrand Taithe : Encasing the word or the deeds? Imagining and Representing Humanitarian Work in Early Red Cross Displays and Exhibitions, 1867-1914
  • Wendy Asquith : Constituting Communities of Humanitarian Feeling: The League of Nations, the United Nations and World Expos
  • Peter Gatrell : World Refuge Year, 1959-1960 and the humanitarian exhibition
  • Talita Cetinoglu : World Humanitarian Summit and the global display of humanitarianisms

La diplomatie humanitaire s’expose

  • Julia Irwin : Model villages amidst the ruins: Disaster refugee camps and settlements as functional sites of humanitarian exhibition
  • Jean-François Fayet : La Croix-Rouge soviétique s’expose (à toutes les critiques)
  • Patrick Bondallaz : S’exposer pour collecter : le Secours aux enfants de la Croix-Rouge suisse pendant la Seconde Guerre mondiale
  • Sébastien Farré : « Du Train-Expo » à « Captivité… ».  Exposer l’action de la Croix-Rouge durant la Deuxième Guerre mondiale

L’exposition médiatique de l’humanitaire

  • Ana Carden-Coyne : « No Laboratory of Illusions »: UNESCO’s Human Rights Exhibition and Album (1949-1951)
  • Marie-Luce Desgrandchamps : Médecins et délégués en récit : évolution, promotion et représentation du travail humanitaire (1935-2012)
  • Luis Velasco-Pufleau : Quand les célébrités s’exhibent : régimes de visibilités et abandon de la justice sociale dans les chansons humanitaires
  • Valérie Gorin : L’humanitaire en bulles : les Médecins Sans Frontières dans la bande dessinée (2003-2019)

Consulter le livre

Pour citer ce contenu :
Bertrand Taithe, « L’Humanitaire s’exhibe (1867-2016) », 16 mai 2022, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/acteurs-et-pratiques-humanitaires/lhumanitaire-sexhibe-1867-2016

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