Les secours humanitaires médicaux en temps de guerre
Point de vue

Les secours humanitaires médicaux en temps de guerre

Michaël Neuman
Michaël
Neuman

Directeur d'études au Crash depuis 2010, Michaël Neuman est diplômé d'Histoire contemporaine et de Relations Internationales (Université Paris-I). Il s'est engagé auprès de Médecins sans Frontières en 1999 et a alterné missions sur le terrain (Balkans, Soudan, Caucase, Afrique de l'Ouest notamment) et postes au siège (à New York ainsi qu'à Paris en tant qu'adjoint responsable de programmes). Il a également participé à des projets d'analyses politiques sur les questions d'immigration. Il a été membre des conseils d'administration des sections française et étatsunienne de 2008 à 2010. Il a codirigé "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de MSF" (La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (CNRS Editions, 2016).

Thierry
Allafort-Duverger

Directeur Général MSF France.

Cette tribune a été publiée le 28 mars 2022 sur le Souk, le site associatif de MSF.

Dans un pays doté d’infrastructures médicales solides et face à une mobilisation internationale de grande ampleur, quelle place pour MSF en Ukraine ? « Nous ne sommes pas en première ligne à prodiguer des soins d’urgence », écrivent Thierry Allafort-Duverger et Michael Neuman, mais nous pouvons et devons être actifs dans des secteurs limités, notamment auprès des « laissés pour compte », et voir à plus long terme.

Les scènes sont malheureusement communes autant qu’elles sont exceptionnelles. Les bombardements auxquels succèdent rapidement les mouvements de populations, puis les premiers efforts des organisations humanitaires pour venir en aide autant aux personnes déplacées qu’à celles restées dans les zones de combat. Scènes de conflit, de tragiques déjà-vus dans d’autres théâtres de guerre, que celles qui nous accompagnent depuis plus d’un mois à la suite de l’entrée des troupes russes en Ukraine le 24 février dernier.

Scènes pourtant exceptionnelles. Par la réapparition d’une guerre d’envergure sur le sol européen d’une part, par l’intensité et la rapidité avec laquelle des millions de personnes se sont mises en mouvement vers l’Ouest pour fuir les combats et les destructions d’autre part. Autre scène exceptionnelle, la solidarité européenne massive pour les populations affectées. Mobilisation politique bien sûr, accueil des réfugiés dans les pays de l’Union européenne de manière remarquablement bienveillante, mais aussi des collectes massives à destination de l’Ukraine et de sa population, réfugiée ou non. Bien qu’invérifiable, le chiffre de 70 000 tonnes d’aide humanitaire reçues ces deux dernières semaines dont fait état le gouvernement ukrainien donne la mesure de cet élan.

Pour Médecins Sans Frontières, le conflit en Ukraine est ainsi l’occasion d’une confrontation avec la norme et l’exception. L’organisation est habituée des zones de guerre, de la prise en charge de ses victimes, ainsi que des populations déplacées et réfugiées qui en sont le produit. Elle puise également ses ressources dans la solidarité populaire et l’émotion qui nait des événements. 

Il y a pourtant pour MSF aussi des éléments singuliers dans ce qui se déroule actuellement « aux portes de l’Europe », qui suscitent des interrogations sur la réponse que nous sommes capables d’apporter. 

Tout d’abord, rappelons que l’Ukraine disposait avant le conflit d’une infrastructure médicale à la fois dense et riche, de formations universitaires de qualité.

L’Ukraine « Nation en armes » prend également le visage du secours aux civils : le personnel de santé est massivement resté sur place, prenant en charge les blessés produits par la guerre sans grande nécessité pour le moment de recourir à du personnel extérieur. L’Ukraine vient nous rappeler de manière exacerbée une réalité mainte fois observée : en situation de catastrophe, l’Etat, le voisinage et les organisations locales fournissent régulièrement l’essentiel des premiers secours. En outre, la mobilisation internationale est d’un niveau proprement phénoménal, tant du point de vue militaire, qu’énergétique – le réseau électrique ukrainien vient par exemple d’être raccordé au réseau européen –, et économique. Elle contribue également à la reconstitution des stocks médicaux nécessaires aux hôpitaux.

A un degré considérablement moindre, nous avions déjà pu constater la solidité du réseau médical ukrainien : à l’occasion du conflit dans la région du Donbass en 2014, trouver sa place n’avait pas été chose aisée pour les équipes de MSF mobilisées pour l’occasion. Comme alors, nous constatons aujourd’hui qu’il serait pertinent, et utile, de s’intéresser aux laissés pour compte du conflit : tous ceux, notamment les personnes âgées et les plus pauvres n’ayant pas souhaité ou simplement pas pu fuir le conflit, les malades mentaux, les personnes en institution également, dont les enfants. A celles et ceux-là, et souvent en collaboration avec des partenaires ukrainiens, nous pouvons tenter d’apporter des soins, dont certains sont d’ores et déjà privés du fait de la réorientation du système sanitaire vers la prise en charge des blessés. Nous pouvons être en mesure d’assurer la continuité de leur traitement pour des maladies chroniques, par exemple. Nous pouvons aussi envisager de contribuer à pallier le manque de soutien familial dont ces personnes vont souffrir du fait des déplacements de population. L’aide sociale est un aspect qu’il sera sans doute important de considérer dans un contexte de difficultés d’accès à l’eau potable et à la nourriture. 

Par ailleurs, la conduite de la guerre fait que les fenêtres dont dispose MSF pour apporter son aide sont réelles mais étroites. A l’instar des combats intenses dans les villes d’Alep et Raqqa en Syrie, ou Mossoul en Irak, il y a quelques années, les opérations médicales d’urgence de MSF, entre autres pour les blessés, demeurent pour l’heure limitées voire inexistantes en raison de l’intensité des combats et des stratégies militaires employées. A Marioupol, le pilonnage de la ville n’épargne pas les structures médicales. Il est extrêmement périlleux d’y acheminer des équipes et d’évacuer des blessés en raison de la difficulté à négocier des cessez-le-feu et des mines disposées sur les routes. Le problème de l’approvisionnement des structures médicales est aujourd’hui lié aux difficultés d’accès du fait des conditions de siège des villes par l’armée russe. Là encore, les équipes ukrainiennes se montrent très engagées pour faire parvenir les médicaments et matériel médical nécessaires.

A l’inverse toutefois des situations syriennes et irakiennes citées plus haut, ces limitations entrent en tension avec l’impératif de faire quelque chose pour l’Ukraine, et de préférence faire quelque chose de grand, de visible. A l’instar de certaines situations de catastrophes naturelles – tsunami dans l’océan Indien en 2004-2005 par exemple – les dirigeants et responsables opérationnels de MSF sont soumis à des pressions internes et externes importantes pour agir. C’est ce que révèlent les importantes levées de fonds spontanées ainsi que les candidatures de personnes désireuses de rejoindre nos équipes en Ukraine.

La guerre en Ukraine est bien une crise majeure. Une crise politique bien entendu, mais aussi une urgence : ces mouvements de populations sans précédent récent ainsi qu’un grand nombre de morts et de blessés requièrent des actions rapides et décisives de la part des institutions locales et internationales. Près d’un quart de la population ukrainienne a été déplacée en l’espace de trois semaines, c’est inédit.

Il est probable que le conflit dure, provoquant un essoufflement de la solidarité tant à l’égard des déplacés et réfugiés que du système sanitaire local, qui risque ainsi de se fragiliser. Plus la guerre sera longue, plus le dispositif local de prise en charge des populations aura besoin d’un appui extérieur pour faire face. Il nous faut donc être d’ores et déjà investis sur le long terme et lucides sur notre assistance immédiate.  Nous ne sommes pas en première ligne à prodiguer des soins d’urgence, mais nous pouvons et devons être actifs dans des secteurs limités, notamment auprès des « laissés pour compte » évoqués auparavant. En outre la situation dramatique de certaines villes, Marioupol et Kharkiv notamment, qui auront été partiellement ou totalement détruites, nécessitera de notre part une participation plus importante dans un deuxième temps. Cela sera également le cas pour les populations ukrainiennes qui se retrouveraient dans des zones sous contrôle russe, et qui ne devront pas être oubliées en dépit des difficultés probables que nous aurons à négocier un accès. Nous réalisons aussi les difficultés pour la Pologne, la Roumanie et la Moldavie d’accueillir sur le long terme et dans de bonnes conditions les réfugiés arrivés sur leur sol.

Par ailleurs, on sait déjà que cette guerre aura des répercussions mondiales. On connait le poids de l’Ukraine dans la production mondiale de blé, de maïs, de tournesol et celle de la Russie dans la production de pétrole et de gaz. L’augmentation des prix déjà constatée se poursuivra très probablement. En outre, jusqu’au déclenchement de la guerre, 40% des exportations ukrainiennes de blé et de maïs étaient dirigées vers le Moyen-Orient et l’Afrique.

Quel sera impact de l’inflation et de la sous-production à venir sur un grand nombre de pays où nous travaillons ? Souvenons-nous des soulèvements populaires engendrés par la hausse des prix en 2008 à la suite de la crise financière. Des conséquences et déflagrations politiques ne sont pas non plus à écarter bien sûr.

Cette dégradation générale intervient qui plus est dans une année que nous avions prévue avant même la guerre en Ukraine comme particulièrement difficile. Comme le rappelait tout récemment la FAO, avertissant des risques de famine, 26 pays en développement dépendent à plus de 50% de l’Ukraine et de la Russie pour les importations de blé.

Pour ne prendre que deux régions parmi de nombreuses autres où MSF est déployée, l’Afghanistan fait face à une situation extrêmement difficile tant sur le plan financier qu’alimentaire, tandis que la hausse continue du prix des céréales accélère la fragilité de l’état nutritionnel de la population du Sahel. L’Ukraine étant par ailleurs un des grands pourvoyeurs de céréales à destination du Programme alimentaire mondial, ce sont aussi les pays destinataires de cette aide qui ont à craindre du conflit aujourd’hui.

C’est ainsi que, tout en ayant comme une large partie du monde les yeux rivés sur l’Ukraine et les conséquences de la guerre, il convient de ne pas, justement, oublier le reste du monde.

Pour citer ce contenu :
Michaël Neuman, Thierry Allafort-Duverger, « Les secours humanitaires médicaux en temps de guerre », 8 avril 2022, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/guerre-et-humanitaire/les-secours-humanitaires-medicaux-en-temps-de-guerre

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