Illustration La France, entre accueil des réfugiés et logique de tri
Point de vue

La France, entre accueil des réfugiés et logique de tri

Michaël Neuman
Michaël
Neuman

Directeur d'études au Crash depuis 2010, Michaël Neuman est diplômé d'Histoire contemporaine et de Relations Internationales (Université Paris-I). Il s'est engagé auprès de Médecins sans Frontières en 1999 et a alterné missions sur le terrain (Balkans, Soudan, Caucase, Afrique de l'Ouest notamment) et postes au siège (à New York ainsi qu'à Paris en tant qu'adjoint responsable de programmes). Il a également participé à des projets d'analyses politiques sur les questions d'immigration. Il a été membre des conseils d'administration des sections française et étatsunienne de 2008 à 2010. Il a codirigé "Agir à tout prix? Négociations humanitaires, l'expérience de MSF" (La Découverte, 2011) et "Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l'ère de la gestion des risques" (CNRS Editions, 2016).

Billet de blog initialement paru dans le Club de Mediapart.

Sous les regards incrédules des observateurs, travailleurs humanitaires et militants associatifs, les autorités françaises sont en train de réaliser ce que nombre d’entre nous tentent d’expliquer depuis longtemps : il est nécessaire et possible d’offrir un accueil responsable à des personnes fuyant des situations de violence.

La France souhaite donc « prendre sa part », pour reprendre l’expression de Christophe Castaner, président du groupe La République En Marche à l'Assemblée nationale et ancien ministre de l’Intérieur, en ouvrant ses frontières à plusieurs milliers de réfugiés ukrainiens.https://www.bfmtv.com/politique/guerre-en-ukraine-castaner-assure-que-la-france-prendra-sa-part-dans-l-accueil-des-refugies_AV-202203060123.htmlCes derniers jours, ce sont ainsi des mesures demandées par l’ensemble des associations de soutien aux migrants ces dernières années qui sont mises en place, des mesures jugées tantôt impossibles à appliquer, tantôt néfastes par les gouvernements successifs : installation des personnes dans le pays de leur choix, accès facilité à la procédure d’asile, hébergement, droit à l’emploi, garanti par l’activation de la protection subsidiaire.

Félicitons-nous sans réserve de cet élan de solidarité. Quand on veut, on peut, semblent finalement nous dire d’une seule voix le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin et sa ministre déléguée, Marlène Schiappa. Le premier n’a-t-il pas, le 5 mars, fait la leçon aux Britanniques sur leur « réponse totalement inadaptée » et leur « manque d’humanité » en réaction aux réticences du gouvernement de Boris Johnson à accueillir les réfugiés ukrainiens ? La seconde n’a-t-elle pas fait appel aux bonnes volontés en annonçant le lancement, le 8 mars, d’une plate-forme « Je m’engage pour l’Ukraine », pour organiser l'accueil des réfugiés chez les particuliers ?https://www.interieur.gouv.fr/actualites/communiques/situation-en-ukraine/marlene-schiappa-lance-plateforme-je-mengage-pourEnfin, on ne saurait négliger dans cette galerie de responsables politiques les opérations de communication de la maire de Calais Natacha Bouchart, notoirement connue pour rendre la vie impossible aux personnes exilées présentes sur le territoire de sa commune et qui s’affichait dès le 1er mars dans sa mairie aux côtés d’Ukrainiens ayant fui la guerre.https://www.lavoixdunord.fr/1146987/article/2022-03-01/calais-quand-natacha-bouchart-accueille-des-migrants-ukrainiens-en-mairie

On pourrait sourire de cette subite adoption par les dirigeants français d’un vocabulaire d’habitude appliqué à ceux-là mêmes qu’ils dénoncent comme étant au pire des « complices des passeurs », au mieux des « bonnes âmes ». Il y a pourtant de l’indécence dans ce sursaut, lorsqu’on sait toute l’hostilité dont ces mêmes dirigeants font preuve depuis si longtemps à l’égard des populations exilées. Interrogeons-nous surtout sur les ressorts et les manifestations de ce revirement, la mesure de « protection subsidiaire » n’ayant pour ne prendre que cet exemple jamais été déclenchée pour les populations déplacées à l’occasion de la guerre en Syrie ou du multi-décennal conflit afghan.

Car le refus de la France d’offrir aux personnes migrantes fuyant leur pays autre chose que le harcèlement policier ou administratif reste criant, notamment à la frontière franco-italienne, dans le Calaisis ou à Paris. En outre, ce changement de pied ne fait pas oublier le modèle des camps-prisons grecs tant vanté par le ministre de l’Intérieur encore récemment, pas davantage que le soutien européen et français aux garde-côtes libyens dont la mission est de refouler des personnes vers un pays où elles sont victimes des crimes les plus graves. Enfin, le « changement de logiciel de la France » sur l’asile, pour reprendre le titre d’un récent éditorial du Monde,https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/04/la-guerre-en-ukraine-oblige-l-europe-a-changer-de-logiciel-sur-l-asile_6116131_3232.htmlne connaît pour le moment qu’une déclinaison limitée. Pour preuve, nos équipes ont observé que pour faire de la place à ces nouveaux arrivants, de jeunes migrants présumés majeurs par les autorités ont été menacés d’expulsion des hébergements qu’ils occupent en région parisienne !

Cette attitude est bien sûr une illustration du soutien très politique de la France à l’Ukraine depuis l’entrée des troupes russes dans le pays. Mais cet accueil bienvenu des populations ukrainiennes pose, par contraste, la question du caractère raciste de la politique migratoire européenne, de sa déclinaison française et du tri qui en résulte. Les images de ces derniers jours témoignant de la difficulté pour les ressortissants africains vivant en Ukraine à fuir le pays et franchir la frontière polonaise en sont l’illustration. La difficulté que rencontre notre association à négocier avec la France l’évacuation vers la France de quelques dizaines de personnes exilées en provenance de Libye, qui y fuient des violences extrêmes, en sont un autre. Alors même que nous parlons ici de personnes dont l’accueil et l’hébergement seraient garantis par Médecins sans frontières et ses partenaires associatifs.

Au nom de quoi un Erythréen ayant fui la conscription forcée dans son pays, entamé un parcours de plusieurs mois ou années dans une précarité très grande, ayant été victime de tortures et de mauvais traitements serait-il moins « méritant » qu’un citoyen ukrainien fuyant les bombardements russes sur son pays ?

Cette logique de tri sur base ethno-raciale, instaurant une distinction entre bons et mauvais réfugiés, aggrave une opposition devenue traditionnelle entre « migrants », ceux présumés quitter leur pays pour des motifs économiques, et « réfugiés », ceux-là légitimes car victimes de violences et de persécution, et dont on connaît pourtant déjà les limites. En conséquence, nous voyons bien la nécessité de reconsidérer dans son ensemble la politique d’accueil, sous un jour qui ne soit pas seulement plus humaniste mais surtout plus en phase avec la réalité du monde.

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A la suite de ce billet, le 17 mars 2022, Michaël Neuman a été contacté par le Club de Mediapart pour un entretien. Celui-ci a été réalisé par Sabrina Kassa.

Le Club - La France se mobilise de façon exceptionnelle pour les réfugiés ukrainiens via, entre autres, l’application de la directive européenne accordant la « protection temporaire ». C’est la première fois, depuis sa création en 2001, que cette directive est activée, savez-vous comment et pourquoi cela a été possible ?

La protection temporaire sert à faire face à des situations exceptionnelles. Elle permet aux réfugiés venant d'Ukraine de séjourner au sein de l’Union européenne, d'y travailler, d'accéder aux aides sociales, à l’école, etc…

Mais la décision de l’enclencher est purement politique. La situation actuelle est en effet complètement exceptionnelle puisqu’il n’y a pas eu dans l’histoire récente de mouvements aussi importants dans une période aussi courte. 3 millions de personnes qui fuient un pays en seulement 3 semaines, c’est du jamais vu.  Mais il faut rappeler en effet que cette protection temporaire ne s’est pas appliquée aux Syriens, également très nombreux, quand ils sont arrivés en Europe, ni aux Afghans.

La France, alliée de l’Ukraine face à l’offensive russe, accorde ainsi la Protection temporaire aux réfugiés ukrainiens pour exprimer sa solidarité politique. Et enfin, l’autre élément qui explique l’activation de cette directive, c’est l’immense solidarité humaine spontanée que l’on observe un peu partout, avec des initiatives de toutes sortes, des aides financières, des collectes organisées par des ONG, des collectifs et des particuliers.

Le Club - Didier Leschi, le directeur de l’OFII (Office français de l'immigration et de l'intégration) juge que cette question du deux poids deux mesures entre les bons réfugiés blancs et les mauvais migrants, africains, arabes, etc. est un mauvais procès. Il soutient même que « nous utilisons les mêmes hébergements pour les Ukrainiens que pour les Afghans ». Vous au contraire, vous écrivez que vos « équipes ont observé que pour faire de la place à ces nouveaux arrivants, de jeunes migrants présumés majeurs par les autorités ont été menacés d’expulsion des hébergements qu’ils occupent en région parisienne ». Vos équipes ont-elles fait cette semaine d’autres remontées de ce type ? Qu’en est-il des autres associations sur le terrain ?

Des jeunes gens, notamment des mineurs isolés que nous soutenons, nous ont dit qu’ils avaient reçu des messages de la part des opérateurs des structures d’hébergement les avertissant qu'ils allaient être expulsés pour faire de la place aux Ukrainiens. Des échanges avec des autorités départementales ont duré une dizaine de jours au terme desquels nous avons appris que les Préfets des deux départements concernés avaient levé leurs menaces et que ces jeunes ne seraient pas expulsés pour le moment. Utopia 56 avec qui nous travaillons sur ces questions-là avait également lancé une alerte publique sur le sujet. Dans tous les cas, à un moment donné, il a été envisagé de remplacer les personnes qui dormaient dans ces centres par d’autres, et en particulier par des réfugiés ukrainiens. Il faut que nous restions vigilants !

Par ailleurs, concernant le discours de Didier Leschi, rappelons que pour faciliter le retour des Afghans, il disait il y a quelques temps : « il y a les bons et les mauvais », des Afghans éduqués versus les autres. Et concernant la situation actuelle, il est démenti par l'initiative de Marlène Schiappa qui ouvre une plateforme d’accueil citoyen, preuve qu’il y a des dispositifs particuliers qui sont mis en place pour ces Ukrainiens. Des dispositifs que l’Etat n’a jamais souhaité développer auparavant pour d’autres étrangers. Il n’est pas question de faire la promotion à tout crin de l’accueil citoyen, mais en tout cas il n’est pas du tout exact de considérer que l’accueil des réfugiés ukrainiens par les autorités françaises est la réplication exacte de l’accueil pour les autres. Si c'était le cas, je me ferais du souci pour les Ukrainiens qui se retrouveraient sous le périphérique à Porte d’Aubervilliers dans quelques semaines. On peut parier que ça ne va pas être le cas, et c’est tant mieux.

Le Club - On lit un peu partout « Les Européens retrouvent le sens de l’accueil ». Que ce soit en France, ou en Allemagne, même les partis d’extrême droite se prononcent en faveur de l’accueil (Louis Aliot, le maire de Perpignan va les chercher en Pologne, Robert Ménard fait son mea culpa sur l’accueil des réfugiés syriens). Comment interprétez-vous ces revirements ?

Je crois que Louis Aliot, Eric Zemmour, Robert Ménard ont des attitudes différentes, donc je crois qu’il faut les regarder en situation et dans leur particularité. Et rappeler que de la part de l’Etat, le revirement est aussi problématique : l’emballement avec lequel le gouvernement français accueille les Ukrainiens est lui aussi teinté de racisme. Alors même qu’on observait l’accueil des Ukrainiens à bras ouverts, 111 naufragés secourus par le Geo Barents, le navire de secours de MSF en Méditerranée, attendait des jours durant un port de débarquement !

Concernant l’extrême droite, nul doute que certains parmi eux trouvent que des Blancs orthodoxes c’est mieux qu’un tas de gens du Sud. Mais on a vu aussi ce discours à droite, notamment au moment du conflit en Syrie avec la mobilisation importante dont ont bénéficié les Chrétiens d’Orient au détriment de tous les autres.

Robert Ménard lui va bien au-delà. Je ne suis pas dans sa tête pour comprendre ce que cela signifie, mais j’observe que ce n’est pas la même chose. Arriver à combiner son discours nostalgique sur l’Algérie française et son revirement contemporain, j’avoue que je ne comprends pas. Donner du sens à cela me semble difficile…

Ceci dit, tous ces revirements n’augurent pas, selon moi, que la France va modifier sa façon de voir l’asile. Cela fait longtemps que j’ai arrêté d’être optimiste sur cette question-là. Je ne vois pas d’évolution profonde au-delà d’une vague d’émotion conjoncturelle.

Le Club - L’Autriche, la Hongrie et la Pologne ont annoncé ne pas souscrire à la Protection temporaire pour ne pas avoir à l’appliquer à d’autres réfugiés. Dans un billet de la députée européenne Sylvie Guillaume, on apprend que la Hongrie et la Pologne refusent, par ailleurs, d’appliquer le nouvel arrêt de la Cour de Justice pour l’UE qui prévoit un mécanisme de conditionnalité du versement des fonds européens au respect de l’Etat de droit. Pensez-vous que la Commission européenne peut les faire changer d'avis ?

La Pologne et la Hongrie sont gouvernées par les mêmes gens qu’il y a un mois ! Donc fondamentalement, il n’y a ni surprise ni déception à voir la Pologne ou Viktor Orbán rester sur leurs positions et leurs discours. La Pologne cherche à la fois à se montrer accueillante vis-à-vis des Ukrainiens, tout en envoyant le message qu’elle ne compte pas changer sa politique migratoire dans son ensemble, ni accepter les règles communes européennes en matière d’asile et d’immigration.

Je ne crois pas que l’UE puisse faire pression sur la Pologne, la Roumanie, la Moldavie, la Hongrie et la Slovaquie qui font office de premiers pays d’accueil. D’une part, l’Union européenne a massivement soutenu la Pologne lors de la crise à la frontière biélorusse à la fin d’année 2021. D’autre part, il va falloir que l’UE aide massivement ces Etats - qui ne sont pas les pays les plus riches de l’UE - pour qu’ils puissent continuer à accueillir sur la durée les réfugiés ukrainiens. Je ne vois pas comment cette solidarité vis-à-vis de l’Ukraine pourrait se faire dans un climat de défiance sur les questions migratoires. Ce n’est pas le HCR qui va accueillir 3 millions de personnes ! Cela n’a pas de sens de penser que l’on peut contourner la Pologne, la Roumanie ou la Hongrie…

Le rapport de force est favorable aux Polonais qui font globalement le travail, avec il est vrai, de la casse – on l’a vu pour les Africains par exemple. J’ai aussi lu un document sur le traitement et la prise en charge des Roms en Roumanie et en Moldavie, ce n’est vraiment pas gai... A noter que Valérie Pécresse n’est pas loin de ces positions. Sur TF1, elle se disait favorable à l’accueil des Ukrainiens mais « pas des étrangers de passage », qui vivaient en Ukraine. Ce qui, rappelons-le, est à l'opposé de ce qui est prévu par la Directive de protection temporaire.

Pour citer ce contenu :
Michaël Neuman, « La France, entre accueil des réfugiés et logique de tri », 16 mars 2022, URL : https://msf-crash.org/fr/blog/la-france-entre-accueil-des-refugies-et-logique-de-tri

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