Rony Brauman, chez lui à Malakoff.
Entretien

"Médecins Sans Frontières doit résister à la tentation du gigantisme"

Libération
Entretien

Cet entretien a été réalisé par Luc Mathieu et Christian Losson pour Libération, et a été publié pour la première fois le 10 juin 2021.

Pour celui qui a dirigé MSF de 1982 à 1994, l’ONG qui fête ses 50 ans doit cesser de croître pour rester concentrée sur le soin et non la diplomatie, bien qu’elle soit parfois obligée de prendre position.

Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie, Rony Brauman est la figure incontournable de MSF, dont il a été président de 1982 à 1994 et membre de Crash, le centre de réflexion de l’ONG. Auteur de nombreux ouvrages (dernier en date Guerre humanitaires ? Mensonges et intox, Textuel, 2018), il enseigne au Humanitarian and Conflict Response Institute.

Qu’a vraiment apporté MSF à l’action humanitaire depuis un demi-siècle ?

La grande idée est d’avoir créé une association de professionnels de santé destinés à travailler dans un milieu inhabituel : les situations de crise, de guerre, de pauvreté. Il y avait bien sûr la Croix-Rouge, mais c’était une organisation généraliste. La spécialisation médicale a été introduite par les fondateurs de MSF. Ils ont d’ailleurs inventé la médecine humanitaire presque à leur insu, alors qu’ils pensaient avoir inventé le témoignage humanitaire, lors de la guerre du Biafra. Dans les années 70, les médecins n’étaient pas considérés comme utiles dans le «tiers-monde» d’alors. Le développement était censé venir à bout de l’immense majorité des pathologies en améliorant le cadre de vie, la fourniture d’eau, la construction des puits. Mais pas du tout par des soins, vus à l’époque comme un avatar colonial.

Comment s’est ensuite articulé le développement de MSF ?

A la fin des années 70, nous nous sommes investis sur les terrains de conflits et dans leurs pourtours, c’est-à-dire dans les camps de réfugiés, là où il fallait tout mettre en place. C’est là, ainsi que dans les zones de guérilla, que MSF a trouvé un terrain favorable et s’est développée. Vaccination, soins, eau potable, construction de dispensaires, voire de petits hôpitaux, il fallait tout faire. La création d’une filière logistique dans les années 80 a été une innovation importante de ces débuts.

MSF n’a jamais cessé de grandir depuis sa création. Elle est aujourd’hui la plus grosse organisation privée en termes de budget. Jusqu’où cette croissance doit-elle aller ?

Voilà plus de trente ans que l’on parle de cette question. Quand j’ai été embauché au siège de MSF, en 1979, j’étais le troisième salarié, le premier venant du terrain. Mon embauche a augmenté de 50 % la masse salariale ! Au tournant des années 90, nous étions plus d’une centaine et la première discussion sur un arrêt de la croissance a eu lieu. Très orageuse ! La tendance de toute institution est celle de l’autodéveloppement, on le sait. A cette poussée, s’ajoute une dynamique inflationniste spécifique à l’humanitaire : on ne fait jamais assez de bien, il en faut toujours plus. Mais avec trente ans de recul, ce gigantisme et la complexité organisationnelle qu’il provoque sont extrêmement fâcheux et constituent une menace pour l’action.

C’est-à-dire ?

Il est difficile de mettre d’accord les diverses branches nationales de MSF, notamment en matière de prises de position publiques. Quels mots employer pour qualifier, par exemple, des exactions ? Apartheid en Israël-Palestine, génocide en Birmanie ? Mais aussi, quels critères pour déterminer des priorités opérationnelles ? Des décisions apparemment simples peuvent prendre beaucoup de temps et finir engluées dans un consensus mou et tardif.

Il faudrait donc que MSF cesse de croître ?

Oui, nous sommes un certain nombre à le penser. Je crois que nous avons dépassé la taille optimale et que nous avons désormais, pour le dire en termes technocratiques, un rendement décroissant. Il faudrait résister à cette tentation du gigantisme mais c’est plutôt le contraire qui se passe aujourd’hui, en tout cas au sein des autres sections nationales de MSF. Plusieurs de celles-ci sont notamment tentées par la mise en place de bureaux de représentation pour la défense et la promotion de MSF et de ses principes d’action. Mais nous sommes une organisation de soignants, pas de diplomates.

MSF est souvent accusée de pousser le concept de neutralité trop loin, quitte à entraver ses actions…

Oui, je le pense aussi. Trois principes primordiaux sont invoqués pour l’action humanitaire : la neutralité, l’impartialité et l’indépendance. Le plus discutable est la neutralité. Pas en temps de guerre où elle est indispensable. L’aide humanitaire n’a bien sûr pas pour but de renforcer l’un des groupes qui se combattent, elle est là pour aider les gens qui souffrent du conflit, y compris évidemment les combattants. Mais en temps de paix, la neutralité impose de ne pas prendre part à des controverses publiques. Par exemple, des Birmans bouddhistes s’affirmant solidaires des Rohingyas, ou des Israéliens juifs faisant de même pour des Palestiniens, ou encore des Européens s’obstinant à aider des migrants en danger de mort, tous entrent dans des controverses publiques. Il y a des situations où, pour être concrètement humanitaire, il faut refuser d’être neutre.

MSF devrait donc renforcer son activité de plaidoyer ?

Non, non, pas du tout. Le plaidoyer provoque une prolifération de mots et de postes parce qu’il y a toujours plus de choses à dire sur toujours plus de problèmes. La santé et le soin médical sont au carrefour d’à peu près toutes les questions collectives, la biodiversité, le changement climatique, l’urbanisation, la démographie, le chômage… Ce serait sans fin. Le plaidoyer se fonde sur l’idée infrapolitique que les décisions à critiquer procèdent d’un malentendu ou d’une ignorance de la part des décideurs. Il faudrait donc mieux les informer et leur expliquer.

Pourquoi pas ?

Il est candide de penser que l’on va leur apporter une sorte d’épiphanie humanitaire qui va les faire changer de voie, ou «prendre leurs responsabilités», selon l’expression consacrée. Quand nous avons quelque chose à dire sur un choix politique, je crois que nous devons le faire publiquement, pas dans le silence feutré d’un cabinet. Leur fréquentation installe, à «l’insu de notre plein gré», un régime de connivence que je trouve malsain. De glissement en glissement, on se rapproche ainsi des pouvoirs, alors que nous devons plutôt être une sorte de contre-pouvoir.

Mais les ONG ont aussi un rôle de lanceurs d’alerte…

Oui, et c’est ce que nous avons fait par exemple lorsque nous avons alerté publiquement sur l’épidémie d’Ebola qui pénétrait dans les faubourgs de Monrovia, au Libéria. Mais notre rôle n’était pas de s’exhiber devant le Conseil de sécurité et de prendre à partie l’assemblée comme nous l’avons fait. Il faut d’ailleurs prendre avec des pincettes la notion de témoignage. Un témoin est celui qui a vu de ses yeux, pas celui qui relaie des observations secondaires, aussi fiables soient-elles. Nous sommes souvent comme Fabrice à Waterloo ; nous voyons ce qui se passe autour de nous mais sans bien souvent saisir la situation d’ensemble. Pas parce que nous sommes plus bêtes que les autres mais parce que nous sommes occupés à autre chose.

La liberté d’action s’est-elle amenuisée ces vingt dernières années ?

C’est effectivement une réalité dans certains endroits, mais pas du tout dans d’autres. Il ne faut pas oublier que dans les années 80, nous étions bannis des pays du camp soviétique. Et quand nous y allions quand même, en Angola ou en Erythrée par exemple, c’était clandestinement, auprès de guérillas. Dans les années 90, le monde s’est ouvert aux organisations humanitaires comme jamais auparavant. A ce changement géopolitique s’est ajoutée une extraordinaire expansion du soutien des ONG par les opinions publiques et les institutions. On ne s’en est d’ailleurs pas rendu compte sur le moment parce qu’on était très déstabilisés par les interventions militaro-humanitaires en Sierra Leone, au Liberia, en Somalie, au Congo, etc. Mais c’est à cette époque que notre croissance a explosé. A la fin de cette décennie, apparaissent les premiers enlèvements, en Tchétchénie.

Avec la menace jihadiste, on change d’échelle ?

Le 11 Septembre, Al-Qaeda, le jihadisme qui s’étend d’abord au Proche-Orient puis dans la région sahélienne, pèsent évidemment. Mais les humanitaires ne sont pas visés en tant que tels. Ils représentent un butin politique indexé sur leur origine géographique. Tuer ou enlever un chirurgien français, américain ou belge est plus rentable politiquement que de tuer ou enlever son homologue local, ce qui ne provoquera aucun retentissement à l’étranger. Donc oui, il y a des endroits tel la Syrie, ou certaines parties de l’Irak, où il est impossible de travailler, mais au Yémen ou en Palestine, par exemple, ce n’est pas le cas. La situation est tendue dans la région sahélienne, mais nous y sommes présents car les groupes jihadistes n’y ont pas la même stratégie qu’au Proche-Orient. Enfin pas tous…

Le modèle qui consiste à envoyer, depuis la France ou l’Europe, des médecins dans des pays en crise est-il encore valable ? Ne serait-il pas efficace d’embaucher sur place ?

Oui, c’est une tendance profonde, une évolution peu visible mais nette. Nous ne sommes plus dans les années 70 où dans nombre de pays africains, il n’y avait que quelques médecins locaux regroupés dans la capitale. La formation de cadres sanitaires de tous niveaux, auxiliaires de santé, infirmiers, médecins, chirurgiens s’est considérablement développée. Aujourd’hui, plus de la moitié de nos équipes d’intervention sont d’origine africaine, et nous n’en sommes que plus forts. MSF reste toutefois d’origine occidentale. L’argent, les ressources, la légitimité de l’organisation ont été construits à Paris, puis en Europe pour des raisons évidentes. C’est pour cela que ce sont essentiellement des Européens qui dirigent Médecins sans frontières.

Les humanitaires préemptent souvent sur place du capital humanitaire, du personnel médical, qui fait déjà cruellement défaut.

Le recrutement de personnels locaux auquel se livrent toutes les ONG, qui ne paient pas forcément beaucoup mieux, mais le font de manière régulière et stable, peut aussi être vu comme une entrave à la mise en place de politiques publiques dans ces pays. On peut déshabiller des services publics pour habiller des services privés d’intérêt public. Même si de toute façon, les politiques de santé publique sont pour le moins lacunaires dans les pays où nous travaillons. Nous sommes bien souvent sur un terrain marécageux, nous ne savons pas toujours si nous faisons bien ou mal. Mais ces doutes et ces ambiguïtés sont ceux du monde réel, ils ne nous poussent pas à renoncer à l’action mais doivent nous inciter à la penser.